Serge Quadruppani

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Les mots se foutent de nous.

Un texte de Fabienne Messica

jeudi 12 janvier 2006, par Fabienne Messica


D’abord, c’était juste un doute, une gêne obsédante certes, mais légère. Et si, ces « valeurs » qui vacillent (et avec elles, les contre-valeurs) ,et si cette autorité qui ne semble plus reconnue (et avec elle, les alternatives à l’autoritarisme), si tout cela s’était vidé, asséché, craquelé, s’il ne restait que l’enveloppe vide de ces mots qui nous ont construit et dansent à présent dans nos têtes avec la légèreté, la transparence et la malice de chimères insistantes mais à jamais immatérielles ?

Les mots se foutent de nous. C’est ainsi que j’imagine le sentiment des Inquiets. Ceux qui à juste raison craignent le présent autant que l’avenir, un présent fait de régression sociale, d’humiliations et d’une promesse : perdre chaque jour encore davantage, être chaque jour humilié plus encore. Et puisqu’il en est ainsi, ô temps, suspends ton vol, restaurons quelque chose, l’autorité, la République, « l’apport positif de la colonisation », quelque chose comme ça ou assimilé, bref rendons nous nos chimères, qu’elles soient sur le papier, qu’elles soient affichées ou gravées dans le marbre des lois, qu’on nous rende le latin au catéchisme, enfin qu’il reste quelque chose, même si c’est presque rien pour tromper cette frousse du néant.

C’est ainsi que tout a commencé. Au début, ce n’était qu’un creux, un sillon mince, derrière lequel l’abîme était encore invisible et pour tout dire, inconcevable. Et puis, par glissements progressifs, ce qui n’était apparemment qu’un vague à l’âme a pris une figure menaçante. Car les Inquiets deviennent aussi les Nostalgiques. Il leur faut affirmer sur l’histoire une toute nouvelle puissance, pas celle d’inventer des lendemains auxquels ils ne croient pas mais la puissance d’hier, d’imaginer hier, de restaurer le passé et arrêter ainsi ce temps qui s’en va et les dépossède. Hier, on avait une autorité, hier, on était reconnus, hier on exerçait cette puissance sur d’autres, hier les enfants obéissaient, hier, on était respectés.

« On va leur montrer qui ... »

Alors ? « On va leur montrer qui on est » disent les Inquiets. Parce qu’il faut bien montrer les choses à quelqu’un, sinon, ça avancerait à quoi ? D’ailleurs pour être sûr qu’au moins, il existe un « nous », l’autre à qui s’adresser est une nécessité. Les autres ? Ce sont les Inquiétants. Pas ceux qui détruisent les vies des Inquiets mais ceux qui inquiètent, juste parce qu’ils sont là. Ils sont souvent (mais pas seulement) les fils et filles, petites filles et petit - fils de gens venus d’ailleurs et dont pendant des décennies, la patience a été largement éprouvée ; des gens issus souvent des colonies françaises qui ont participé aux combats de la Nation et de la classe ouvrière ; des gens qui ont mené leurs propres combats dans un contexte où ils se mettaient particulièrement en danger. Des « Jeunes », ça c’est banal. Des enfants, c’est moins banal, des enfants qu’on prétend pourtant protéger. Enfants en danger, enfants dangereux : la différence est devenue si ténue qu’adolescents ,ils s’accrochent parfois désespérément à un reste d’enfance. Juste pour qu’on leur sourit encore. Juste pour ne pas voir les visages se fermer, les gens serrer leur sac quand ils les croisent ou changer de wagon dans le métro ou le train. Les Inquiétants montrent aussi parfois leurs dents avec un air menaçant et fier. C’est parce que la peur des autres est si dangereuse pour eux qu’ils n’ont pas d’autre choix que de retourner la situation. Rendre la peur encore plus grande et se protéger par la peur qu’on provoque chez l’autre. Puisqu’il y a une telle distance, une telle injustice, faire de cette distance un éloignement orgueilleux. Puis, un peu plus tard, un peu plus loin sur cette voie, se doter d’une arme bien connue pour en avoir subi les blessures : l’arme du mépris.

Pendant ce temps, les Inquiets, taraudés par la conscience profonde de leur impuissance - dans une société soumise aux mécanismes de la mondialisation, donc hors d’accès même si le Dieu est dans la machine - sont comme surpris par le miracle de l’incarnation politique. Les politiques revanchards qui savent qu’ils tiennent le bâton et, tant qu’ils le tiennent, veulent frapper, s’en donnent à cœur joie. Dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, on assiste à une vengeance féroce, une ratonnade de mots. Une vengeance qui vient de loin, contre bien des révolutions, contre toutes les libérations. Un pouvoir politique qui n’a rien à donner aux Inquiets, tout à leur reprendre mais leur promet qu’il les fera respecter par les autres, ceux auxquels il veut confisquer leurs dus et leurs droits (la retraite par exemple pour des immigrés, le regroupement familial, les allocations familiales, bientôt le droit à l’école, etc...). Sont-ils dupes les Inquiets ? Peut-être, pas sûr. Ou bien voient-ils avec une stupeur extatique cette peur grandir et avec elle, grandir le sentiment d’une puissance retrouvée ?

Suicidaires , les émeutiers ?

