Serge Quadruppani

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Un texte repris par solidarité...

Déclaration de Brice Petit

vendredi 7 octobre 2005, par Brice Petit


Depuis le jeudi 29 avril 2004, à midi, heure de ma sortie de douze heures de garde à vue, je suis inculpé d’outrage à agent de la force publique en la personne de X , Y, B et d’incitation à l’émeute. Les charges sont graves, surtout depuis les dernières lois Sarkozy et je suis ainsi passible d’emprisonnement, d’une amende conséquente et de l’inscription d’une telle condamnation sur mon casier judiciaire (vierge), ce qui compromet sérieusement l’exercice de mon métier de professeur agrégé de Lettres dans l’Éducation Nationale. Le procès verbal spécifie que j’ai outragé ces agents « par parole, gestes, menaces, écrit non rendu public (sic), image non rendue publique, envoi d’objet de nature à porter atteinte à la dignité et au respect dus à [leur] fonction ». En fait d’objet, de gestes, de menaces, de parole, je n’ai adressé à ces agents et à la douzaine d’autres présents sur les lieux que l’indignation la plus raisonnable et rationnelle possible face à l’intervention extrêmement violente qu’ils étaient en train d’accomplir sur la personne d’un homme jeté à terre, le visage en sang, implorant qu’on cesse de le brutaliser. Le procès verbal cite en ces termes le contenu de mon intervention : « Bande de facho (sic), vous n’êtes que des nazis des SS, des racistes antisémites, tu es un inculte, retourne à l’école, tu es un facho », le tout en vrac et en majuscules. Ma surprise à la lecture de ces paroles qui me sont attribuées ne se mesure pas. Je n’ai, pour mille raisons que beaucoup d’entre vous connaissent et vivent, pas prononcé le moindre traître mot de cette espèce. Tout d’abord je n’aurais certainement jamais l’audace voire l’indécence de me prendre, ni même cet homme à terre en sang, pour un Juif de 1942. D’autre part ce vilain petit catalogue d’insultes, pratiquées sans doute dans leur esprit par « l’intellectuel gauchiste » type, comporte de telles contradictions insensées, une telle méconnaissance de l’Histoire, de tels amalgames de paresseux que je puis prétendre ne pas être capable de seulement les articuler à la légère. J ’ajoute que provenant d’agents assermentés ces déclarations, monstrueux tissu de mensonges, sont légalement paroles d’évangile. Enfin je n’ai vu qu’un visage en sang, un corps étranglé et au-delà de cela un anonyme, en rien un Juif, un Noir ou un Arabe. D’insultes, je n’en ai prononcé aucune. Les quelques phrases que je me rappelle avec certitude avoir émises de ma taille d’homme face aux forces de l’ordre furent les suivantes : « Vous n’avez pas le droit de traiter un homme comme cela ! Pourquoi une telle violence ? Est-ce que c’est nécessaire ? Nous sommes dans un pays humaniste ! Cet homme est en sang ! » et, le ton montant : « Je n’accepte pas que dans le pays de Montaigne, de Voltaire, de Rousseau on traite un homme de cette manière. C’est inacceptable, intolérable. Vous faites preuve d’une brutalité sans nom. »

