Serge Quadruppani

Accueil du site > Des Italiens pas ordinaires > New Italian Epic

Un texte fondateur de Wu Ming 1

New Italian Epic

Memorandum 1993-2008 : Littérature narrative,

lundi 16 juin 2008, par Wu Ming 1

Dans ce texte rédigé par un membre du collectif Wu Ming (voir pour la présentation du groupe, sur ce site, l’article Mon Nom est Personne), rédigé en avril 2008 et traduit en juin par Estelle Paint, l’auteur offre pour la première fois une tentative de théorisation de ce qui se passe aujourd’hui en Italie de plus intéressant sur le plan littéraire - et donc, pour ceux qui savent ce que c’est que la littérature, sur un plan qui va bien au-delà de l’objet-livre. Dans un paysage socio-politique italien dévasté, assez semblable, par bien des points, à celui de la France (hégémonie du néo-libéralisme, inanité de la "gauche" institutionnelle), la création reste une des plus sûrs points d’appui du bon vieux combat contre la domination et l’exploitation. S.Q.

Datta : Qu’avons-nous donné ? Mon ami le sang affolant le cœur L’épouvantable audace d’un instant de faiblesse Qu’un siècle de prudence ne saurait racheter Nous avons existé par cela, cela seul Qui n’est point consigné dans nos nécrologies Ni dans les souvenirs que drape la bonne aragne Ni sous les sceaux que brise le notaire chafoin Dans nos chambre vacantes - T.S. Eliot, La terre vaine (traduit par P. Leyris)

L’après midi du 11 septembre 2001 nous travaillions chez Wu Ming 2. Nous courrions le sprint final, dernière ligne droite avant de franchir la ligne d’arrivée de notre roman 54. Nous devions le remettre à l’éditeur au mois de novembre. Durant cette période nous soignions encore nos blessures de Gênes, vingt et vingt et un juillet. Des blessures métaphoriques, heureusement, mais des centaines de personnes n’avaient pas eu cette chance : têtes bandées, bras immobilisés, pieds plâtrés, cathéters. Et un jeune était mort. Gênes. Seuls ceux qui se sont trouvés dans ces rues peuvent comprendre. Nous croyions avoir fait le plein, au moins pour un moment, d’ "événements-clef", "tournants" et autres formules qui se prêtent aux expressions toutes faites. Et pourtant… Un SMS, je ne me souviens pas de qui, frère de millions de SMS qui traversèrent l’éther en ces minutes, arriva sur nos cinq portables. Il disait seulement : "Allume la télé". Les semaines suivantes nous terminâmes le roman. Nous le confiâmes à l’éditeur peu de jours avant le début de la guerre d’Afghanistan. En tout dernier lieu, nous écrivîmes une sorte de préambule, presque une poésie : Il n’y a pas d’ « après-guerre ».

Les sots appelaient « paix » le simple éloignement du front.

Les sots défendaient la paix en soutenant le bras armé de l’argent.

Au-delà de la première dune les combats se poursuivaient. Des crocs d’animaux chimériques enfoncés dans les chairs, le Ciel plein d’acier et de fumée, des cultures entières arrachées à la Terre.

Les sots combattaient les ennemis d’aujourd’hui en nourrissant ceux de demain.

Les sots bombaient le torse, parlaient de « liberté », de « démocratie », d’ « ici chez nous », en mangeant les fruits de razzias et de pillages.

Ils défendaient la civilisation contre des ombres chinoises de dinosaures.

Ils défendaient la planète contre des simulacres d’astéroïdes.

Ils défendaient l’ombre chinoise d’une civilisation.

Ils défendaient un simulacre de planète.

En Occident, après la chute du Mur et la première guerre du Golfe, beaucoup (des commentateurs surtout) parlaient d’un "nouvel ordre mondial". Ordre, clarté. La Guerre Froide achevée, la démocratie victorieuse et certains allèrent jusqu’à annoncer la fin de l’Histoire. L’Homo Liberalis était le modèle définitif de l’être humain.

Il s’agissait, dans une égale mesure, d’une propagande vulgaire, d’une hallucination collective et d’une folie des grandeurs. Les années quatre-vingt-dix ne furent pas seulement "la décennie la plus avide de l’histoire" (selon la définition de Joseph Stiglitz), mais aussi la plus naïve, mégalomane, auto-indulgente et baroque. La célébration tapageuse du pouvoir et du "style de vie occidental" atteignit des niveaux jusque là jamais égalés, de quoi faire pâlir les fêtes de Versailles durant l’Ancien Régime. Art et Littérature n’eurent pas besoin de monter sur le wagon de l’auto-complaisance, car ils y étaient déjà installés depuis un bon moment, mais ils eurent de nouveaux encouragements pour se prélasser dans l’illusion, ou peut-être dans la résignation. Rien de nouveau ne pouvait avoir lieu sur terre, et beaucoup eurent la conviction que la seule chose à faire était de se réchauffer au doux soleil de l’existant. Conséquence : orgie de citations, clins d’œil, parodies, pastiches, remakes, revivals ironiques, trash, détachement, postmodernismes à deux sous.

Le 11 septembre pulvérisa toutes les statuettes de verre, et beaucoup ne ressentent le contrecoup que maintenant, sept ans plus tard. Le même contrecoup que nous décrivîmes de manière allégorique dans le préambule de 54. L’accomplissement d’un cycle historique. 54 fut publié au printemps 2002. Presque au même moment, Black Flag – publié chez le même éditeur - arriva dans les librairies. Le livre de Valerio Evangelisti que nous ne connaissions pas en personne à l’époque, est le second chapitre du Cycle du Métal, une épopée de la naissance du capitalisme industriel, que l’auteur représente sous les traits de Ogun, divinité yoruba des métaux, des mines, des lames, de l’abattage.

En ouvrant le roman, nous découvrîmes que le premier chapitre était à la fois un trompe-l’œil et une allégorie très semblable à la nôtre. En exergue, une phrase de George W. Bush sur le besoin de répondre à la terreur, puis l’ouverture : les tours en flamme, des cadavres, des personnes qui errent dans les rues, couvertes de poussières de ciment et d’amiante. Quelqu’un se demande : "Pourquoi tout cela ?", quelqu’un d’autre dit : "Plus rien ne sera comme avant".

Sauf que ce n’est pas le 11 septembre 2001.

C’est l’attaque de Panama par les Etats-Unis, 20 décembre 1989.

Des crocs d’animaux chimériques enfoncés dans les chairs, le Ciel plein d’acier et de fumée.

Cinq ans après la sortie de 54 et de Black Flag, nous fîmes une nouvelle découverte en lisant La saison des massacres (à paraître fin août chez Métailié) de Giancarlo De Cataldo.

Le roman de De Cataldo raconte les années de Mains Propres et de Tangentopoli, la fin de la "Première République" et les massacres de la mafia, jusqu’à l’entrée en politique de Berlusconi.

Peu auparavant, notre roman Manituana avait été publié. Il raconte la guerre d’indépendance américaine du point de vue des indiens Mohawk qui la menèrent aux côtés de l’Empire britannique, contre les rebelles "continentaux",

Deux livres apparemment sans relation : le style et la structure sont différents, les événements narrés sont différents, la période historique est différente, l’aire géographique est différente, tout est différent. Et pourtant nous remarquions des échos, des rappels, des ressemblances. Une vibration commune. De quoi pouvait-il s’agir ? Il nous fallut un peu de temps, mais à la fin nous comprîmes.

Les deux romans tournent autour du vide laissé par deux morts : la disparition de deux leaders, de deux démiurges même, deux hommes qui ont créé des mondes. Dans Manituana il s’agit de Sir William Johnson, surintendant aux affaires indiennes de l’Amérique du Nord, et de Hendricks, chef iroquois, à l’origine de la coopération avec les blancs. Dans La saison des massacres les deux personnages n’ont pas de nom, tout au plus des antonomases : le "Vieux", à la tête de services secrets et grand meneur de stratégies parallèles, et "le Fondateur", capitaine d’industrie et fondateur d’un empire entrepreneurial.

Les héritiers des démiurges ne sont pas à la hauteur, ils cherchent des alliances impossibles et se découvrent faibles, inadaptés. La situation leur échappe, les pièges se referment et, tandis que les hommes échouent, une femme forte (une veuve : Molly/Maia) ouvre une voie d’échappatoire pour quelques hommes. Pendant ce temps, le vieux monde a pris fin. A un niveau sous-jacent, les deux romans racontent la même histoire.

Au cours des années, des expériences semblables – de soudaines “illuminations” suscitées par des lectures comparées – nous ont été rapportées par plusieurs collègues. De notre côté nous avons lu, critiqué et discuté entre nous de nombreux livres, qui peu à peu se sont amassés, et autour de cette masse un " champ de force" est apparu.

En dessous de la production de nombreux auteurs italiens des dix-quinze dernières années, il y a un gisement d’images et de références partagées. Le futur de la littérature narrative italienne dépend des transformations qui se produisent dans ces profondeurs (il suffit de penser à de la matière organique enfouie et comprimée qui se transforme lentement en hydrocarbure).

Pendant longtemps il s’est agi seulement d’impressions, d’intuitions, puis le discours a commencé à se structurer. C’est moi qui ai tiré les premières conclusions à la recherche d’une synthèse provisoire, et je l’ai fait en préparant mon intervention pour Up Close & Personal, le groupe de travail sur la littérature italienne qui s’est réuni à la McGill University de Montréal en mars 2008. Dans ce contexte l’expression "nouvelle narration épique italienne" ou plus simplement, "New Italian Epic" a été utilisée pour la première fois.

Grâce à la discussion, j’ai pu serrer des vis et ajouter des exemples. Au cours des jours suivants j’ai parlé du "New Italian Epic" dans deux autres universités nord-américaines : au Middlebury College de Middlebury, dans le Vermont, et au Massachusetts Institute of Technology de Cambdrige, dans le Massachusetts. Après avoir retraversé l’Atlantique, j’ai discuté longuement avec mes compagnons du collectif et mis mes notes à disposition d’autres collègues, qui ont donné leur avis. J’ai publié sur notre site officiel l’enregistrement audio de la conférence de Middlebury, et recueilli les impressions de ceux qui l’ont écouté.

J’ai tenu compte de tout cela en écrivant cet essai.

La nébuleuse

Il se passe quelque chose dans la littérature italienne. Je parle de la convergence vers une unique – bien que vaste – nébuleuse narrative de plusieurs écrivains, dont beaucoup sont en voyage depuis le début des années quatre-vingt-dix. En général ils écrivent des romans, mais ils ne dédaignent pas de se lancer ponctuellement dans des essais ou dans d’autres domaines, et parfois ils produisent des "objets narratifs non-identifiés". Plusieurs de leurs livres sont devenus des best-sellers et/ou des long-sellers en Italie et dans d’autres pays. Ils ne forment pas une génération à l’état civil, parce qu’ils sont de différents âges, mais ils sont une génération littéraire : ils partagent des segments de poétiques, des morceaux de cartes mentales et un désir féroce qui les ramène à chaque fois aux archives ou dans la rue, ou là où les archives et la rue coïncident.

