Serge Quadruppani

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Une interview inédite d’Andrea Camilleri sur 68 et les "années de plomb"

vendredi 20 juin 2008, par Serge Quadruppani

Cette interview a été recueillie en mars 2008, elle était destinée à paraître, dans une version abrégée, en accompagnement de l’article "Le fantôme des années de plomb dans le roman noir italien", qui devrait paraître dans le numéro de juillet 2008 du Monde Diplomatique. Par défaut de place, elle ne l’a pas été. La voici ici, in extenso.

Q. : Le commissaire Montalbano serait-il un soixante-huitard ?

C : Il est né en 50, donc en 68, il était entre le lycée et l’université. Il a eu des camarades soixante-huitards… de temps en temps, il lui revient à l’esprit d’avoir participé à 68… Dans un des romans de la série, il y a un épisode où il lit dans le journal qu’un de ses amis soixante-huitard est devenu président d’une banque importante et ça lui reste en travers de la gorge. Et là, je parle de Sofri, je dis que c’est le seul qui est resté en taule alors qu’il est innocent. Je crois qu’il y a une évaluation bourgeoise erronée de 68, présentée comme un moment d’anarchie. Moi, je l’ai toujours interprété différemment. Vu que les ex-soixante-huitards sont devenus d’honnêtes et excellents fonctionnaires de l’Etat, je pense que de 68 est née une génération très attentive aux règles, c’est-à-dire que cet ordre, nouveau, différent, qu’ils voulaient instaurer en 68, à partir du moment où ils ont commencé à faire carrière, comme Montalbano, aussi, qui est policier, ils ont amené avec eux des principes qui, en un certain sens, ont gouverné leur vie. Quand Fazio, son subordonné, dit à Montalbano : « Vous êtes un communiste enragé ! », en réalité, il ne l’est pas. Eventuellement, Montalbano a pris à 68 certaines idées qui sont maintenant dans son ADN mais il n’est pas communiste.

Q : D’après toi, cette confiance dans la légalité, cette envie d’avoir des règles, c’est une chose acquise en 68 ?

C : Pas seulement le respect des règles mais le désir de les modifier constamment de l’intérieur. Mon personnage de Montalbano, c’est vrai que c’est un soixante-huitard qui, avec le temps, a évolué mais on ne peut pas dire qu’il les respecte beaucoup, les règles…

Q : J’avais l’impression que c’était plutôt une attitude très sicilienne, cette souplesse à l’égard des règles…

C : Oui, c’est aussi très sicilien. Mais de cette affaire, il y a quelqu’un qui a très bien parlé, c’est l’historien Giovanni De Luna pour qui de cette génération de soixante-huitards sont venus d’excellents fonctionnaires, excellents non pas dans le sens de l’obéissance aveugle et passive à ce qui est dicté par la loi ou par les normes, tout au contraire, mais par rapport au fait de modifier ces normes à travers l’expérience de 68. C’est-à-dire une attitude de vrais démocrates… Selon moi, ils ne le savaient pas, mais les soixante-huitards représentaient une poussée démocratique.

Q : Comment as-tu vécu, toi, 68, tu peux me le raconter ?

C : J’ai participé à ma façon au mouvement de 68. Né en 25, j’avais donc 43 ans… J’étais à la RAI, mais surtout j’ai été professeur au Centre expérimental de cinématographie. Auparavant, j’y avais enseigné cinq ans puis j’étais parti en 66 parce que j’étais surchargé de travail, entre la RAI, la mise en scène de théâtre, j’avais arrêté. Mais en 68, les étudiants du Centre expérimental ont occupé l’institution et ont chassé tous les professeurs. Après quoi se présenta chez moi une délégation emmenée par Gian Maria Volontè, (lequel n’était pas étudiant, bien sûr, c’était pour eux un point de référence et lui aussi allait tenir des cours) qui vint me demander de revenir enseigner. Je fus évidemment très content de le faire mais je reçus des coups de fils menaçants des autres enseignants, j’étais un traître à leur classe. Donc les étudiants étaient barricadés à l’intérieur et ils n’ouvraient que pour me laisser entrer et sortir. (Camilleri raconte ensuite que la première chose qu’il vit en entrant, dans le hall du Centre, ce fut une horloge arrachée au mur et jeté à terre. Comme les étudiants ne se présentaient pas à l’heure prévue pour ses cours, 9 h, à la troisième fois, il demanda une assemblée et déclara : « la différence entre le révolutionnaire et le butor, c’est que le butor arrache l’horloge et la jette et quand on lui annonce le cours à 9 h, il se présente à onze heures. Le révolutionnaire, lui, il arrache l’horloge et quand on lui dit que le cours a lieu à 9 h, il se présente à 9 h moins dix. Au revoir et merci. » Et le lendemain, les étudiants furent à l’heure.)

Q : Vos cours, votre activité était en relation avec ce qui se passait ailleurs, dans la société ?