Pour revenir en quelques mots aux circonstances, je marchais sur le coup des 23 heures 45 du mercredi 28 avril 2004, avec Cédric Demangeot dans le quartier de la gare à Montpellier. Nous sommes, lui et moi, tombés au croisement de deux rues sur une intervention policière violente visantà interpeller deux hommes qui, je l’ai appris de leur part plus tard (en garde à vue), s’étaient battus à propos d’une misérable question de trente centimes. C’est devant ce déploiement d’une quinzaine de policiers et l’extraordinaire férocité dont ils firent preuve sur l’un de ces hommes que la situation m’est devenue proprement insupportable. Les paroles que j’ai citées plus haut ont suivi. A cela il m’a été répondu seulement que je devais « m’occuper de mes oignons ». Ce à quoi j’ai rétorqué qu’en tant que citoyen ce qui se passait dans la sphère publique me regardait. A deux reprises un agent, un homme, puis une femme, m’ont repoussé violemment des deux mains, si bien que très vite je me suis retrouvé à une vingtaine de mètres de la scène, ne nuisant aucunement à l’arrestation qui se poursuivait. L’agent de police féminin en se jetant sur moi s’est écriée que je la battais ! (c’est sans doute elle qui m’accuse de gestes et de menaces). Un homme d’une soixantaine d’années (voyez l’émeute) a crié une bonne dizaine de fois qu’il était « pour la police ! » et m’a traité tout aussi régulièrement de « socialiste » (j’ignorais que dans notre pays ce fût une insulte). C’est à lui que j’ai dit de retourner à l’école pour y apprendre ce que c’est que la France. Pour finir et comme je ne me taisais pas, un des agents d’un « on l’embarque » a provoqué un raffut autour de moi, passage des menottes auquel je ne me suis d’ailleurs pas opposé ce qui ne l’a pas empêché d’être violent : une main s’est collée sur ma bouche pour que je me « la ferme ». Mes lunettes m’ont été arrachées et j’ai été conduit au fourgon, transféré au commissariat. Du fourgon au rez-de-chaussée, la femme chargée de me mener (sans doute l’une des deux plaignantes) a bien pris soin de retourner sur elle-même la chaîne de mes menottes afin que celles-ci endommagent mes mains, ce que j’ai fait constater depuis par un médecin. On m’a ensuite proprement jeté sur un siège dans un couloir et cette même femme m’a enfoncé mes lunettes sur le visage avec un mépris tout étudié. J’ai entendu dans un couloir parallèle prononcer le mot « intello » suivi de : « Il nous a traités de nazis, de SS ». Je sais avoir littéralement jailli de mon siège à ces mots, criant : « Certainement pas ! Jamais de la vie », ce qui m’a valu l’arrivée tambour battant d’une dizaine d’agents menaçants ainsi que de la femme qui parlait (celle qui plus tôt avait hurlé que je la battais) et qui a dit que j’étais un homme complètement fou. C’est à ce moment-là qu’un autre agent m’a dit que l’on allait « m’apprendre à fermer [ma] gueule ». L’agent qui avait décidé que l’on m’ « embarque » m’a ensuite conduit au sous-sol et, ouvrant la porte grillagée de la garde à vue, m’a lancé : « Et maintenant, les pénales ! ». Puis j’ai été aussitôt attaché à un banc et quelque temps plus tard mené à la fouille où l’on m’a demandé de me déshabiller entièrement, (au matin, j’eus droit à la séance des empreintes digitales et aux trois portraits photographiques réglementaires). J’ai pu voir un avocat commis d’office pendant un quart d’heure. On m’a ensuite conduit dans une cellule : une planche sur un bloc de ciment. A trois heures et demie du matin, un officier de police a pris à l’étage ma déposition qui contredit point par point les accusations qui me sont imputées. L’homme l’a fait, je dois le dire, de façon courtoise et respectueuse, sans modifier le texte que je lui dictais. Le reste de la garde à vue s’est déroulé dans des conditions difficiles : cris et hurlements dans bon nombre de cellules ; je me souviens de cet homme qui demandait à boire (il faisait une chaleur éprouvante), qui hurlait qu’il n’avait pas bu d’eau depuis quinze heures et qu’on a gentiment fait lanterner une bonne heure. De même et alors que les toilettes faisaient face à nos cellules, on ne répondait à la demande de ces besoins élémentaires qu’avec le cynisme interminable qui semble être la seule loi d’un tel lieu. J’ai compris pourquoi ma planche puait l’urine. J’ai attendu trois quarts d’heure que l’on me permette d’accéder aux toilettes, à dix heures du matin, alors que plusieurs agents de la République, clés en main, passaient débonnairement devant moi et entendaient d’une oreille quasi amusée ma demande retournée en humiliation. Jusqu’à midi je n’ai entendu dans les cellules que ces perpétuelles doléances, « manger, boire, pisser », toujours traitées avec le même mépris systématique pour la personne humaine. Et j’ai entendu dans la cellule voisine un corps se jeter contre les cloisons et la porte, une tête frappant à plusieurs reprises le mur. Dans cet endroit le langage n’existe pas, on ne répond jamais à vos questions ou alors d’une façon tout allusive et fantaisiste qui semble sans cesse être un motif de satisfaction pour l’autorité. Je suis encore bouleversé et consterné d’avoir fait une telle expérience. A ma demande j’ai pu consulter le médecin des lieux à propos de ma main droite. Ce monsieur m’a dit que les menottes avaient effectivement cette conséquence et qu’en ce qui le concernait ces traces étaient sans importance et que d’ailleurs il ne s’intéressait qu’aux traces et que la douleur n’était pas de son ressort parce qu’invérifiable. Il a jugé bon de me dire que ses parents lui avaient inculqué le respect des forces publiques.