Si une expression discutable et à débattre comme "New Italian Epic" a un mérite, c’est celui de produire une sorte de champ électrostatique et d’attirer vers soi des œuvres en apparence non similaires, mais qui ont des affinités profondes. J’ai écrit "œuvres", et non pas "auteurs", parce que le New Italian Epic regarde davantage les premières que les seconds. De fait, chacun des auteurs en question a aussi écrit – et continue d’écrire – des livres qui ne rentrent pas dans la définition.

Qui sont ces écrivains, d’où viennent-ils ?

Certains, comme Andrea Camilleri, Carlo Lucarelli et Massimo Carlotto ont travaillé sur le policier, de façon somme toute "traditionnelle", pour ensuite surprendre avec des romans historiques "mutants" (La prise de Makalé, L’ottava vibrazione, Cristiani di Allah). Et le travail narratif de Pino Cacucci est aussi caractérisé par une oscillation continue entre les polarités du thriller, du picaresque et de l’épopée historique (Tina ou la beauté incendiée, Puerto Escondido, En tous cas pas de remords, Oltretorrente). D’autres, comme Giuseppe Genna et Giancarlo De Cataldo, ont digéré le roman noir en ayant à l’esprit l’épique antique et chevaleresque, pour ensuite affronter – respectivement – des romans majestueux et indéfinissables (Dies irae, Hitler) et dissoudre le roman d’espionnage dans une expérience de prose poétique (La saison des massacres).

De son côté, Evangelisti hybridait de manière sauvage les genres "acquis" de la paralittérature, et produisait en même temps un cycle épique qui ne fait pas de distinctions entre fable surnaturelle, roman historique et analyse des origines du capitalisme.

Et encore : Helena Janeczek, Marco Philopat, Roberto Saviano et Babsi Jones ont créé des "objets narratifs non-identifiés", des livres qui sont indifféremment littérature narrative, essais et autres : de la prose poétique qui est journalisme qui est mémorial qui est roman. Des livres comme Lezioni di tenebra, Cibo, I viaggi di Mel, Gomorra et Sappiano le mie parole di sangue. Il faudrait les lire l’un après l’autre, peu importe dans quel ordre, pour entendre les échos qui justifient ce regroupement. La définition cache un jeu de mots, ou plutôt un acrostiche : les initiales de "Unidentified Narrative Object" forment le mot "UNO" ; chacun de ces objets est uno [un], irréductible à des catégories préexistantes. Depuis deux ans, ne traîne-t-on pas en longueur le débat sur le statut de Gomorra ? Roman ou reportage ? Fiction ou journalisme ? Et puis il arrive que deux journalistes justement, Alessandro Zaccuri et Giovanni Maria Bellu, écrivent des romans dans lesquels on "documente" des vies alternatives de Giacomo Leopardi (Il signor Figlio) et Juan Perón (L’uomo che volle essere Perón).

Que dire ensuite de Luigi Guarnieri, dont l’arc de production va d’un "roman de non-fiction" sur Lombroso (L’atlante criminale) à une grande fresque sur la répression du brigandage (I sentieri del cielo) ? Et Antonio Scurati qui, dans Una storia romantica, reprend la tradition du roman à la Fogazzaro, en lui apportant en dot un curriculum de romans "hybrides" et des essais de théorie esthétique et littéraire ?

D’autes noms viennent à l’esprit : Bruno Arpaia pour Dernière frontière, Girolamo De Michele pour Scirocco, Luigi Balocchi pour Il diavolo custode et puis Kai Zen, Flavio Santi, Simone Sarasso, Letizia Muratori, Chiara Parazzolo, Vittorio Giacopini et bien d’autres encore. Certains sont des vétérans, d’autres débutent à peine ; certains n’ont pas encore rejoint la nébuleuse mais s’en approchent, leurs livres sont en train de se transformer, et pendant ce temps, là-bas, au fond, les successeurs arrivent.

Les voilà, ils repartent déjà du centre de la nébuleuse, ils se dispersent en vol, les trajectoires divergent, se croisent, divergent…

Dans quel sens "épique" ?

L’utilisation de l’adjectif "épique", dans ce contexte, n’a rien à voir avec le "théâtre épique" du XXème siècle ou avec la dénotation d’ "objectivité" que le terme a gagné dans une certaine théorie littéraire.

Ces récits sont épiques parce qu’ils ont pour objet des faits historiques ou mythiques, héroïques ou de toute manière aventuriers : guerres, anabases, voyages initiatiques, luttes pour la survie, toujours à l’intérieur de plus vastes conflits qui décident du sort de classes, peuples, nations ou même de l’humanité toute entière, sur fond de crises historiques, catastrophes, formations sociales au bord de la rupture. Souvent le récit fusionne des éléments historiques et légendaires, quand il ne confine pas au surnaturel. Beaucoup de ces livres sont des romans historiques, ou tout du moins ils ont l’apparence d’un roman historique, parce qu’ils reprennent les conventions, les caractéristiques stylistiques et les stratagèmes de ce genre. Une telle acception du terme "épique" se retrouve dans des livres comme L’oeil de Carafa, Manituana, Oltretorrente, Le roi Zosimo, L’ottava vibrazione, Anthracite, Nous ne sommes rien, soyons tout !, Dernière frontière, La banda Bellini, Stella del mattino, Sappiano le mie parole di sangue et bien d’autres. Autant de livres qui règlent leurs comptes avec l’histoire turbulente de l’Italie, ou avec le rapport ambivalent entre Europe et Amérique, et qui parfois s’aventurent au-delà.

De plus, ces narrations sont épiques parce qu’elles sont grandes, ambitieuses, "à longue portée", "de longue haleine" et toutes les expressions qui viennent à l’esprit. Les dimensions des problèmes à résoudre pour écrire ces livres sont épiques, un travail qui d’ordinaire demande plusieurs années, et encore davantage quand l’œuvre est destinée à transcender la mesure et les limites de la forme-roman, comme dans le cas de narrations "transmédias", qui se poursuivent dans différents contextes.

La tradition

J’ai dit que beaucoup de ces livres sont ou semblent être des romans historiques. L’Italie, pays riche d’Histoire et d’histoires, a été un terrain fertile pour cette forme de narration, développant une tradition à laquelle le New Italian Epic rend hommage.

Evidente, mais inévitable : la citation du roman proto-national, celui qui posa les fondations mêmes de l’écriture des romans en langue italienne : Les fiancés. Depuis ce commencement, l’Italie a eu de grands romans historiques, des livres qui définissent leur époque, comme Les vice-rois de Federico De Roberto, Confessions d’un italien d’Ippolito Nievo, Les vieux et les jeunes de Luigi Pirandello, Il mulino del Po de Riccardo Bacchelli, Metello de Vasco Pratolini, Le guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Artemisia de Anna Banti etc. [1]

Les écrivains susmentionnés ont bien en tête cette tradition et dialoguent avec elle. Il suffit de rappeler le personnage-manifeste des romans de Girolamo De Michele, Cristiano, rescapé de la lutte armée qui étudie et glose en prison Les fiancés de manière obsessive. Et le Pirandello de Les vieux et les jeunes revient avec insistance dans les pages du Camilleri plus "historique". Et des échos de Pratolini s’entendent dans nos romans Asce di guerra et 54.

Cependant, dans un monde de flux, de marchés et de communications transnationales, il est non seulement possible, mais même inévitable d’être les héritiers de plusieurs traditions et d’avoir d’autres influences que celles nationales. Beaucoup des auteurs cités ont tiré une grande inspiration de ces romans latino-américains qui, dans les trente dernières années, ont réalisé une synthèse de "réalisme magique", roman d’enquêtes, roman d’aventures et biographie narrative de personnages historiques ; des auteurs comme Paco Ignacio Taibo II°, Daniel Chavarria, Rolo Diez, Miguel Bonasso et d’autres. Tout comme la grande influence du James Ellroy de American Tabloid et Ma part d’ombre est indéniable – et explicitement reconnue.

Ça se passe en Italie

Cela dit, Le New Italian Epic a lieu en Italie. Précision qui semble évidente, sans l’être pour autant.

Dans aucun autre contexte la même rencontre de réactifs, la même confluence d’énergies n’auraient pu se produire. Les stimuli auraient eu des réponses différentes.

Pendant le demi-siècle de la guerre froide, l’Italie vécut une situation tout à fait particulière, en tant que nation d’importance stratégique, terrain des jeux politiques les plus importants. Déjà berceau du fascisme et puissance de l’Axe, théâtre de l’un des plus grands débarquements alliés en Europe et donc symbole de victoire, l’Italie confinait au nord-est avec un pays socialiste "non-aligné" (la Yougoslavie) et s’allongeait dans la Méditerranée vers l’Afrique du nord et le monde arabe (dans lequel L’Egypte de Nasser avait fonction de guide). C’était donc un avant-poste extrême, point d’amarrage de l’OTAN en territoire hostile.

Mais en même temps, l’Italie était un terrain instable, abritant le parti communiste le plus grand de l’Occident (déjà force motrice de la résistance) et un mouvement ouvrier bien plus fort que ses homologues européens. Tout cela fit de l’Italie un pays sous constante "surveillance rapprochée". De là découlent le "facteur K" [2] et la longue kyrielle de législatures qui ne tenaient debout que par la convention ad excludendum, qui étaient toujours interrompues par des crises, avec le recours continu aux élections anticipées. Pendant ce temps, l’activité d’organisations occultes battait son plein, on tentait des coups d’Etat, on ourdissait des complots, on pratiquait la stratégie de la tension.

Tout comme notre expérience de la guerre froide fut particulière, la façon dont nous en avons vécu la fin a été anormale. A la chute du Mur de Berlin, en trois ans les partis qui avaient gouverné sur la base du facteur K tombèrent et se brisèrent en morceaux, prisonniers de la force d’inertie, passagers d’un omnibus qui freine à l’improviste. Ils ne tombèrent pas parce qu’ils étaient corrompus ou par l’action de la magistrature "rouge", comme le veulent des hagiographies et des "légendes noires", mais parce qu’ils ne remplissaient plus aucune fonction.

Ainsi, tandis que l’intelligentzia du reste du monde discutait de la boutade de Fukuyama qui considérait l’histoire humaine comme finie, et tandis que le postmodernisme se réduisait à un maniérisme et amorçait son implosion, chez nous les énergies se libéraient [3]. Dans la littérature aussi. Ce n’est pas un hasard si toutes les œuvres qui ont préannoncé, anticipé et précisé le New Italian Epic sont postérieures à 1993.

Dans un premier temps, les énergies s’exprimèrent dans un retour aux genres “paralittéraires” : principalement le policier et le noir, mais aussi le fantastique et l’horreur. La tradition du roman noir fut reprise comme critique de la société et celle du policier comme - selon les mots de Loriano Macchiavelli – "virus dans le corps sain de la littérature, autorisé à dire du mal de la société dans laquelle il se développe".

Cependant, vers la fin de la décennie on commença à aller plus loin. Le 11 Septembre retentit quand différents romans, déjà publiés ou en fin d’écriture, se démarquaient. Durant l’année cruciale de 2002, outre les titres déjà mentionnés, sortit le roman Romanzo criminale de De Cataldo.