C : C’était uniquement ça. C’était surtout sur ce qui se passait, les leçons de mise en scène n’étaient faites qu’en marge… C’étaient surtout des leçons politiques, sur ce qui se passait dehors et qu’on ramenait à l’intérieur. Et ça a duré comme cela, durant toute la période de l’occupation. Il s’agissait, par exemple, de comprendre pourquoi certains gestes étaient stupides et pourquoi d’autres utiles. Par exemple, quand un étudiant a proposé d’incendier la cinémathèque nationale qui se trouvait dans l’édifice et où était conservée une bonne part de la cinématographie mondiale, et lui : « brûlons-la ! » et moi : « les gars, je vous avertis, si vous m’ouvrez et que vous me laissez sortir, moi je vais directement chez les carabiniers », heureusement, ils n’étaient pas tous d’accord avec lui, bien au contraire, la majorité, 90 % disons, était opposée. Il y avait un metteur en scène, pour l’instant je ne me rappelle pas son nom, qui filmait tout ce qui se passait, dans les luttes en cours. Grâce à 68, le Centre a connu une ouverture vraiment notable. Par exemple, le peu d’argent qui servait à faire les petits films de fin d’étude, un des élèves les a utilisés pour aller filmer les palestiniens dans leurs camps et a fait un très beau documentaire. Alors qu’avant le Centre ne produisait que des fictions, à partir de ce moment, le documentaire y est entré, alors qu’il n’y était même pas entré quand c’était Rosselini qui en était le président.

Q : Mais toi, tu étais plutôt proche du PC, non ?

C : J’ai toujours été proche du PC.

Q : Parce que dans cette période, il y avait déjà des affrontements entre le PC et le mouvement des étudiants.

C : C’est vrai, et de fait, beaucoup me traitaient de fasciste (il rit) mais ça ne me touchait pas… Si je dois te dire sincèrement comment je me sentais, je me sentais parfaitement à mon aise, parce que j’aimais ce type de rapport, non mandarinal, on se tutoyait, une fois, un gars m’a lancé un sabot, bien lourd, je l’ai évité habilement et moi j’ai dit : « tu vois, c’est un geste crétin, si j’avais eu un pistolet en ce moment, je t’aurais tiré dessus, et alors explique-moi quelle est notre dialectique en ce moment. » J’aimais beaucoup discuter. Une des choses les plus belles de 68, c’était la discussion, la discussion continue, et l’emportait celui qui avait le plus de résistance et moi, mes 43 ans, ils pesaient, je disais, « bon, ça va, les gars, laissons tomber ». Je dois dire j’aime la contestation, conclut Camilleri d’un air gourmand.

Q : Mais ensuite quand sont arrivés les faits dits de terrorisme, j’imagine que l’affrontement est devenu différent.

C : Là, la discussion a fini, du moment qu’on a laissé la parole aux armes, a fini toute possibilité de discours…

Q : Tu t’es senti du côté de l’Etat ?

C : Non. Je dois dire, en toute honnêteté que je me suis retrouvé, peut-être pour la seule fois, dans la position exprimée par Leonardo Sciascia : « ni avec les Brigades rouges ni avec cet Etat »… c’est-à-dire, le portrait de famille… les camarades qui se trompent, c’était toujours des camarades qui se trompaient et l’Etat était ce qu’il était alors…

Q : Mais ça, c’était difficile à dire, à l’époque…

C : Leonardo a eu le courage de le dire sur le journal le plus diffusé en Italie à l’époque, provoquant de sérieuses polémiques. Leonardo n’avait pas du tout peur de commettre des erreurs, il voulait que sur sa tombe on écrive, après il a changé d’avis, il voulait qu’on écrive « il s’est contredit », ce qui me semble très beau. Mais là, d’après moi, sa position était juste. (Elle n’était pas juste plus tard, quand il a parlé des « professionnels de l’antimafia », parce que des professionnels de l’antimafia, il en fallait mais c’est une autre discussion.) En moi, il y de la manière la plus absolue l’impossibilité de condamner, c’est peut-être une limite. Je n’arrive pas à condamner…

Q : Mais les fascistes, tu peux les condamner…

C : Les fascistes, oui, et pas à contrecœur. Mais je parle de ceux qui se croyaient l’avant-garde ouvrière. Alors, il était difficile de condamner ce qui aujourd’hui est seulement considéré comme des actes de terrorisme.

Q : Il est difficile aussi de mettre sur le même plan les attentats massacres comme celui de la piazza Fontana et les meurtres ciblés des BR.

C : Là, on entre dans un discours vraiment difficile, où il faut distinguer entre les attentats. Et moi, je suis disposé à faire ce discours, parce que je n’ai jamais dit que tous les morts sont égaux et je ne me sens pas non plus de le dire. …le discours à la porte de la Paix, « il est mort celui qui fuyait et celui qui montait », le héros et l’homme vil, ils ne sont pas égaux, tous les morts. Au niveau proprement physique, du fait d’être étendu à terre, oui, mais il n’est pas vrai que la mort transforme tout le monde en bons pères de famille, de la même manière, je fais des distinctions. Tu me diras, tu te contredis, eh oui. Certaines choses, je les condamne, d’autres au contraire, je ne peux pas les condamner, je ne peux pas. Parce que sinon, nous devrions revoir toute la leçon de ce qu’a été, par exemple, notre Risorgimento.

Q : Au moins, on peut parler d’erreur tragique. Le meurtre de Moro a été, sur le plan humain, une tragédie et sur le plan politique une erreur terrible, qui a mis fin à tous les espoirs de changement vrai… Ce n’est pas une condamnation pénale. Mais au moins, une condamnation politique, on peut la faire, non ?

C : Certes, celle-là, je la fais. Mais ce n’est pas qu’on devine toujours ce qu’on est en train de faire. Sur le cas Moro, peut-être que le plus lucide de tous, ça a été Berlinguer qui, après a démenti, quand Sciascia et Toto Gottuso sont venus le voir, défaits, alors que Moro était entre les mains des BR, et Berlinguer a dit cette phrase textuelle : « Ici, nous sommes devant un bel accord entre les services secrets de l’Est et la CIA ».


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