P.-S.

Voici la lettre de soutien que j’ai adressée aux poètes Jean-Michel Maulpoix et Brice Petit, par l’intermédiaire de François Bon, qui anime leur comité de soutien (pour plus d’information, voir tierslivre.net ou maulpoix.net) :

Chers Brice Petit, Jean-Michel Maulpoix, François Bon,

Les mésaventures dont je prends plus ample connaissance sur vos sites m’inspirent quelques remarques : 1° Pour avoir participé au lancement d’une pétition et d’un réseau "contre la fabrique de la haine" (devenu "Résistons ensemble"), qui visaient à défendre les victimes de crimes ou délits policiers, en particulier en banlieue, j’ai eu très vite l’occasion de constater que le délit d’"outrage" a connu un développement exponentiel ces dernières années. Il semble que cela réponde à la fois à des instructions ministérielles et à la possibilité pour les "outragés" de se faire quelques petits profits (en dédommagements financiers imposés par la justice). Le délit d’outrage est devenu, au même titre que le flash-ball un instrument du contrôle social tel que le conçoivent les partisans de sa forme la plus sécuritaire, à droite comme à gauche.

2° Le comportement policier, tel que le décrit Brice Petit et tel qu’on le constate tous les jours dans les centre-villes mais surtout en périphérie, participe de cette brutalisation des rapports sociaux qui nourrit à son tour la dérive sécuritaire. Les policiers ont de plus en plus l’habitude de se comporter comme une bande menacée par d’autres bandes. L’institution judiciaire pour laquelle la parole du policier est quasi-toujours supérieure à celle de n’importe quel citoyen, participe elle aussi de cette brutalisation. Quand on constate les agissements des forces de l’ordre interpellant des lycéens pacifiques ou le recours de plus en plus fréquent au GIGN pour régler des conflits du travail, n’est-on pas fort loin de cette république qu’invoquait le "républicain modéré" Brice Petit ?

3° Avec cette condamnation pour diffamation, l’attaque contre la libre circulation de l’information et de la réflexion sur le net est gravissime, et particulièrement absurde à l’égard de Jean-Michel Maulpoix. Rendons l’absurdité encore plus absurde : le récit qu’il a publié doit continuer à être diffusé partout, et part tout le monde. Pour ma part, je vais le mettre sur mon micro-site.

4° Il y aurait toute une étude à mener sur la manière dont les policiers ont mis dans la bouche de Brice Petit les stéréotypes de pensée qu’ils prêtaient aussitôt à celui qu’ils percevaient sûrement comme un "intello". Est d’autant plus précieuse votre volonté de ne pas laisser contaminer les mots par l’inflation idéologique et l’insignifiance généralisée. Si notre activité de "travailleurs du chapeau" a un sens, c’est bien là qu’il convient de le chercher. C’est notre boulot, et c’est celui qu’il faudra rappeler à toutes les corporations de souteneurs du système qui ne manqueront pas de nous accuser de corporatisme.

Avec mes amitiés solidaires

Serge Quadruppani


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