Ça se passe en littérature

... ou quoi qu’il en soit à partir de la littérature. L’imaginaire de l’écrivain est forcément multimédia, et souvent les narrations se poursuivent ailleurs, se déversent dans les domaines du cinéma, de la télé, du théâtre, de la bande dessinée, des jeux vidéos et des jeux de rôle, mais l’épicentre reste littéraire. Et même plus : l’épicentre est spécifiquement littéraire, de par l’avantage que la littérature a sur les autres arts, et dont on parle trop peu. En littérature les images ne sont pas données d’emblée. A la différence de ce qui a lieu au cinéma ou à la télé, les images ne préexistent pas à l’usage. Il faut, justement, les imaginer. Tandis qu’on demande au spectateur de regarder (spectare) quelque chose qui existe déjà, on demande au lecteur de recueillir (lēgere) les stimuli qu’il reçoit et de créer quelque chose qui n’existe pas encore. Tandis que le spectateur trouve les images (les visages, les bâtiments, la couleur du ciel) en dehors de soi, le lecteur les trouve à l’intérieur de soi. La littérature est un art maïeutique et lire est toujours un acte de participation et de co-création.

C’est la raison pour laquelle, au sujet du rapport auteur-lecteur, on a parlé de "télépathie" [4]. Entre un écrivain et un lecteur, si tout se passe bien, une relation très étroite s’établit. Entre un écrivain et de nombreux lecteurs un lien communautaire s’établit. Entre plusieurs écrivains et de nombreux, très nombreux lecteurs quelque chose qui ressemble à une force historique, et qui en réalité est une onde télépathique, peut s’établir. Dans la France du XIXème siècle, le succès débordant de romans-feuilletons, dans lesquels on décrivait les conditions de vie des pauvres (surtout Les mystères de Paris d’Eugène Sue), évoqua des images qui remplirent les têtes de tous, s’imposèrent dans le discours publique et infligèrent une forte pression à la classe politique.

Les écrivains du New Italian Epic ont une grande confiance dans le pouvoir maieutique et télépathique des mots, et en leur capacité à établir des liens (lēgere).

Principales caractéristiques du New Italian Epic

Je vais tenter de repérer et de décrire les traits distinctifs de cette littérature narrative. A l’exception de la première, qui constitue une condition sine qua non, aucune des caractéristiques que je vais mentionner n’est commune à tous les livres analysés, mais chacun de ces titres en partage avec d’autres plus de la moitié.

Le but de ce catalogage (forcément indicatif) est de fixer certaines particularités de ces œuvres par rapport à celles d’autres courants et tendances du présent ou du passé proche.

1. Don’t keep it cool-and-dry .

Le New Italian Epic a émergé après le travail sur les "genres", il est né de leur exagération, mais le vieux terme "contamination" n’est pas apte à le décrire. "Contamination" faisait allusion à des conditions primaires de "pureté" ou du moins de netteté, à des limites visibles et bien tracées, à la possibilité donc de reconnaître les origines, de calculer les pourcentages pour obtenir des agrégats homogènes, de toujours savoir reconnaître ce qui se trouve dans le mélange [5].

Aujourd’hui un écart s’est creusé, on est allé au-delà, la plupart des auteurs ne se posent même plus le problème. "Contamination" ? Entre quoi et quoi d’autre, de grâce ? Il est presque impossible de reconstruire a posteriori ce qui est effectivement entré dans les mélanges de romans comme L’anno luce et Dies irae de Genna, ou d’un UNO comme Gomorra de Saviano (à tel point que sur ce chapitre on continue de quereller, et cela risque de durer un moment).

Bien, mais que veux-je dire quand j’affirme que "les auteurs ne se posent plus le problème" ?

Je veux dire qu’ils utilisent tout ce qu’ils pensent être juste et sérieux d’utiliser.

Juste et sérieux. Les deux adjectifs ne sont pas choisis au hasard. Les œuvres du New Italian Epic ne manquent pas d’humour, mais elles rejettent le ton détaché et froidement ironique, typique du pastiche postmoderniste. Dans ces récits il y a une ferveur, ou en tout cas une prise de position et une responsabilité assumée, qui les transporte au-delà du caractère enjoué imposé dans le passé récent, au-delà du clin d’œil compulsif, au-delà de la revendication de "ne pas se prendre au sérieux" comme unique ligne de conduite.

Cela va de soi que "sérieux" ne signifie pas "austère". On peut être sérieux tout en étant léger, on peut être sérieux tout en riant. L’important est de retrouver une éthique de la narration après des années de jeu forcé. L’important est de regagner, comme je l’ai déjà dit dans le paragraphe précédent, confiance en les mots et en la possibilité de les réactiver, de les recharger de signification après l’usure de topoï et de clichés. Dans Apostille au Nom de la rose (cf. la note 3 en bas de texte), Umberto Eco donna une définition du postmodernisme devenue très célèbre. Il compara l’auteur postmoderne à un amant qui voudrait dire à son aimée : "je t’aime désespéremment", mais qui sait qu’il ne peut pas le dire parce qu’il s’agit d’une phrase de roman à l’eau de rose, d’un livre de Liala, et alors il formule : "Comme dirait Liala, je t’aime désespérément."

Les années suivantes, l’abus de ce comportement porta à une stagflation des mots et à une surabondance de "méta-fiction" : écrire sur sa propre écriture pour ne pas devoir écrire sur autre chose.

Aujourd’hui l’issue de secours est de substituer la formule liminaire et de déplacer l’accent sur ce qui importe réellement : "Malgré Liala, je t’aime désespérément". Le cliché est évoqué et tout de suite écarté, la déclaration d’amour commence à réacquérir du sens.

Ardeur civile, colère, douleur pour la mort du père, amour fou et empathie avec ceux qui souffrent sont des sentiment qui animent les pages de livres comme Gomorra, Sappiano le mie parole di sangue, Dies irae, Medium, La prise de Makalé etc. Tout a lieu en l’absence de clins d’œil, sans alibis ni échappatoires, avec l’entière revendication de ces tonalités émotives. Autre exemple : Maruzza Musumeci de Camilleri (2007) raconte la légende d’un amour qui ne vise pas à l’osmose et au mimétisme, mais qui, au contraire, se fait fort des divergences et des incompatibilités. L’auteur sicilien décrit le mariage (avec enfants) entre une sirène et un paysan thalassophobe, sur le fond historique de la grande émigration en Amérique, de l’avènement du fascisme et de l’éclatement de la seconde guerre mondiale. Camilleri croit corps et âme à ce qu’il écrit et aux choix qu’il fait. Il ne fait pas une récupération froide et ironique de la fable, il ne s’adonne pas à un exercice basé sur la méfiance et le désenchantement. C’est avec émotion et implication, et non pas avec détachement qu’il utilise les références homériques.

Soyons clair : le refus de la tonalité prédominante dans le postmodernisme est une intention, pas nécessairement un aboutissement. Il se peut qu’un livre résulte "froid" malgré la passion investie par l’auteur et en dépit de toutes les tentatives pour chauffer la matière. Il se peut que l’auteur n’ait pas trouvé la façon de transmettre sa passion au lecteur. L’important est que la tentative se voie, que la divergence (et donc la passion) puisse se percevoir. L’important est que, malgré l’échec du résultat final, on reconnaisse une éthique à l’intérieur du travail narratif. C’est déjà un beau pas en avant. Ce qui compte c’est que l’ironie pérenne, le désenchantement et l’alibi ne soient pas théorisés ni ne viennent par la suite invoqués pour combler les manques.

2. “Regard en biais”, hasard du point de vue

La thématique du "regard en biais" est, dans le New Italian Epic, celle où la fusion de l’éthique et du style se réalise le plus.

Dans le corpus du New Italian Epic on rencontre une intense exploration de points de vue inattendus et inhabituels, y compris ceux d’animaux, d’objets, de lieux et même de flux immatériels. On peut dire que des expériences déjà tentées par Italo Calvino, dans les nouvelles de Cosmicomics ou dans Palomar, sont prises comme référence – dans des contextes différents et avec différents choix d’expression. Mais procédons par ordre.

Presque tous ces livres regorgent de personnages et de noms. Parfois, comme il arrive dans nos romans, une seule œuvre comprend plus d’une centaine de personnages, et le point de vue continue de glisser de l’un à l’autre grâce au vieil expédient du "discours indirect libre", vieux, mais encore capable de surprendre s’il est utilisé au bon moment avec la bonne intensité [6].

Rien d’anormal, si ce n’est que sur ces fondations, d’étranges constructions sont érigées.

Commençons par le rapport entre point de vue et Histoire. Depuis quel "avant-poste" les auteurs du NIE choisissent-ils de regarder – et donc de montrer au lecteur – le devenir historique ? Presque toujours depuis le moins prévisible.

Dans le Cycle du Métal d’Evangelisti (1998-2003) la naissance du capitalisme industriel est vue à travers les yeux de Pantera, sorcier du culte afro-cubain connu comme "Palo Mayombe". La trilogie est une "enquête sur la déshumanisation, le mélange entre chair et métal, la pulsion de mort qui porte le capital à se poser comme ennemi absolu de tout ce qui est vivant. Freud lui-même décrivit la pulsion de mort comme – nous citons de mémoire – ‘nostalgie du monde inorganique’. [7]".

Le point de vue en marge, le regard inhabituel de Pantera, est celui qui réussit le mieux à embrasser la tendance. Sur la force historique qui est en train d’investir le monde, le sorcier a les idées plus claires que les marxistes et les socialistes qu’il lui arrive de rencontrer. Et ce, parce que la magie noire lui permet d’atteindre les racines du mal, de percevoir "les forces obscures qui se trouvent derrière le capitalisme. [8]" Pantera ne peut pas avoir lu Das Kapital, mais il "lit" directement le capital à la lumière de la théologie yoruba. Seulement "il ne peut rien faire pour arrêter l’avancée. Question de rapports de force. Il peut seulement créer des leurres locaux et temporaires, empêcher que les jeux ne soient faits pour tous et partout, maintenir actives les résistances [9]."

Dans 54, l’Italie des années cinquante est décrite par un téléviseur de marque américaine, un McGuffin Electric Deluxe volé dans une base américaine, en panne mais doué de conscience. Animisme de la technique. McGuffin est revendu continuellement, il passe de maison en maison et lentement il remonte la péninsule, de Naples à Bologne. L’écran éteint est sa rétine, la vie quotidienne se reflète sur le verre et il la commente : c’est un pays de barbares, je veux rentrer chez moi.

Dans le même roman il y a un autre point de vue bizarre, celui d’un lieu public : le bar Aurora à Bologne pour la précision. Le bar Aurora est le lieu de réunion de communistes, de résistants, de vieux antifascistes que le régime avait assignés à résidence surveillée, mais aussi de jeunes qui passent avant d’aller danser, de gens qui viennent seulement pour jouer leur loto, de gens de toutes sortes. Dans les chapitres du bar le récit est à la première personne de pluriel, un "nous sujet", mais le point de vue ne correspond à celui d’aucun des clients. C’est le bar lui-même qui parle, ce "nous" est sa voix collective, la moyenne algébrique des points de vue de ceux qui le fréquentent.