Le pouvoir a parlé donc et durement : répression, expulsions, guerre aux immigrés, guerre à leurs enfants et petits - enfants, guerre aux mauvaises mœurs, guerre aux mauvais parents, guerre aux sales gosses, aux femmes ,aux paresseux, aux SDF, aux prostituées. La règle - le contraire de la règle donc - consiste à promouvoir des statuts particuliers et des lois d’exception, dans des « territoires », en fait, pour des gens, des catégories condamnées à se dresser les unes contre les autres. Ce « sauve - qui - peut » qui s’empare de toute la société est un bond périlleux dans le néant. Suicidaires ,les émeutiers ? Auto -destructeurs ? Et les Inquiets alors ? Où nous entraînent-ils ? Les politiques au pouvoir appliquent leur remède à l’impuissance. C’est un remède simple, efficace : donner à l’inquiétude une figure, une incarnation, toute proche, celle du voisin, celle d’êtres humains. Certes la ficelle est grosse, elle est énorme même et tous ne se laissent pas prendre mais pourtant, la mécanique fonctionne. L’opposition est tétanisée, elle garde une main sur le cœur certes, mais la calculette électorale lui enjoint de se replier (en vain d’ailleurs) derrière un silence navré. La société se terre, s’enterre même sous la dictature de la peur. Certes, les Inquiets n’ont pas toujours vu de leurs yeux comment s’accomplit la guerre qu’ils applaudissent. Ils n’ont pas toujours vu la violence d’un contrôle policier, d’une expulsion, d’un jugement, de la misère, de la prison, parfois d’un simple conseil de discipline dans une école. Mais pour cela, pour n’avoir jamais vu, il a bien fallu qu’ils détournent les yeux et plus d’une fois. Alors, pourquoi tant de gens approuvent-ils ce qu’ils ne sauraient regarder en face ? Est -ce parce qu’ils ont le sentiment d’être aux commandes, de gouverner par la peur, cette peur que les politiques amplifient à volonté pour mieux offrir une politique de répression, ultime « providence » de l’État ? Cette peur qui gouverne et terrorise jusqu’aux adversaires les plus résolus de ces politiques qui craignent de perdre l’oreille des Inquiets, qui ont peur eux aussi de la peur ?

Est-ce parce que les Inquiets se disent : je ne suis pas immigré, je ne suis pas mauvais parent, je ne suis pas paresseux, je ne suis pas une mauvaise femme ou mère, je ne suis pas prostituée etc...Donc il ne m’arrivera rien de mal ? Est-ce plus simple encore, d’une simplicité aveuglante, parce que finalement, restaurer l’autorité relève du bon sens, on a trop « laissé faire » et « ca ne peut pas faire de mal ? ». Comment en est-on arrivé là ?

Les Inquiétants, les Insurgés, les Jeunes... Quelle que soit la manière dont on nomme les émeutiers de novembre , ce sont en tous les cas nos enfants, ceux de notre société et du pays où nous vivons. Ils n’ont certes pas ralenti la spirale répressive, raciste, autoritariste qui tourne à plein régime. Mais ils ont imposé un arrêt sur image. Mais ils ont fait valser à leur manière les chimères. Ce qu’ils disent, ils le disent fort bien. Ce qu’ils ne disent pas ne nous appartient pas et gardons-nous de leur souffler ce qu’il nous plairait d’entendre. Gardons-nous de leur souffler mais imaginons quand même qu’eux aussi se sont dit peut-être, rejoignant en cela les Inquiets : « Les mots se foutent de nous ».

De nous tous

Les mots se moquent de nous tous à vrai dire et le réaliser ensemble, c’est déjà se donner des moyens pour lutter. En refusant d’endosser la caricature que le pouvoir nous tend par ses mots mêmes et par les symboles dont il use. Ne pas répondre de manière symétrique, ne pas laisser ces mots penser pour nous, à notre place, dans une logique qui leur est propre, une logique de répétition, pathologique, morbide.

Sans tomber dans un angélisme qui ferait des émeutiers seulement des victimes alors qu’ils agissent et s’imposent comme sujets, la solidarité s’impose mais conditionnée à de nouvelles exigences. Nous ne savons pas si dans leur totalité, les émeutiers ont tous obéi à des motivations légitimes ni s’ils ont agi de manière utile à leur cause ou pas. Mais nous savons que la politique à leur encontre et envers toute une série de catégories dans cette société, est scandaleuse, extrême, faite du cocktail explosif entre la revanche d’une droite extrême et la lâcheté d’une gauche elle, sans mots. Ces jeunes et bien d’autres n’ont pas à prouver qu’ils « méritent » ou non leurs droits , puisque précisément les droits n’ont rien à voir avec le jugement moral, rien à voir avec « le mérite » : il faut refuser ce débat de diversion.

Ce qui importe par - dessus tout n’est pas de nous rassurer moralement (ce qui, face à une telle, situation nous condamne à l’indignation et serait contre -productif) mais de nous exprimer politiquement ; sans confisquer les luttes à leurs auteurs, sans tomber dans un piège compassionnel, sans niveler l’événement (en le prétendant transparent, en affirmant avoir tout compris et pourquoi pas, en conséquence, s’auto -proclamer porte-parole !) : lutter avec les premières victimes d’une politique d’anéantissement de tous les droits plutôt que lutter pour elles ou à leur place et par - dessus - tout, ne pas troquer des chimères contre d’autres, ne pas céder à l’illusion qu’on a retrouvé « nos bons vieux combats », même si la fidélité à nos engagements est fondatrice. À croire qu’on pourrait répondre à la situation actuelle avec pour seules armes l’anti - fascisme, l’anticolonialisme et le tiers-mondisme, on passerait à côté de la nouveauté, de la singularité de la situation, qui n’est pas seulement, en dépit de ses relents nauséabonds, une simple répétition du passé.

Si les mots se foutent de nous, trouvons en d’autres, enfin.


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