Serge Quadruppani

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Le côté lumineux d’Eymerich

A propos de Valerio Evangelisti

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani


Valerio Evangelisti est un ami. Après pareille déclaration, on est en droit de redouter un de ces bavardages rompipalle comme on en trouve aussi bien dans les fanzines de SF que dans les revues académiques, et qui vise surtout à satisfaire l’ego de l’auteur de l’article, aux dépens de l’écrivain dont il est censé parler. Deux sortes de considérations permettront ici d’échapper au danger de la complaisance. En premier lieu, je ne livrerai qu’un seul et unique détail sur ce qui nous lie, Valerio et moi : à plusieurs reprises, il a fait preuve de son sens de la loyauté amicale en même temps que de son attachement à l’honnêteté intellectuelle, dans des circonstances où ses intérêts personnels n’avaient rien à y gagner. C’est une attitude suffisamment rare en milieu littéraire (en particulier dans le monde du Noir français) pour être notée. En deuxième lieu, s’il est mon ami c’est aussi parce qu’il est Eymerich. A lire certaines interviews de lui(1), on ne peut que sourire de cette déclaration de l’individu qui, pour l’Etat italien s’appelle Valerio Evangelisti : « j’ai modelé Eymerich sur la part la plus obscure de ma personnalité ». Voilà une ruse que je n’oserai dire démoniaque mais qui partage tout de même avec celles du Malin (et de la société du spectacle) la capacité à inverser le réel. En réalité, un minimum d’investigations me permet d’affirmer que l’inquisiteur Eymerich est réapparu dans la deuxième moitié du XXe siècle sous la forme d’un personnage dont on retrouve la trace tour à tour sous les traits d’un étudiant à l’université de Bologne, d’un enseignant d’histoire, d’un militant en uniforme sandiniste au Nicaragua et d’un auteur à succès européen. J’entends avec délices le concert d’exclamations horrifiées des tenants de la political correctness : comment, non content de soutenir que Valerio est Eymerich, il affirme son amitié pour cet infâme inquisiteur qui prend un plaisir trouble à torturer l’hérétique, tout particulièrement du genre féminin ? Je me contenterais volontiers de répondre par le délicieux ricanement du corbeau qui annonçait mon feuilleton radiophonique préféré, (2) si je n’étais pas convaincu que la plupart des si nombreux lecteurs de Valerio sont en mesure de comprendre où je veux en venir. Dans son introduction à La psychologie de masse du fascisme, Reich écrit : « Mon expérience en matière d’analyse m’a installé dans la conviction qu’il n’y a pas un seul homme vivant qui ne porte dans sa structure caractérielle les éléments de la sensibilité et de la pensée fasciste ». Pour garder à cette phrase toute son actualité, à l’heure où l’un des héritiers du fascisme historique, vice-premier ministre et manipulateur des bouchers de Gênes, défend sur le vote des immigrés des positions progressistes que même la gauche n’avait pas osé avancer, il convient de donner au terme « fasciste » l’acception plus large de « partisan de ce monde froid » dont parle Valerio Evangelisti : défenseurs de la raison économique, intégristes évangélistes américains ou islamistes, fallacistes et autres ayatollahs de Wall Street. Et un minimum d’honnêteté nous obligerait à reconnaître que le monde dont rêve l’inquisiteur, univers glacé enfin débarrassé de la fatigue des sentiments, exerce sur chacun de nous une certaine fascination : nous avons tous un bout d’Eymerich en nous. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. On combat d’autant mieux une réalité qu’on la connaît intimement. L’épistémologue Feyerabend soutient que l’origine de l’esprit scientifique est à chercher, au moins en partie, dans la démarche intellectuelle de l’Inquisition qui, au Moyen-Age condamnait à mort des coqs pour leurs comportements ou leur morphologie anormaux. C’est, mutatis mutandis, cette même volonté de faire dire sa vérité à l’Univers, au besoin en le torturant, qui a donné à la science les outils dont la bourgeoisie s’est emparée pour s’approprier le monde et le transformer à son image (en dépôt d’ordures). Et les présupposés idéologiques du manipulateur d’éprouvettes déterminent autant le résultat des recherches que les dogmes religieux commandant aux tenailles rougies. Mais de même que, dans le monde réellement inversé du Spectacle, le vrai est un moment du faux, le faux peut aussi être un moment du vrai, et la vision partiale, mutilée, que la science contemporaine nous offre du monde, peut aussi être utilisée, replacée dans une démarche plus vaste et plus humaine. La description des formes les plus atroces de la domination peut aussi être « incitation à la rébellion ». Valerio Evangelisti est en train de construire un des grands récits de ce tournant du siècle, saga renouvelant toute la littérature de genre, tressant le fil d’un moyen-âge qui évoque d’autres moyens-âges à venir, d’un présent qui résonne du passé et d’un avenir qui fait hoqueter l’histoire. Une de ces oeuvres multigenres et protéiformes qui reprennent les formules de la littérature populaire pour les dépasser et les arracher à leur récupération commerciale. Ce que démontre l’expérience de notre auteur, c’est que les traits autoritaires que nous portons en nous, nos folies et nos agressivités les plus secrètes, passées par l’alambic de la créativité, peuvent donner l’élixir d’une création libératrice. Voilà la leçon générale qu’on tire, a contrario, de ce catalogue de tous les dangers que représente l’œuvre de celui qui, au XXe siècle a pris (quelle ironie !) le nom d’Evangelisti. Voilà quelle est la Nouvelle, le sacrilège évangile qu’il nous apporte. Si un jour l’humanité réussit à se débarrasser du capitalisme sans sombrer dans le néant, elle ne le fera qu’en libérant, chez la plupart de ses membres, y compris ceux qui semblaient dominés par la mentalité « fasciste », le petit enfant qui savait aimer, à travers sa mère au nom de lumière, le principe féminin pourchassé à travers les siècles. Il faudra pour cela que se développe un mouvement des mouvements capables d’intégrer dans ses armes de construction massives l’amour et l’amitié. On aura compris que, sous le visage sarcastique et doux de Valerio, c’est Eymerich, le fils de Luz, qui projette vers notre époque son côté lumineux

(1) Le présent texte était destiné à l’origine, à être utilisé pour une interview menée par un certain Chianese, il a été un peu modifié pour sa diffusion on line. (2) Il Castello di Eymerich, sur la RAI, en 2002


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