Mutatis mutandis, j’ai retrouvé quelque chose de ce genre dans le point de vue "surchargé" de Gomorra, qui contribue tant à l’impact du livre. Qui est le je narrateur de Gomorra ? De qui est le point de vue ? Toujours celui de l’auteur ? J’extrais de ma critique qui date de deux ans le passage dans lequel je traitais cet aspect :

[...] C’est toujours “Roberto Saviano” qui raconte, mais “Roberto Saviano” est une synthèse, un flux imaginatif qui se propage d’un cerveau à l’autre, qui emprunte le point de vue d’un être multiple […] "Je" recueille et fusionne les mots et les sentiments d’une communauté, bien des personnes ont façonné – dans des camps opposés, dans le bien et dans le mal – la matière du récit. La voix de Gomorra est une voix collective qui cherche à "alimenter l’estomac de l’esprit", c’est le chœur un peu disgracieux de ceux qui, dans la terre où le capital exerce une domination sans médiations, ancrent à un bloc de ciment le courage de regarder ce pouvoir en face. [...] Attention, je n’insinue pas que Saviano n’a pas vécu toutes les histoires qu’il raconte. Il les a toutes vécues, et chacune a laissé un bleu rond sur son torse... Mais une lecture attentive du texte permet de distinguer différents degrés de proximité. Parfois Saviano est à l’intérieur de l’histoire dès le début et la conduit jusqu’à la fin, protagoniste intelligible du voyage initiatique. "Je" est l’auteur et le témoin oculaire, sans l’ombre d’un doute. Parfois Saviano s’identifie et attribue le je à un autre dont il ne dévoile pas le nom (ami, journaliste, policier, magistrat). D’autres fois encore il intervient à la moitié ou à la fin d’une histoire pour la secouer, l’incliner ou la renverser, la pousser contre le lecteur. [...] Est-ce important, au regard de cela, de savoir si Saviano a vraiment parlé avec Pierre ou avec Paul, avec don Ciro ou avec le pasteur, avec Mariano le fan de Kalachnikov ou avec Pasquale le couturier déçu ? Non, ça n’a pas d’importance. Il se peut que certaines phrases ne lui aient pas été proprement dites, mais qu’elles lui aient été rapportées par quelqu’un. Saviano par contre les a ruminées dans sa tête tellement longtemps qu’il en connait chaque résonance intime. C’est comme s’il les avait entendues directement. Mieux encore : comme s’il les avait recueillies dans un confessionnal. [10]

Après les points de vue obliques, “de synthèse” et/ou d’objets inanimés, un exemple encore plus extrême. Le roman de Giuseppe Genna Grande madre rossa (2004) commence ainsi :

Le regard est à dix-mille-deux-cents mètre au dessus de Milan. Là, tout est azur glacé et raréfié. Le regard est dirigé vers le haut, il voit l’hémisphère d’ozone et de cobalt, qui sort de la planète. La barrière lumineuse de l’atmosphère empêche les étoiles de briller à travers. L’astre absolu, le soleil, est à droite, nivéen. Le regard roule librement, circulairement, dans l’azur pur et vide. Paix. Le regard est maintenant orienté vers le bas. Vers la planète. Il y a une barrière de nuages : livides. Le regard accélère.

Le regard... de qui ?

De personne, de rien. C’est un regard désincarné, une non-entité. C’est le regard d’un regard. Il tombe en flèche vers Milan, atteint le toit d’un édifice, le pénètre, tombe à plomb à travers tous les étages, traverse le dernier plancher, atteint les fondations, touche un engin explosif très puissant et se dissout au moment de l’explosion, tandis que le Palais de Justice est réduit en poussière. Dans la suite du livre, il n’y a plus trace ni mention de ce regard, les personnages ignorent qu’il a existé. Unique témoin de son apparition et de sa descente, le lecteur. Qui pourrait aussi avoir eu une hallucination [11]. Quand, un soir d’octobre 1976, le comique américain Steve Martin fit ses débuts en tant qu’invité-présentateur de Saturday Night Live, il entra en scène sous les applaudissements et commença ainsi : "Merci ! C’est un plaisir d’être là." Puis il hésita, se déplaça d’un demi-mètre et il dit : "Non, c’est un plaisir d’être là."

Cela arrive aussi dans les livres : le déplacement du point de vue rend l’épique "excentrique", au sens littéral. Parfois il suffit d’un demi-pas, parfois on parcourt des années lumières. Le héros épique, quand il y en a un, n’est pas au centre de tout mais il influence indirectement l’action. Quand il n’y en a pas, sa fonction est remplie par la multitude, par des choses et des lieux, par le contexte et par le temps [12].

3. Complexité narrative, pop attitude

Le New Italian Epic est complexe et populaire à la fois, ou du moins, il est à la recherche d’une telle alliance.

Ces récits requièrent un travail cognitif considérable de la part du lecteur, et pourtant dans bien des cas ils rencontrent un vif succès auprès du public et dans les ventes. Comment est-ce possible ? Il y a deux raisons à cela. La première est que le public est plus intelligent que ce que veulent bien reconnaître, d’une part, l’industrie éditoriale (qui par nature tend à rabaisser et à homogénéiser les propositions), et de l’autre, les intellectuels (qui diabolisent la culture pop) [13].

La seconde est que la complexité narrative n’est pas recherchée au mépris de la lisibilité. La fatigue du lecteur est récompensée par des moyens satisfaisants de résoudre des problèmes narratologiques et de décharger la tension. Il y a souvent de la part de l’auteur la tentative d’utiliser de façon créative et non mécanique les stratagèmes narratifs de la littérature de genre : anticipations, agnitions, coup de théâtre, deus ex machina, McGuffin, diversions ("red herrings"), fins de chapitre en suspens ("cliffhangers") etc. A ce propos, je cite un passage d’anthologie de Taibo II° :

Il s’agissait (il s’agit) de reprendre certains codes pour les violer, leur faire violence ; les pousser aux limites […] en même temps que d’utiliser les recours du roman d’aventures (les éléments communs à la littérature d’action : énigme, trame complexe, péripéties, forte charge anecdotique) […]. [L’écrivain] s’assied devant sa machine et pense : "assez d’expérimentations", il s’agit de raconter des histoires, beaucoup d’histoires, car l’expérimentation, qui est devenue ces dernières années une fin en soi, doit être au service de l’intrigue ; reprise invisible sur la couture du nouvel habit de l’empereur. […] car il sait qu’à une époque comme celle-ci la tâche de conteur est de raconter sans cesse, et au passage de créer des mythes, de construire des utopies et des architectures apparemment impossibles, de recréer des personnages à la limite du réalisme. [14]

4. Histoires alternatives, uchronie potentielles.

L’uchronie ("non-temps") est un sous-genre né dans la science-fiction, une évolution des romans sur les machines à explorer le temps et les paradoxes temporels. Au fil du temps l’uchronie a dépassé les frontières de la "paralittérature", et des écrivains non adeptes "de genres" comme Philip Roth (Le complot contre l’Amérique), Micheal Chabon (The Yiddish policemen’s union) et d’autres, y ont eu recours.

Une narration "uchronique" part de la question typique "what if" : que se serait-il passé si un événement (par exemple : la défaite de Napoléon à Waterloo, l’attaque de Pearl Harbor, la contre-offensive de Stalingrad) ne s’était pas produit et avait donc induit par défaut un autre cours de l’Histoire ? L’exemple le plus commun de roman uchronique est Le maître du Haut château de Philip K. Dick, qui se déroule dans les années quatre-vingt du XXème siècle, mais dans un continuum temporel dans lequel les nazis ont gagné la seconde guerre mondiale. Préambule très semblable à celui de Fatherland de Robert Harris.

En réalité le terme "uchronie" est imprécis et donne lieu à des équivoques. Avec cette signification il est très fréquent en français et en italien, tandis qu’en anglais on l’utilise – peut-être avec un plus grand respect de l’étymologie – pour des histoires situées dans une époque mythique et non précisée, sans marqueurs qui permettent de la situer avant ou après le continuum historique dans lequel nous vivons. Selon cette acception, la trilogie du Seigneur des anneaux se déroule dans une uchronie, un "non-temps". Pour définir des romans comme Fatherland, l’anglais a en revanche recours à l’expression "alternate history fiction".

Certains des livres qui définissent ou accompagnent le New Italian Epic font explicitement de "l’histoire alternative". Havana Glam de Wu Ming 5 (2001) se déroule dans les années soixante-dix dans un continuum parallèle dans lequel David Bowie est un sympathisant communiste. Il signor figlio de Alessandro Zaccuri (2007) imagine la vie de Giacomo Leopardi à Londres après 1837, année durant laquelle il simula sa propre mort, due à une infection par le choléra.

Cependant, plusieurs des œuvres que j’ai prises en examen ont des préambules uchroniques implicites : elles ne font pas d’hypothèses "contrefactuelles" sur comment apparaitrait le monde produit par une bifurcation du temps, mais elles réfléchissent sur la possibilité même d’une telle bifurcation, en racontant les moments durant lesquels des développements alternatifs étaient possibles et l’Histoire aurait pu prendre d’autres chemins. Le "what if" est potentiel, il n’est pas actuel. Le lecteur doit avoir l’impression qu’à chaque instant bien des choses peuvent se passer, il doit oublier que la fin est connue, ou de toute manière il doit voir le continuum avec de nouveaux yeux (et on en revient à la question du regard). " What if potentiel". L’existence d’une communauté mixte anglo-"iroquirlandaise" dans la vallée du Mohawk, avant la révolution américaine, est une uchronie implicite, une possibilité cachée – peu importe si elle est éloignée – d’une bifurcation de notre continuum.

"Voir le continuum avec de nouveaux yeux". Le roman Medium de Giuseppe Genna (2007) part du récit – détaillé et fidèle à la réalité - de la mort du père de l’auteur. A partir du second chapitre, la narration commence à diverger, à bifurquer. Et si le voyage de Vito Genna en Allemagne de l’Est en 1982 n’avait pas été un simple voyage organisé par le PCI ? Si les références aux pays de l’autre côté du rideau de fer dans les livres du "fantastico-archéologue" Peter Kolosimo (auteur très populaire dans les années soixante-dix) avaient été des messages codés ? Le livre, qui part d’un pied autobiographique et réaliste, culmine dans les descriptions du futur de l’espèce humaine et de la planète, dans des "rapports de visualisation" produits par un cercle de médiums au service du gouvernement de Honecker. En imaginant un monde parallèle dans lequel son père avait une autre vie, et en se demandant comment il aurait conçu son deuil dans un tel cas, Genna rend hommage à son père ici et maintenant, dans notre espace de réalité, et de cette façon il conçoit son deuil [15].

Wu Ming 2 est ici, à côté de moi, et demande la parole : "Ce pourrait être intéressant, toujours pour voir les racines ‘sociales’ des choix ‘artistiques’, de suggérer comment l’invasion des uchronies est probablement un produit de l’invasion du jeu et de la simulation (jeux vidéos, modèles scientifiques, cartes digitales…). Là où par ’jeu’ on entend la capacité d’expérimenter avec l’environnement comme forme de problem-solving, tandis que par ‘simulation’, on entend la capacité d’interpréter et de construire des modèles de processus réels."

5. Subversion "cachée" du langage et du style

Beaucoup de ces livres sont aussi expérimentaux du point de vue stylistique et linguistique, mais l’expérimentation ne se remarque pas si on lit les pages vite fait ou d’un oeil distrait. Souvent il s’agit d’une expérimentation dissimulée qui vise à subvertir de l’intérieur le registre linguistique communément utilisé dans la littérature de genre.

