Serge Quadruppani

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Temps réel

Dernier ajout : 1er novembre 2010.

Dans le jargon cybercapitaliste qui envahit le langage, « en temps réel » signifie « sans délai » : ainsi, par une de ces inversion auxquelles nous ont habitué les idéologies de la domination, le temps ne deviendrait réel qu’en échappant à la durée ! On devine ce que ça cache : le fantasme d’une humanité libérée de l’écoulement irréversible, de la mort et de l’histoire, entrée dans l’éternité de la marchandise se contemplant et se clonant elle-même à l’infini. C’est contre la fantasmagorie de ce temps sans temps, contre la dictature de l’instant dénommé « actualité », qu’il faut encore écrire. On aura compris qu’en appeler aux ressources de l’écriture dans une époque iconolâtre constitue en soi une prise de position. « En définitive, toute économie se ramène à une économie de temps » (Marx) : depuis qu’existent l’écriture et la marchandise, sœurs ennemies aux rapports ambigus, la première n’a cessé de servir d’appui pour résister à l’impérialisme de la seconde. L’écriture impose de se lier : et tant pis pour les tenants de la liberté moderne, celle des particules élémentaires enfermées dans l’accélérateur du marché. Se lier au temps : le temps d’écrire et de lire, le temps d’apprentissage de cette activité qui prend toute une vie- soit beaucoup plus longtemps que l’acquisition de l’alphabet auquel la majorité des populations sont réduites, y compris dans les sociétés modernes. Se lier à l’histoire, qui a produit la chose écrite et qui affleure sous les signes et les mots. Se lier à la création, irréductible au quantitatif. Se lier, se liguer. Contre l’Economie, ce monstre étrange produit par l’homme et qu’on nous présente aujourd’hui comme une seconde Nature, aux lois plus naturelles que celles de la nature, et qu’il faudrait respecter aux dépens même de la nature. Contre la colonisation des imaginaires par la civilisation des télésurveillés heureux de l’être, des petits myckeys qui tripotent nos enfants et des grandes oreilles qui nous écoutent gémir, de l’impuissance narcissique et des passions programmées en parts de marché, de la domination au plus près de l’ADN et de la marchandisation des gênes, des guerres racistes transformées en jeux vidéos et des exactions barbares acceptées au nom de la peur de la barbarie - de l’Afrique des Lacs à la Tchétchénie en passant par l’Irak et la Palestine. Se liguer pour une écriture au plus près du réel : qui sait voir dans un cadre moyen français et meurtrier en train de tourner sur le périphérique « un homme de son temps et de son espace » (J.-P. Manchette), dans la dérive économique des continents, ce qui rapproche un prolétaire nord-américain d’immigrés haïtiens (Russel Banks), dans le criminel en série et le politicien corrompu, deux emblèmes jumeaux du rêve américain (Ellroy), dans l’anéantissement des indios, le meurtre fondateur de l’Amérique latine (Sepulveda), dans la guerre millénaire contre les femmes et la biopolitique moderne les racines des épidémies et des massacres à venir (Evangelisti), dans les foules enracinées, la liberté des racines qui s’emmêlent (Rushdie)... Ecriture qui parle d’aujourd’hui mais ne se résume pas à l’information, cette soupe instantanée. Ecriture du réel que ne saurait emprisonner aucun réalisme, ni celui d’une littérature carte vermeil repliée sur ses académies, ni celui des jetables produits jeune, et surtout pas ce néo-réalisme socialiste qu’incarne un certain polar français politiquement correct. Dans la mesure où l’écriture échappe aux stéréotypes mentaux de la culture dominante et à la langue morte d’un quotidien dominé, elle ne relève en rien d’un jugement idéologique, si radical qu’il se prétende. A lire la liste des auteurs cités à titre d’exemple, on aura deviné notre rejet des stéréotypes jumeaux qui entraîneraient une hiérarchisation entre littérature « générale » et littérature de genre. Rien à attendre ni des tenants d’une haute culture incontaminée, qui n’a jamais existée que dans leurs fantasmes chlorotiques, ni des hérauts de la littérature « noire » s’insurgeant contre une soi-disant dictature de la « blanche », laquelle n’existe comme entité globale que dans leur pauvre poujadisme intellectuel. Les « genres » (polar, thriller, espionnage, SF, fantasy, érotique, fantastique, horreur, sentimental, etc.) sont la forme qu’a prise la littérature de grande consommation, dite « populaire », soumise aux impératifs de la production industrielle (rapidité d’exécution, critères d’accessibilités, calibrage du produit...). Mais les forces de la création excèdent sans cesse leur récupération commerciale et cette accumulation de contraintes, par un paradoxe commun à toute production culturelle, si elle a fabriqué à la chaîne une grande quantité de médiocrités, s’est traduite aussi par une explosion de créativités (autour du besoin de jouer avec les normes du genre, de les transgresser sans sortir du marché...). En outre, la nécessité qui est à la base même des genres (capter facilement l’attention du public) a aussi ramené au centre de la production littéraire des exigences oubliées (en France) par certaines tendances, centrées sur les recherches formelles et un temps à la mode. L’attrait dominant de la littérature de genre repose sur le contrat qui la lie au lecteur : en achetant tel produit, je sais déjà quelles caractéristiques il y aura dans l’emballage. Je sais aussi que son producteur n’a pas mis au centre de ses préocupations le besoin de parler de lui-même, mais celui de répondre à mon attente. Mon bonheur ira bien au-delà de celui du consommateur satisfait si le producteur a su utiliser mon attente pour la déborder et la subvertir et la porter vers d’autres horizons. Ce qui, pour les défenseurs du ghetto de la littérature de genre, fanzineux de SF ou vieux briscards du polar, revient à sombrer dans le péché d’ « intellectualisme » : hélas, ces gens-là confondent un peu trop l’intellectualisme avec l’intelligence. La littérature (la création en général) se transforme le plus souvent sous l’action de ses marges : la littérature expérimentale et la littérature populaire, l’une étant censée se trouver au-dessus, l’autre au-dessous de la production littéraire courante (les conceptions se jugent aussi à la pauvreté des images érotiques qu’elles engendrent !). Dans ses moments les plus heureux, l’histoire culturelle a vu ces deux bouts se rejoindre et sortir de toute échelle hiérarchique (par exemple la rencontre du surréalisme et des littératures populaires). Résister à la colonisation des imaginaires implique plus que jamais de mettre les marges au centre, en se ressaisissant des projets qui leur sont communs : raconter la part « noire » de l’homme, aller au plus près de ses délires, de ses peurs, de ses fantasmes, de ses folies, en se gardant de tout moralisme comme de tout cynisme ; relever le défi de tout dire de l’amour ; prophétiser ; jouer avec le réel, avec le présent, jouer comme il convient de jouer, avec sérieux, en profondeur, pour du bon. Il s’agit ici de joindre une voix à toutes celles qui s’efforcent de parler de l’époque comme elle le mérite : en espérant qu’elle ne s’en remettra pas.


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