D’emblée le style semble simple et plat, sans pics ni affaissements, et pourtant en ralentissant la vitesse de lecture on perçoit quelque chose d’étrange, une série d’échos qui produisent un effet cumulatif. Si l’on prête attention aux enchaînements de mots et de phrases, on découvre petit à petit un "fourmillement", un ensemble de petites interventions qui altèrent la syntaxe, les sons, les significations.

Un exemple d’intervention "cachée" : ôter d’un texte un adjectif indéfini (par ex. "tout", "toute", "tous"), ou des adverbes avec la désinence "-ment", ou carrément des particules pronominales ("me", "te", "vous" etc.) même là où on ne peut y renoncer, comme dans les verbes réfléchis. Une critique anglaise de notre roman L’œil de Carafa étonnait de la "tendance à enlever tous les verbes dans les descriptions de combats, dans la tentative assez réussie de rendre la confusion et la vitesse de l’action. [16]"

Autre exemple d’intervention : l’utilisation à outrance d’un mot au point de le déloger de sa propre alvéole sémantique et de l’investir de nouvelles connotations.

Hitler de Giuseppe Genna (2008) est un roman biographique sur le fürher, qui en réalité est souvent absent des pages et, quand il apparaît, est décrit comme un pauvre idiot. Entre heurts et sursauts nous suivons la parabole par intermittences, de la conception à la mort… et au-delà, puisque nous voyons ce qui se passe après que le corps est mort dans le bunker. Tout au long du livre, l’auteur répète jusqu’à la nausée le verbe "exorbiter", qui signifie excéder, dépasser les limites, mais qui signifie dans un sens plus strict "sortir de l’orbite". Chaque fois qu’un tournant est franchi dans la vie d’Hitler (et il y en a tant), chaque fois qu’Hitler – grâce à la bêtise, à la flagornerie et à l’ineptie des autres – réussit à obtenir un résultat et à gravir une nouvelle marche, Genna écrit : "Hitler exorbite" ; "Le nom d’Adolf Hitler est prêt à exorbiter" ; Hitler le pense souvent : "j’exorbite" ; et Eva Braun aussi "voudrait exorbiter" ; et les rêves de célébrité de Leni Riefenstahl, eux aussi "exorbitent" ; et l’exorbitance d’Hitler est aussi préventive, "contre la Russie marxiste qui pourrait exorbiter", et ainsi de suite. L’utilisation du verbe est tellement insistante que, à lecture achevée, il devient impossible de le lire ailleurs sans penser à Hitler. Ceux qui ont lu le livre, qu’ils l’aient apprécié ou pas, associeront pour toujours "exorbiter" au nazisme, au peintre raté, à la Shoah [17].

Dans le roman La vita in comune de Letizia Muratori (2007) on trouve une intervention qui est à la croisée de l’expérimentation "cachée" et du travail sur le point de vue (cf. le point 2). Le roman a pour objet l’épopée de trente ans d’une famille élargie italo-érythréenne, à cheval sur quatre nations et deux continents. En mettant le verbe déclaratif en tête de phrase ("dit", "répondit" etc.), Muratori insère un léger retard dans l’attribution des répliques du dialogue. Chaque fois, le temps d’une milliseconde, la phrase proférée reste fluctuante, à mi-distance entre le discours direct libre et le discours direct formel.

- Ah, voilà, tu es rentré, bien. Me dit Isayas, debout devant la réception.
- Prépare-toi parce qu’on s’en va, ils ont téléphoné. Tout est arrangé. Conclut-il et il demanda au philippin de lui préparer la note.
- Tout a déjà été réglé. Répondit-il.
- Qui l’a réglée ? C’est impossible. L’agressa Isayas.

Autre exemple d’intervention : le renoncement soudain à la discrétion, avec l’insertion d’une figure rhétorique voyante, ou plusieurs figures rhétoriques voyantes en séquence, comme lorsqu’un tourbillon se transforme en tornade et bouleverse pendant quelques minutes la quiétude d’une journée calme. Il suffit de penser aux allitérations dans le roman déjà cité La saison des massacres de De Cataldo, "fausse" suite de Romanzo criminale : après quelques chapitres, à peine plongé dans le livre, le lecteur a déjà compris que l’auteur utilise la langue de manière étrange, mais tout est encore camouflé dans le registre moyen. Puis, arrivé à la page 35, le lecteur se retrouve sous une pluie de roquettes lexicales, une grêle d’allitérations comme "obstacles aux homoncules obséquieux" et "horribles orifices ornés". Ça dure deux minutes, et c’est fini. Et plus rien de ce genre ne se répète jusqu’à la fin du livre.

En revanche bien d’autres engins explosent [18]. Néanmoins, la plupart des personnes à qui j’ai demandé de définir la langue utilisée par De Cataldo dans ce roman, ont utilisé des adjectifs comme "simple", "claire", "directe". Expérimentation dissimulée, couture invisible.

6. Objets narratifs non identifiés

Les livres du New Italian Epic, durant leur genèse, peuvent avoir un développement "aberrant" et naître sous l’apparence de "monstres".

Ou bien, en changeant la métaphore : le New italian Epic abandonne parfois l’orbite du roman et entre dans l’atmosphère dans des directions imprévisibles, "Eh, c’est quoi ça ? C’est un oiseau ? Non, c’est un avion ! Non, attends... C’est Superman !”. Pas du tout. C’est un objet narratif non-identifié. Fiction et non-fiction, prose et poésie, journal et enquête, littérature et science, mythologie et pochade. Au cours des quinze dernières années beaucoup d’auteurs italiens ont écrit des livres qui ne peuvent être étiquetés ou classés d’aucune façon, parce qu’ils contiennent presque tout. Comme je disais plus haut (cf. le point 1), le terme "contamination" est inadapté pour décrire ces œuvres. Ce n’est pas seulement une hybridation "endo-littéraire", entre les genres de la littérature, mais au contraire l’utilisation de n’importe quoi qui puisse servir pour parvenir au but. Et ce n’est pas non plus la simple suite de la tradition de la "littérature de non-fiction", d’œuvres comme Si c’est un homme ou Le Christ s’est arrêté à Eboli. Ces livres n’étaient pas des "monstres", ils n’étaient pas les produits d’une aberration.

Aujourd’hui force est de constater le caractère obsolète des définitions consolidées. Y compris, comme je l’ai déjà dit, celle de "postmoderne", parce qu’ici l’utilisation de différentes caractéristiques stylistiques, de différents registres et langages n’est pas filtrée par l’ironie froide envers ces matériaux. Il ne s’agit pas d’opérations narratologiques, mais de tentatives de raconter des histoires de la façon retenue la plus juste.

Notre roman Asce di guerra (2000) écrit avec Vitaliano Ravagli et auquel nous travaillâmes sans nous poser aucun problème de distinction entre littérature narrative, mémoire et essai, fut une tentative pas très réussie d’ "hybridation exo-littéraire"

Ça arrive souvent : les UNO sont des expériences à l’issue incertaine, ratés parce qu’ils tendent à l’informe, à l’indéterminé, à l’inachevé. Il ne s’agit plus de romans, il ne s’agit pas encore de quelque chose d’autre. Mais il est nécessaire que les expériences se fassent, pas qu’elles réussissent à tous les coups. On apprend aussi d’un échec, un échec aussi peut être intéressant. C’est le cas de Sappiano le mie parole di sangue de Babsi Jones (2007), "un quasi-roman" selon la définition de l’auteure. Il se déroule au Kosovo à partir de 1999, avec certains passages en arrière, au moyen-âge et dans d’autres espaces temporels. C’est une œuvre au croisement de la divulgation historique, du roman agitprop et de la prose poétique de contre-information, avec d’innombrables citations et allusions à Hamlet. Le thème est l’épuration ethnique dans les Balkans, non pas de la part des Serbes, mais contre eux [20].

Gomorra est un objet narratif qui n’a pas été un échec. L’écrivaine Helena Janeczek a eu une indubitable influence sur le travail de Saviano, non seulement parce qu’elle a été l’éditrice du texte, mais aussi parce qu’avec ses œuvres séminales, Lezioni di tenebra (1997) et Cibo (2002), elle a exploré des étendues, des tonalités et des digressions dont l’auteur de Gomorra a su tirer profit. Cibo, par exemple, passe soudainement de la littérature narrative (des récits sur l’activité de manger et sur les désordres alimentaires, faits par différents personnages à leur masseuse) à l’essai (un long développement sur les encéphalites spongiformes bovines et le syndrome de Creutzfeldt-Jakob).

7. Communauté et transmédialité

Chaque livre du New Italian Epic est potentiellement entouré d’un nuage quantique d’hommages, de spin-off et de narrations "latérales" : des récits écrits par des lecteurs (fan fiction), des bandes dessinées, des dessins et des illustrations, des chansons, des sites web, et même des jeux en réseau ou sur table inspirés des livres, des jeux de rôle avec les personnages des livres et d’autres contributions venues "d’en-bas", à la nature ouverte et changeante de l’œuvre et au monde qui vit en elle. Cette littérature tend – parfois de façon implicite, d’autres fois de manière déclarée – à la transmédialité, à exorbiter des contours du livre pour poursuivre le voyage sous d’autres formes, grâce à des communautés de personnes qui interagissent et créent ensemble. Les écrivains encouragent ces "réappropriations", et souvent ils y participent en personne. Des fois les projets sont pensés directement comme transmédias, ils dépassent déjà les contours du livre, se poursuivent sur internet (manituana.com, slmpds.net) ou ils sont assortis d’un cd avec bande son à leur publication (Cristiani di Allah) etc. Les exemples sont nombreux, surtout autour d’auteurs comme Valerio Evangelisti, nous Wu Ming, Massimo Carlotto. En ce qui nous concerne, nous devons beaucoup de notre approche aux intuitions de Stefano Tassinari, écrivain, journaliste et organisateur culturel qui, depuis des années, propose ou expérimente en personne chaque possibilité d’alliance entre littérature, musique et théâtre.

Dans un article de 2007, Wu Ming 2 et moi établissions un parallèle avec la nature "disséminée" de la mythologie grecque, qui a un caractère pluriel et polycentrique. La version la plus célèbre de chacun des épisodes coexiste et se croise avec bien des versions alternatives, qui se sont chacune développées dans une des nombreuses communautés du monde grec, chantées et transmises par les aèdes locaux. Des aèdes qui ne sont pas une caste fermée, à la différence de ce qui se passe dans les civilisations plus à l’est : les rhapsodes grecs ne sont pas les détenteurs exclusifs de la faculté de raconter et de transmettre, ni les sélectionneurs – autorisés par un pouvoir central – des versions "officielles" de chaque histoire. La civilisation qui s’organise après la chute du monde mycénien est (littéralement) un archipel de villes-état, le pouvoir est fragmenté et ne peut garantir l’unitarisme de la connaissance ni condenser l’imaginaire à ses propres usage et consommation. Les histoires commencent à changer et à diverger, à se diffuser et à s’entrecroiser. […] presque chaque personnage des mythes grecs (et il y en a des milliers) avance dans un grand jeu de renvois. En outre, un grand cycle épique aujourd’hui perdu partait de l’Iliade : en plus de l’Odyssée il existait d’autres nòstoi (poèmes sur les retours des héros de Troie). Des Dieux de l’Olympe et des rescapés d’Ilion étaient les protagonistes de bien d’autres épisodes, qui selon toute probabilité croisaient et perturbaient d’autres histoires. Déjà ainsi, les dictionnaires de mythologie classique sont des hypertextes vertigineux, et il s’agit peut-être de l’héritage le plus important qui nous ait été légué par les aèdes : un précédent qui aide à prendre du recul et à mieux comprendre l’actuel transmedia storytelling alimenté par Internet. L’écrivain Giuseppe Genna incite souvent ses collègues – du moins ceux avec qui il partage une certaine sensibilité – à considérer leurs narrations comme les nòstoi d’un grand cycle épique potentiel, unique et multiple, cohérent et divagant [21].

L’une et l’autre de ces caractéristiques, isolées ou diversement combinées, se rencontrent aussi dans des œuvres très distantes du champ électrique du New Italian Epic, mais en l’absence de la première (c’est à dire qu’il s’agit d’œuvres encore à l’intérieur du postmoderne) et/ou de plus de la moitié des autres : elles dissocient la langue de la narration, elles n’ont pas une approche "populaire" ou elles adoptent des points de vue moins obliques.

A, B et C

Qu’est-ce qu’une allégorie ? La plus ancienne réponse, mais aussi la plus ordinaire, dit que l’allégorie est un expédient rhétorique. Le mot dérive de la juxtaposition de deux termes grecs, allos (autre) et egorein (parler en public). "Parler d’autre chose", ou "une autre façon de parler". Dire une chose pour en dire une autre. Raconter une histoire qui en réalité est une autre histoire, parce que les personnages et leurs actions remplacent d’autres personnages et d’autres actions, ou bien ils personnifient des abstractions, des concepts, des vertus morales. La Justice est une dame aux yeux bandés qui soutient une balance ; le pécheur qu’il ne faut pas abandonner à lui-même est un mouton égaré ; si le mouton égaré se repent, il devient un fils prodigue de retour chez lui ; la fourmi représente le travail, la frugalité et l’économie, tandis que la cigale représente l’oisiveté, le gaspillage et l’inconscience etc. Nous sommes au niveau le plus bas et le plus compréhensible de la définition de l’allégorie : il y a une relation binaire entre chaque image et chaque signification, une correspondance biunivoque et précise. C’est l’allégorie "à clef". Si l’on trouve cette dernière, on ouvre la porte.

L’allégorie à clef historique fait partie des formes communes d’allégorie : on raconte des faits d’une autre époque en faisant allusion à ce qui a lieu dans le présent. Le film 300 montre les Spartiates et les Perses, il montre Léonidas qui combat aux Thermopyles, mais il parle du "Choc des civilisations" d’aujourd’hui, il parle de la "Guerre contre le terrorisme" menée par Georges W. Bush. L’allégorie historique est un ensemble de correspondances entre le passé décrit dans l’œuvre et le présent dans lequel l’œuvre a été créée. Les allégories à clef sont plates, rigides, destinées à mal vieillir. Tôt ou tard, les générations futures perdront la connaissance du contexte, des allusions, des références, et l’œuvre cessera de parler à leur temps, puisque qu’elle restera trop liée au sien. Une fois les derniers échos de poétiques et de force expressive disparus avec les dernières correspondances biunivoques, l’œuvre n’aura plus qu’une modeste valeur d’objet d’antiquité, celle d’un tesson d’amphore perdu au milieu des cailloux. Une œuvre qui aspire à durer dans le temps ne doit pas se fonder exclusivement sur des allégories de ce genre. Exemple : tandis que nous travaillions sur 54, nous tombâmes (justement) sur un film de 1954, de ceux qu’aux États-Unis on appelle "Swords & Sandals" et chez nous "peplum". Il s’intitulait Attila, Fléau de Dieu, réalisé par un certain Pietro Francisci. Dans le rôle du chef des Huns, le toujours exubérant Anthony Quinn. Un film ridicule, une allégorie plate comme jamais. Il s’agissait sûrement d’une production vaticane "en tenue de camouflage", parce que la propagande cléricale était lourdingue : les barbares n’étaient autres que les athées communistes (et à un moment donné un des Huns demandait à un autre : "Le Pape ? Combien de divisions ?", célèbre question rhétorique de Joseph Staline) ; l’empire romain décadent était l’Amérique matérialiste et corrompue dans ses mœurs (Valentinien était davantage désespéré par la mort de son léopard que par la chute imminente de Ravenne) ; enfin, le Pape Léon I était le deus ex machina qui arrivait à la fin (une apparition incroyablement semblable à celle du Méga-Président Balabam dans les films de Fantozzi), convainquait Attila d’être bon et sauvait Rome. Cette allégorie est transparente pour nous qui connaissons l’histoire et la rhétorique, et qui avons connu à temps la guerre froide. Un spectateur plus jeune et moins dégourdi n’y verra qu’un navet insipide.

Cependant, toutes les allégories ne sont pas "à clef" (intentionnelles, explicites, cohérentes, "biunivoques"). Au sens large, n’importe quelle œuvre narrative située dans une époque passée est une allégorie historique, que l’auteur l’ait voulue ou non comme telle. Quand nous évoquons le passé, nous le faisons depuis notre présent, parce que le présent est là où nous nous trouvons, il existe donc toujours une comparaison entre "maintenant" et "à l’époque", consciente ou inconsciente, claire ou confuse.

Dans un sens encore plus large, de très nombreuses œuvres narratives se situent dans le passé, puisque leurs auteurs écrivent au passé (en général en italien on alterne passé simple et imparfait) plaçant ainsi l’histoire dans un temps déjà écoulé. Même les histoires situées dans le futur, comme celles de science-fiction, sont écrites au passé. Le futur n’est qu’un voile puisque celles-ci ont déjà eu lieu : "Tel un joyau resplendissant, la ville reposait au sein du désert [22]."

Si l’on amène le discours à sa conséquence inévitable, on peut dire que toutes les œuvres narratives sont situées dans le passé. Même quand le temps des verbes est au présent, il s’agit d’un présent historique : le lecteur lit des choses déjà pensées, déjà écrites, déjà objectivées dans le livre qu’il a entre les mains.

Donc toutes les narrations sont des allégories du présent, fussent-elles indéfinies. Leur indétermination n’est pas une absence : les allégories sont des "bombes à retardement", des lectures potentielles qui s’actualisent quand le moment vient. La définition de l’allégorie comme "expédient rhétorique" se montre tout à fait inadéquate, et de fait Walter Benjamin, dans Origine du drame baroque allemand (1928), décrivit l’allégorie comme une série de rebondissements imprévisibles, une triangulation entre ce qui se voit dans l’œuvre, les intentions de celui qui l’a créée et les significations que l’œuvre assume indépendamment des intentions.

Ce niveau de l’allégorie n’est pas muni d’une "clef" à trouver une bonne fois pour toute. C’est l’allégorie métahistorique. On peut la décrire comme le rebondissement d’une balle dans une pièce à trois cloisons mobiles, mais aussi comme un ricochet incessant sur trois plans temporels :

- Le temps représenté dans l’œuvre (qui est toujours un passé, même quand le contexte est contemporain) ;

- Le présent dans lequel l’œuvre a été écrite (qui est, lui aussi, déjà du passé) ;

- Le présent dans lequel on jouit de l’œuvre, quel qu’en soit le moment : ce soir ou la semaine prochaine, en 2050 ou dans dix-mille ans.

Les œuvres qui continuent de résonner dans notre présent sont appelées des "classiques". Leur secret réside dans la richesse de l’allégorie méta-historique, la même que nous pouvons trouver dans les mythes et les légendes. L’histoire de Robin des bois a survécu et est racontée de nouveau à chaque génération parce que son allégorie profonde continue de s’ "activer" dans le présent, d’interroger le temps dans lequel vit celui qui la lit ou l’écoute. Inutile de dire qu’un niveau allégorique profond et vital ne constitue pas une garantie de survie dans le temps, et encore moins d’accès à la définition de "classique". C’est une condition nécessaire mais pas suffisante. C’est une question d’évolution du goût et des mentalités, et aussi de chance : les processus sélectifs qui forment un "canon" sont en grande partie arbitraires. Il ne s’agit pas d’un déroulement prédictible, et il faut bien des années, voire même des siècles, pour comprendre ce qu’une œuvre a dans le ventre.

Je ne cherche pas à comprendre si les livres italiens dont j’ai parlé dureront dans le temps. Mon intention est différente : je veux trouver l’allégorithme du New Italian Epic. Allégorithme. Le lecteur connaît sûrement le mot "algorithme". Un algorithme est un ensemble de règles et de procédures à suivre dans un ordre déterminé pour résoudre un problème et obtenir un résultat. C’est un terme utilisé en mathématique et dans la programmation informatique. "Allégorithme" est un néologisme que j’ai emprunté à Alex Galloway et McKenzie Wark, dont les écrits sur les jeux vidéos et la culture des gamers m’ont inspiré [23], mais l’utilisation que j’en fais dans ce texte est différente. Jeu vidéo. Chaque jeu a un algorithme et le joueur doit l’apprendre, s’il veut résoudre les problèmes, affiner ses propres capacités et gravir les niveaux de la pagode comme Bruce Lee dans Le jeu de la mort. Mais chaque jeu est une allégorie : il est composé d’images en mouvements qui représentent quelque chose d’autre (des procédures mathématiques, des codes binaires, le langage que la machine parle à elle-même). Le joueur peut apprendre l’algorithme du jeu uniquement en interagissant avec les images, c’est-à-dire avec l’allégorie. Dans le but de trouver l’algorithme et de le suivre pas à pas, il doit comprendre et maîtriser l’allégorithme. Décrypter l’allégorie, en découvrir les secrets.

Non seulement les jeux vidéos, mais aussi les romans et les autres narrations ont un allégorithme. L’allégorithme est un sentier au cœur du texte, un sentier qui s’ouvre et se ferme, se déplace et change de parcours, parce que le texte autour est comme la forêt de Birnam dans Macbeth : en mouvement, en progression, et ce qui demeure immobile reste en arrière. C’est ce qui arrive à l’allégorie littérale, l’allégorie "à clef" : elle reste en arrière et vieillit, elle devient ridicule. Tout doit être en mouvement dans et avec le texte. Si un jour, dans des enchevêtrements mobiles de signes et de symboles, nous voyions s’ouvrir soudainement le sentier (l’allégorithme !), nous devrions nous y engager sans hésitation, parce que ça ne dure qu’un instant, il est déjà sur le point de se refermer. Et si nous étions capables de le suivre, il nous emmènerait vers l’allégorie profonde. L’allégorie dont parlait Benjamin, l’allégorie méta-historique, ce que différentes narrations ont en commun sous les apparences, et sous les niveaux les plus proches de la superficie. Comme le regard sans sujet décrit par Genna, nous devons pénétrer les strates les unes après les autres, jusqu’à toucher la bombe. Qu’ont en commun un roman historique comme L’oeil de Carafa et un objet narratif non-identifié comme Gomorra ?

Les recherches sur l’ADN ont rendu possible d’établir des liens de parenté entre des espèces animales que les zoologues et les paléontologues n’avaient pas imaginés, ou d’éloigner les unes des autres des espèces animales que les zoologues et les paléontologues considéraient très proches.

Qui sait, peut-être pouvons-nous faire la même chose avec les livres et les narrations ?

Ceci est une première tentative.

Tôt ou tard

Revenons au bref texte allégorique qui ouvre 54. Je soupçonne qu’au sein de ces quelques vers, écrits dans un moment d’étourdissement hyper-lucide, la "notice" cryptée d’une allégorie plus profonde puisse se cacher, celle qui unit les livres du New Italian Epic.

Au fond, tous les livres que j’ai cités disent qu’un quelconque "retour à l’ordre" est illusoire.

En premier lieu, parce qu’il n’y aucun retour à quoi que ce soit : "il n’a jamais existé, le bon vieux temps" (Jack Beauregard), chaque société a rêvé de soi-disant moments d’équilibre antécédents, avant que le ciel ne tombe sur la terre et que le chaos s’impose. Des démagogues de toute sorte ont exploité ces mythes pour prendre et maintenir le pouvoir.

En second lieu, parce qu’en aucun cas un refroidissement, et encore moins un ralentissement de l’Histoire ne peut avoir lieu. Si nous avons la sensation qu’elle ralentit ici chez nous, c’est parce qu’elle s’accélère ailleurs. Au-delà de la première dune, les combats se poursuivent.

Les retours à l’ordre sont des illusions et il n’y a aucun "après-guerre". La vraie guerre ne finit jamais, elle n’a pas d’ "après". La vraie guerre est le conflit sans fin entre nous, l’espèce humaine, et notre tendance à l’auto-annihilation.

Au fond, tous les livres que j’ai mentionnés tentent de dire que nous - nous autres, nous l’Occident - ne pouvons pas continuer de vivre comme nous en avions l’habitude, en cachant les ordures (matérielles et spirituelles) sous le tapis jusqu’à ce que le tapis ne s’élève à perte de vue.

Nous refusons d’admettre que nous allons tout droit à l’extinction de notre espèce. Bien sûr, pas dans les prochains jours, ni dans les prochaines années, mais ça aura lieu, ça aura lieu dans un futur qu’il est intolérable d’imaginer, parce qu’il sera sans nous. C’est douloureux de penser que tout ce que nous avons construit dans nos vies et – encore plus important – dans des siècles de civilisation, à la fin ne s’élèvera à rien parce que tout devient poussière, tout se dissipe, tôt ou tard. C’est arrivé à d’autres civilisations, ça arrivera aussi à la nôtre. D’autres espèces humaines se sont éteintes avant nous, notre moment arrivera aussi. Elle fonctionne comme ça la danse du monde, c’est une partie du tout.

Nous ne sommes pas immortels, et la planète ne l’est pas non plus. D’ici cinq milliards d’années notre étoile mère grandira, elle deviendra la "géante rouge", elle engloutira les planètes les plus voisines pour ensuite se réduire à une "naine blanche". A cette date, la Terre sera déjà depuis longtemps desséchée, privée de vie et d’atmosphère.

Il est probable que notre espèce s’éteigne bien avant : jusqu’ici l’entière aventure de l’Homo Sapiens couvre à peine deux-cent-mille ans. En multipliant ce segment par vingt-cinq mille, on obtient la distance qui nous sépare de la phase de la "géante rouge". Nos très lointains descendants, si tant est qu’ils existent un jour et qu’ils aient trouvé la façon de quitter la planète et de se perpétrer ailleurs, pourraient ne pas nous ressembler du tout. La distance entre eux et nous sera la même qui nous sépare aujourd’hui des premiers organismes monocellulaires. Et évidemment, bien ou peu avant cette série d’événements, un astéroïde pourrait nous percuter. Tout ça pour dire que la fin de notre civilisation et de l’espèce est écrite dans le ciel. Littéralement. Il n’est pas question de "si", mais de "quand". Nous ne sommes pas éternels, nous sommes plus précaires que jamais, accrochés à un grain de poussière qui tournoie dans le vide infini. Si nous nous en rendions compte, si nous acceptions cela, nous vivrions la vie avec moins d’arrogance.

Oui, arrogance. Arrogance et restriction de perspectives sont ce que nous ne pouvons plus accepter. Nous ne pouvons accepter que notre espèce soit en train de tout faire pour accélérer le processus d’extinction et le rendre le plus douloureux – et le moins digne – possible.

On a l’habitude de dire, qu’à cause de nous, "la planète est en danger”, mais c’est le comique américain George Carlin qui a raison : "la planète va bien. Ce sont les gens qui sont foutus". La planète a encore des milliards d’années devant elle, et à un moment donné, elle poursuivra son chemin sans nous. Bien sûr, nous pouvons faire de gros dégâts et laisser bien des rebuts, mais rien que la planète ne puisse un jour englober et intégrer dans ses propres systèmes. Ce que nous appelons "non biodégradable" est en réalité de la matière dont les temps de dégradation sont très longs, incalculables, mais la Terre a le temps et l’énergie pour corroder, fondre, scinder et absorber. Et les dommages ? Les écosystèmes que nous avons détruits ? Les espèces que nous avons anéanties ? C’est notre problème, pas celui de la planète. Vers la fin du Permien, il y a deux-cent-cinquante millions d’années, 95% des espèces vivantes s’éteignirent. Il fallut un peu de temps, mais la vie repartit plus forte et plus complexe qu’avant. La Terre s’en sortira, et elle s’éteindra seulement quand le soleil le décidera. Nous sommes en danger. Nous sommes contingents.

Et pourtant l’anthropocentrisme se porte comme un charme, et il lutte contre nous. Découvertes scientifiques, preuves objectives, crises du Sujet, écroulement des vieilles idéologies… Rien ne semble avoir enlevé au genre humain l’idée absurde d’être au centre de l’univers, d’être l’espèce élue – et même, pour beaucoup nous ne sommes pas l’espèce, nous transcendons les taxonomies, nous sommes les uniques êtres doués d’une âme, les uniques interlocuteurs de Dieu.

C’est pour ça que nous avons peine à comprendre vraiment combien nous sommes en danger, et que nous craignons d’envisager une planète sans humains ; il s’agit pourtant d’une vision qui nous rendrait conscients du danger et nous pousserait à affronter le problème.

Le fait que nous n’ayons pas une idée de l’avenir ne nous aide pas : nous vivons écrasés en l’absence de prospectives et même la science-fiction – depuis que l’ivresse prométhéenne et progressiste est passée – a renoncé en grande partie à raconter l’ "histoire future" et situe ses intrigues dans des non-temps, des époques lointaines ou carrément dans un futur tellement proche qu’il est déjà présent.

C’est pour cela que la question du point de vue oblique est très importante, et que le "rendu" littéraire de regards extrahumains, non-humains, non-identifiables sera toujours plus important – comme Calvino en avait eu l’intuition. Ces expériences nous aident à sortir de nous-mêmes. Même s’il ne s’agit que d’un demi-pas, comme Steve Martin à Saturday Night Live. C’est clair, nous sommes des humains, nos perceptions sont humaines, notre regard est humain, notre langage est humain. Nous sommes des anthropoi, nous ne pouvons pas vraiment adopter un point de vue non-anthropocentrique. Mais nous pouvons utiliser le langage pour le simuler. Nous pouvons travailler pour obtenir un effet. Cet effet n’est pas qu’un simple "déroutement" : c’est l’effort suprême de produire une réflexion écocentrique. Il s’agit simultanément d’une vision du monde de l’extérieur et d’une vision de nous-mêmes de l’extérieur comme partie du monde et du continuum. C’est un massage aux neurones-miroirs.

C’est à partir de ça que nous trouverons l’allégorithme commun de la nouvelle littérature épique, le sentier au cœur des textes, la liste des instructions à suivre pour saisir l’allégorie profonde [24].

Pendant trop longtemps l’art et la littérature ont vécu dans la fantasmagorie, en partageant les illusions dangereuses du spécisme, de l’anthropocentrisme, du primat occidental, du renoncement au futur qui remplit la terre de déchets. Aujourd’hui l’art et la littérature ne peuvent se limiter à sonner des alarmes tardives : ils doivent nous aider à imaginer des issues de secours. Ils doivent soigner notre regard, renforcer notre capacité de visualiser. Il n’y a pas d’aventure plus importante : lutter pour disparaître avec dignité et le plus tard possible, peut-être en ayant passé le témoin à une autre espèce, qui poursuivra la danse pour nous aussi, qui sait où, qui sait pour combien de temps, et qui sait si on se souviendra de nous. C’est beau de ne pas avoir de réponses à ces questions. C’est beau – et épique – de formuler les questions. La voilà la vraie guerre, celle qui, tant que nous serons sur cette planète, n’aura pas d’ "après".

En fin de compte, l’impulsion qui est à la base des livres dont j’ai parlé peut être lue dans cette phrase : " Les sots appelaient "paix" le simple éloignement du front".

Ne faisons pas comme si le front de cette guerre était éloigné.

N’appelons pas cette feinte "paix".

Nous ne sommes pas en paix.

La littérature ne doit pas, ne doit jamais, ne doit jamais se croire en paix.

Ça se passe en Italie, pas par hasard. Pays des mille urgences, qui s’intéresse peu au futur, déjà au-delà du bord des catastrophes indiscutées (dans le sens qu’on n’en discute pas). Pays champion de la poussière sous le tapis et des eaux usées aux chevilles, Eldorado des stakeholder décrites par Saviano. Confusément, don quichottesquement, le New Italian Epic s’est formé et maintenant il se transforme sous nos yeux, tandis qu’il imagine, raconte, propose. Et il est instable, oscillant, c’est une réaction encore en cours. Un jour nous le dépasserons, quelqu’un peut-être le reniera, mais maintenant nous devons nous tenir à l’intérieur, parce qu’il y a beaucoup de travail à faire : pousser chaque tendance à son développement, accompagner chaque puissance à l’acte, continuer à diviser ce qui est uni, continuer à unir ce qui est divisé.

Nous sommes en train de construire le futur antérieur – quand, certains d’avoir fait notre possible, nous pourrons dire que ça en aura valu la peine et nous continuerons notre chemin.

Don. Compassion. Autocontrôle.

Shantih shantih shantih

19 mars – 20 avril 2008

NOTES

1. Inutile de faire semblant de ne pas voir l’éléphant dans le couloir : La publication du Nom de la rose de Umberto Eco date de trente ans, le roman inaugurait toutefois une saison différente, car il s’agissait d’un livre tongue-in-cheek, manifeste du postmodernisme européen, fascinante parodie multi-niveau de l’écriture de romans historiques, et même de romans tout court. Eco l’explique dans Apostille au Nom de la rose (1983) : il n’a pas écrit un roman historique ; il a fait semblant de l’écrire, parce que l’unique approche souhaitable du roman est une approche ironique qui, à travers la citation et le pastiche préserve le détachement et permet de critiquer ce qui est écrit au moment où on l’écrit, parce qu’il ne faut pas se fier aux textes ni à ceux qui les écrivent et encore moins à ceux qui les lisent. Le nom de la rose n’est pas un roman historique mais une réflexion sur le roman historique, sur les topoï, sur l’intertextualité, une réflexion écrite de façon à faire comprendre que s’il avait voulu, Eco aurait été capable d’écrire un très beau roman, celui qu’Eco n’a pas véritablement écrit. C’est pour cela qu’il rit, ou mieux, qu’il ricane : le lecteur ingénu et pas encore "postmoderne" l’amuse, car il croit avoir lu un roman historique qui en réalité n’en est pas un, et le succès, les bavardages, le "cas" éditorial, le métalangage, les surinterprétations de certaines de ses décisions prises au hasard ou par jeu, l’Apostille elle-même, tout l’amuse.

Les années qui ont suivi, des singeurs, des épigones ou de simples fumistes ont porté cette attitude à l’extrême, en ont fait, pour utiliser l’expression de Roland Barthes, une cynique "physique de l’alibi", une façon pérenne et déresponsabilisante de se dissocier des décisions prises : "j’étais ironique", "je ne voulais pas dire cela", "je serais naïf si je pensais que…". Et le pastiche est devenu, selon l’expression de Frederic Jameson, "parodie vide" et confuse, parodie on ne sait même plus de quoi, privée d’une quelconque valeur critique.

De tous les romans de Eco, mon préféré est La mystérieuse flamme de la reine Loana, livre où l’on blague, oui, mais de façon mortellement sérieuse. C’est un livre où il y a de la douleur, de la saudade pour ce petit Brésil dans lequel l’enfance se transforme au fur et à mesure qu’elle s’éloigne, authentique peur de mourir, vide qui engloutit. Le Eco d’aujourd’hui, celui qui nous a donné ce roman, est un auteur qui a dépassé le pastiche et le postmoderne, et il l’a fait justement avec le livre qui, au lecteur ingénu d’aujourd’hui (qui n’ignore plus la théorie, mais est trop saturé de théorie entendue ici ou là), semble en superficie le plus pastiché et postmoderne de tous.

2. Pour les plus jeunes : le “facteur K” (initiale de “Komunism”) était ce qui, au moment de former des coalitions de gouvernement, empêchait de tenir compte de la volonté d’un tiers des électeurs, c’est-à-dire de ceux qui votaient PCI, le parti qui ne pouvait en aucune façon être admis au gouvernement.

3. Pas toutes positives, comme nous avons pu le voir.

4. “Regardez bien. Voici une table recouverte d’un tapis rouge avec, posée dessus, une cage de la taille d’un aquarium pour un petit poisson. Dans la cage, il y a un lapin blanc au nez rose et aux yeux bordés de rose. Il tient dans ses pattes antérieures un bout de carotte qu’il grignote avec satisfaction. Sur son dos, se détachant nettement, figure le numéro 8 écrit à l’encre bleue. Voyons-nous a même chose ? Il faudrait nous retrouver et comparer nos notes pour en être absolument sûr, mais je crois qu’on peut répondre par l’affirmative. Il va de soi que nous constaterions des variations : pour certains le tapis de table sera plutôt vermillon, pour d’autres plutôt carmin […] (pour les récepteurs daltoniens, il sera du gris sombre des cendres de cigares) […], pas de problème, mon tapis de tale est votre tapis de table, faîtes-vous plaisir." (Stephen King, Ecriture, Mémoires d’un métier, traduit par William Olivier Desmond 2000)

5. Exemple : “dans l’oeuvre X il y a un peu de polar [rien n’est plus reconnaissable que les éléments du polar], un peu de science fiction [la science fiction a des traits caractéristiques, on la reconnaît n’importe où], une "pincée" de comédie [la quantité qu’il est possible de recueillir entre deux doigts seulement, trois au maximum]" etc.

Ou bien : "Dans l’œuvre Y il y a des schémas typiques du policier mais il y une langue hyper-littéraire et le sous-texte apparente la poétique à celle de l’existentialisme."

6. Discours indirect libre : adopter le point de vue du personnage tout en continuant à écrire à la troisième personne. Faire entendre sa voix sans utiliser de guillemets. Par exemple, l’utilisation du discours indirect libre dans Romanzo Criminale de De Cataldo est l’un des secrets de son succès : nous passons des heures, des journées même, derrière les yeux et sur la langue de tel ou tel criminel ou policier, trimbalés ça et là à travers plus de six cent pages denses. Là aussi, l’habileté de l’auteur se situe entièrement dans la capacité de ne pas faire voir le long travail d’ajustement de la langue. Et effectivement différents critiques et commentateurs en ligne, fidèles au rendez-vous, ont parlé d’une langue "simple", "ordinaire" etc.

7. Extrait de la brève critique apparue sur Nandropausa #2, juin 2002, www.wumingfoundation.com

8. "Un grappolo di affermazioni apodittiche a proposito di Antracite", apparu sur www.miserabili.com et sur Nandropausa n.5, 03/12/2003, www.wumingfoundation.com

9. Ibidem. La réflexion la plus complète sur le “Cycle du métal” se trouve dans l’ouvrage de Luca Somigli, Valerio Evangelisti, Edizioni Cadmo, Fiesole 2007.

10. Critique de Gomorra apparue sur Nandropausa n.10, 21/06/2006, www.wumingfoundation.com

11. A la réflexion, le point de vue d’un auteur italien qui écrit des histoires qui ne se déroulent pas en Italie, avec des personnages dont la langue n’est pas, ne devrait pas être l’italien, est aussi un point de vue "oblique". Dans ce cas, le texte peut être vu comme la traduction d’un "original" inexistant. Les dialogues de L’œil de Carafa sont écrits en italien, mais dans leur niveau de réalité ils ont lieu en différents dialectes allemands, en plus du latin. Les dialogues de Manituana sont écrits en italien, mais dans leur niveau de réalité ils ont lieu en anglais et en mohawk. Toujours dans Manituana, le jargon parlé par les "Mohock" londoniens est un argot italien de notre invention, mais il faut le voir comme la traduction débridée de l’argot parlé dans le sous monde criminel de Soho et ses alentours dans la seconde moitié du XVIIIème siècle.

12. Gianni Biondillo, auteur qui a jusqu’ici travaillé sur les romans d’enquête appartenant davantage au “canon”, mais qui a aussi à son actif des essais sur les rapports entre écrivains et ville, réussit dans ses romans à "échapper" (dans l’acception rendue populaire par Houdini) aux menottes et aux ficelles de sous-genre. Et c’est justement l’expérimentation avec le point de vue qui lui permet de reléguer aux marges de l’histoire son personnage sérial (l’inspecteur Ferraro), ou carrément de le faire sortir du cadre, comme dans le livre Il giovane sbirro (2007) : "Ferraro est présent-absent, il agit au centre de certaines histoires, il résout des affaires, mais il se contente de traverser d’autre histoires, non seulement il ne résout pas certaines affaires mais il n’enquête pas même dessus, parce qu’il n’en a pas connaissance. Le protagoniste reste ignare de certains événements racontés dans Il giovane sbirro, comme ’Il signore delle mosche’, ’La gita’ et ’Rosso denso e vischioso’. A tel point que dans ‘la gita’, on n’entend la voix de Ferraro que quelques instants seulement. Toute la nouvelle se déroule sans lui. Biondillo s’est aussi aventuré au-delà, il s’est permis d’écrire un livre (Per sempre giovane, 2006) qui fait partie du ‘cycle de Ferraro’, mais Ferraro n’y apparait jamais, ni n’est mentionné si ce n’est au passage, au risque que le lecteur ne le reconnaisse même pas." (Critique signée Wu Ming 1, apparue dans Nandropausa n°12, 02/07/2007, www.wumingfoundation.com). Dans les romans de Biondillo on trouve aussi l’animisme de la technique citée ci-avant : un des personnages est le distributeur de café du commissariat de police de Quarto Oggiaro, Milan.

13. Cf. Steven Johnson, Everything bad is good for you : how today’s popular culture is actually making us smarter, Riverhead, 2006.

14. Paco Ignacio Taibo II, “Vers une nouvelle littérature policière d’aventure ?”, in Ces foutus tropiques, traduit pas François Gaudry, Paris, Métailié, 2003, pp. 211-213.

15. Cette utilisation du What if est à mi-chemin entre l’uchronie potentielle et celle que Gianni Rodari, dans La grammaire de l’imagination (rue du monde eds, 1998 ; 1ère éd. it. 1973), appela "hypothèse fantastique". "Que se passerait-il si la ville de Reggio Emilia se mettait à voler ? […] Que se passerait-il si soudain Milan se trouvait entourée par la mer ? […] Que se passerait-il si la Sicile perdait ses boutons ? […] Que se passerait-il si dans le monde entier, d’un pôle à l’autre, d’un moment à l’autre, l’argent disparaissait ?

16. Critique apparue sur le site www.threemonkeysonline.com, octobre 2004. Et à propos des scènes de bataille dans L’œil de Carafa, personne ne s’est arrêté sur une phrase comme "de la poussière de sang et de sueur obstrue ma gorge" qui a pourtant une position voyante (Première partie, Chap. 1 quatrième ligne). Lisez-la bien : elle n’a pas de sens. A l’origine la phrase était : "De la poussière, du sang et de la sueur obstruent ma gorge", puis Wu Ming 3 proposa de l’accidenter, et nous convînmes tous qu’elle fonctionnait mieux dans sa version "incorrecte".

17. Et ce n’est pas tout, parce qu’à un niveau encore plus occulte, ésotérique, cette "sortie de l’orbite" fait écho avec au moins deux autres références "astrales", celles cachées dans les paroles "désirer" ("sidera" signifie étoiles en latin, "de" est le préfixe de l’éloignement, ergo "être loin des étoiles", ne pas recevoir de dons d’elles, ergo être en manque de quelque chose) et "désastre" (dis-aster, c’est-à-dire quelque chose qui ne tourne pas rond avec notre bonne étoile). Chaque fois qu’Hitler, guidé par son propre désir, sort de la vieille orbite et en occupe une nouvelle, il rapproche l’humanité du désastre, celui par excellence.

18. Pour une analyse plus approfondie des figures rhétoriques dans le livre de De Cataldo, cf. Nandropausa n. 12, 02/07/2007, www.wumingfoundation.com

19. Cf. Le préambule et la postface à la réédition italienne de 2005, Einaudi Stile Libero.

20. Cf. la double critique (tac au tac entre WM1 et WM2) apparue sur Nandropausa n.13, 13/12/2007, www.wumingfoundation.com

21. Wu Ming 1 et Wu Ming 2, "Mitologia, epica e creazione pop al tempo della Rete", 29/12/2007, www.carmillaonline.com

22. Il s’agit de l’incipit du roman La cité et les astres de Arthur C. Clarke [1956], traduit par Françoise Cousteau et Gilles Goullet folio SF n°104, Paris, Gallimard, 2008.

23. Cf. McKenzie Wark, Gamer Theory, Harvard University Press, Cambridge 2007 ; Alexander R. Galloway, Gaming : Essays on Algorithmic Culture, University of Minnesota Press, Minneapolis 2006.

24. Pour les réflexions à peine faites je me suis inspiré de la lecture du livre de Alan Weisman Homo disparitus (Paris, Flammarion, 2007), un essai de divulgation scientifique qui contient des passages d’une poésie authentique, étourdissante, émouvante, et dont il vaudrait la peine de s’occuper.

§ Ce texte est sous contrat Creative Commons "Paternité – Pas d’utilisation commerciale – Partage des conditions initiales à l’identique 2.5 Italie". La reproduction, la diffusion, l’exposition au public et la représentation du texte sont autorisées, à condition de fins non commerciales et que l’auteur et le contexte d’origine soient cités. Il est consenti de tirer des œuvres dérivées, pour lesquelles vaudront les conditions ci-dessus.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette