Serge Quadruppani

Accueil du site > A usage professionnel… Bibliographie et informations sur (...) > Tenter Babel dans le chaos haïtien : une lecture de Vénénome de Serge (...)

Une communication au séminaire 2004-2005 du Centre de recherche texte et histoire de l’UFR des lettres et sciences humaines, Département de lettres, de l’Université de Cergy-Pontoise.

Tenter Babel dans le chaos haïtien : une lecture de Vénénome de Serge Quadruppani - 1ere Partie

Par Christiane CHAULET ACHOUR

mardi 28 juin 2005, par Christiane Chaulet Achour

Entre narcissisme d’auteur et curiosité authentique, j’ai lu ce qui suit avec beaucoup d’intérêt. Quand il est bien mené comme ici, le travail de la critique littéraire poursuit le chemin de significations sur lequel la fiction n’avait fait que quelques pas... (S.Q.)

Lorsqu’on consulte un serveur sur internet et qu’on clique « Babel », le nombre de liens est impressionnant, le mot lui-même renvoyant à un océan infini. Comment résister alors à ajouter une occurrence de plus à ce florilège, en lisant un des romans récents de Serge Quadruppani, Vénénome , quand on découvre à la fin de la fiction, la « Babel expérimentale » du Dr. Pralinh en Haïti ? La surprise est de trouver le terme mais non le thème : en effet, depuis le début du roman, on est plongé dans Babel - au sens de confusion des langues - : dans l’auto-fiction de la fiction que propose le narrateur-écrivain, Antonin, où l’inscription des langues autres que le français renvoie à l’écrivain-traducteur qu’est Serge Quadruppani qui prend, à l’évidence, un plaisir extrême à ce télescopage linguistique ; elle renvoie aussi au choix, pour la fiction qu’invente Antonin, d’un personnage de jeune doctorante en linguistique qui ne recule devant aucune aventure pour faire progresser la Science... de Grozny en Haïti !

Une auto-fiction dans la fiction

Vénénome est un roman en huit chapitres mêlant plusieurs trames narratives qui s’entrelacent et se répondent en une structure dont l’hétérogénéité et la cassure sont les constantes. Jamais lassé _ ou presque..._ par les sauts d’une trame à l’autre, le lecteur doit être en état de veille constant et ne peut suivre paresseusement les méandres d’une histoire bien ficelée où un narrateur secourable tient son attention en éveil par ses petites ficelles. La première lecture laisse une impression chaotique d’où surnagent des moments forts qui ne peuvent être les mêmes selon le lecteur ; pour le lecteur s’intéressant à Haïti, une grande impression de malaise et d’inachevé aussi bien dans le traitement du sujet « Haïti » que dans la représentation de l’île. L’écriture fait le récit de sa propre gestation puisque le roman raconte la tentative avortée pour cet écrivain peu médiatisé qu’est Antonin d’échapper à l’auto-fiction en inventant un personnage qui l’éloigne de ses préoccupations personnelles et en intercalant, non seulement la fiction de Prune, jeune linguiste à la recherche de langues disparues mais aussi des contes qui composent les chapitres 3, 5 et 7. Il y a, bien évidemment, des échos entre l’auto-fiction d’Antonin et le contenu des contes mais c’est seulement avec le 3ème conte au chapitre 7 que l’écrivain mêle ses autres trames narratives à la parole contique et insère aux pages 131 et 132 une réflexion sur la vraisemblance narrative par un dialogue entre l’écrivain et Antonin, l’un lisant au-dessus de l’épaule de l’autre les pages qu’il saisit sur son écran. Cette analyse laissera de côté les interrogations plus personnelles d’Antonin sur ses échecs de reconnaissance dans le champ littéraire, sur ses « couples » successifs, sur ses pannes et ses prouesses sexuelles, sur le jeu entre conte et auto-fiction autour du refus d’avoir un enfant. Ce qui la retiendra est le jeu des langues caractéristique indispensable d’une écriture babélienne. Dans l’auto-fiction, ce jeu de langues accompagne d’abord la rupture des parents puis la tension du rapport père/fils. La difficile saisie identitaire du sujet par lui-même s’impose dès la première page puisque le « je » sort du sommeil sans plus savoir qui il est, un court « lapsus de temps » :

« J’ai dit lapsus, c’est laps qu’il faut, ma langue a fourché. A four chaud. Bon, ma langue au four, on va pas en faire un plat. J’ouvre les yeux. Noir. Il fait noir comme dans un... Allez, on s’arrache. On sait qui on est. On veut le dire. On bouge des lèvres gourdes, on se nomme :
 Vénénome. Non, c’est pas ça. Je m’appelle Antonin et j’écris l’histoire de Prune.

Je m’appelle Prune, se dit-elle en s’arrachant à l’hébétude brûlante de la nuit haïtienne (...) l’électricité est encore coupée et donc la climatisation arrêtée, ce qui fait que ma langue voudrait pendre hors du four rouge de ma bouche. Dans le noir absolu, Prune se prend au filet de la moustiquaire (...) » (p.9)

En quelques lignes d’ouverture, le « je » d’Antonin est devenu le « je » de Prune puis, reprenant la main, le narrateur la désigne par « elle », Prune, racontée par Antonin : le jeu des personnes de ce récit est en place sous le signe d’un lapsus de langue et cette interchangeabilité d’Antonin et de Prune est imposée et expliquée au lecteur pendant tout ce premier chapitre ! La suite met en place « le sujet haïtien du roman » : le lieu de l’écriture d’Antonin, censé être le lieu d’escale du personnage Prune, un hôtel haïtien peu ragoûtant avec un chien puant, un factotum résigné qui invective le chien dans la nuit, en créole : « Al couché vyè chyen, movè dyab ! » ; l’objet du séjour haïtien de Prune, jeune linguiste qui veut aller enquêter à l’Institut de la Ravine-du-Monde, géré par l’Eglise des Tout Derniers Jours ; sa première démarche est une visite au révérend Hyacinthe, le patron de cette Eglise qui la reçoit dans le noir (il est aveugle) et lui interdit formellement mais d’une voix doucereuse de poursuivre son projet. Or, elle a été prévenue que ce révérend Hyacinthe est « le vrai maître de la côte nord et de ses trafics » (p.13). Corruption, maffia, misère et ONG forment le fond de cette première évocation d’Haïti dont le titre est la traduction d’un proverbe haïtien, « Ravèt pa janm gen rezon devan poul, la blatte a jamais raison devant la poule ». Il est question aussi de scorpion et de venin... Vénénome... nous allons y venir.

Le second chapitre est un flash-back, centré sur l’antériorité d’Antonin dont nous ne retiendrons que les éléments de diversité et d’unité linguistique.

« Au commencement était le verbe... », ici le verbe, marque d’altérité, d’Antonin Pandolfi, le grand-père maternel, est son cri de peur avant sa mort :

« ‘M’en vau ! M’en vau !’, ce qui, en français du Nord, se prononce ‘m’ein vaou (bis) !’ et signifie ‘Je m’en vais, je m’en vais’ (...) on criait avec lui, de toute la force de nos voix enfantines : ‘M’en vau ! M’en vau !’ » (p.23) « Il y a aussi, en italien, le feuillet de démobilisation d’Antonin le vieux, daté du 23 septembre 1918, qui atteste qu’il a servi dans les bersaglieri, et, en français, son certificat de naturalisation daté de 1921. De quoi faire du solide récit naturaliste et barjaquer sur les racines avec une bonne dose de régionalisme linguistique. » (p.27)

Suit toute une explication sur les mots enregistrés en français en comparant le correcteur orthographique de l’ordinateur et le dictionnaire (pp.28-29) . A Antonin Pandolfi répond Antonin Lombardo, le narrateur (on apprend son nom par le répondeur téléphonique) qui évoque ses racines du midi par le biais de ses souvenirs familiaux.

Simultanément est introduit le motif du scorpion et du venin. L’enchaînement lexical et sémantique est déclenché par le cadeau de son père et de sa belle-mère, un parfum « Skorpio » :

« Bon, alors là, cher papa, chère marâtre, alors, là, tant pis pour vous, vous l’aurez cherché. Me voilà piqué au vif, vous m’avez refilé le malaise, comme ce Pandinus Imperator qui, une certaine nuit d’été, me tomba dans le cou (...) ^ Le Pandinus Imperator, le plus gros scorpion du monde, était le héros de mon premier roman bien heureusement demeuré inédit » (p.26)

Son amie d’alors lui offrit en cet honneur un beau scorpion naturalisé qui, une nuit, lui tomba dessus ! Et subitement, au souvenir de la sensation ressentie, le texte intègre une expression proverbiale en latin qu’on relie nécessairement au titre :

« In cauda venenum. Dans la queue le venin : cher père que j’ai compris et pardonné, tu saisis la métaphore ? A la fin, j’enverrai le poison que pendant quarante-neuf ans, j’avais gardé pour moi. Prépare-toi. Peut-être vas-tu me poursuivre en justice, n’hésite pas, ça me fera de la pub. Mais attends la suite, attends que j’aie terminé le livre. Attends la fin (...) Donc, c’est décidé, cette fois, je balance tout. J’envoie la purée familiale à la gueule du monde (disons de mes huit cents lecteurs). » (p.27)

Une allusion inaperçue au premier chapitre acquiert alors du relief. Prune a répondu au révérend Hyacinthe et commente sa répartie trop vive : « scorpion prêt à cracher son venin dans cette grenouille noire tapie derrière son bureau, même s’il fallait sombrer avec le batracien. »(p.14) Toutefois, ce proverbe latin n’a pas surgi de rien dans le texte. Antonin a sorti toutes sortes de documents familiaux dont des lettres échangées par ses parents au moment de leur divorce. La mère, fille du peuple, s’adressait au père, notable, en le vouvoyant :

« La fille de maraîchers de La Crau mise au boulot après le certificat avait trouvé malin de conclure par une citation latine. Mais non content de lui donner un sens passablement bouffon, elle l’avait écrite comme elle l’avait entendue : « in coda vénénome ». Et ce salaud de Jules, du haut de son diplôme d’ingénieur, lui avait répondu une lettre bien sarcastique. A la suite de quoi, notre mère avait acheté un cahier sur lequel... et où est-il ce cahier ? » (p.29)

Cette fois le titre du roman surgit bien dans le texte même : Vénénome. Le romancier n’en reste pas là. Scorpion, venin, mère, père continuent à hanter le texte. Au chapitre 6, Antonin y revient avec insistance :

« Reprenons. Roberte Lombardo pensait que la trompe des hommes était pleine de venin. Voilà ce qu’elle avait besoin de dire à Jules Lombardo, l’homme qui venait de la quitter. Sur la nature du toxique, elle ne s’était pas étendue, sans doute persuadée de l’évidence absolue de la chose. » (p.94)

Ce n’est qu’au chapitre 8 qu’on plonge vraiment dans le cahier de la mère, plein de définitions dont trois sont citées :

« Epais et carré, il contient cinquante pages, dont les deux tiers remplies par l’écriture nerveuse de sa mère. Donc, quand elle avait fini de torcher, baffer, consoler, embrasser, nourrir et coucher sa marmaille, Roberte se livrait à des recherches langagières entreprises entre autres pour ne plus jamais avoir à subir une brûlante humiliation comme celle infligée par Jules, après qu’elle lui avait écrit « in coda vénénome ». Le plus souvent, les mots s’enchaînaient au long des pages sur le principe du marabout-bout d’ficelle, la liaison des sons étant remplacée par celle du sens. (...) De ça, Antonin cherche à faire des phrases. » (p.142-143)

Cette fois ce n’est plus l’usage métaphorique habituel du proverbe latin mais une image créée par Roberte qui est beaucoup plus sexuelle et adaptée à sa situation. Ce qui est plus intéressant pour nous que cette double métaphorisation est l’effort fait par Roberte pour acquérir la « bonne » langue et ne plus être pris en flagrant délit d’incorrections et d’incompréhensions. Du grand-père au petit-fils, la mère est donc une étape de l’hétérogénéité linguistique à son homogénéisation. L’intégration au sens commun passerait par le recul du chaos babélien, auquel, pourtant, l’écrivain adulte semble revenir avec délectation.

De la mère à Lise, l’éditrice qui prend soin de lui depuis des années, il n’y a qu’un pas qu’on franchit dans l’apparent désordre des trames narratives. Ne pouvant plus lui donner les subsides qui le font vivre, elle lui conseille de demander une bourse d’écriture. Ce qu’Antonin fait, sans enthousiasme. Il insère alors dans son auto-fiction, la lettre au Ministères des A.E. : « Projet d’écriture d’un roman à Haïti présenté par Antonin Lombardo » (pp.46 à 48) . Il éprouve le besoin de préciser que si, pour la circonstance, il a pris son « style endimanché », le fond de la demande correspond à quelques choses de bien réel :

« Le livre a bien existé, les ateliers d’écriture ont bien eu lieu et le conte du mort qui s’éveille trois fois m’a bien été rapporté par une fillette haïtienne. Simplement, l’état d’esprit décrit est daté. Pour la plus ancienne colonie qui se soit libérée les armes à la main et pour ses habitants, descendants de ces esclaves qui ont flanqué la pâtée aux glorieuses armées napoléoniennes, j’ai bel et bien éprouvé la curiosité exprimée par la lettre. A présent, je n’éprouve rien. Qu’un simple soulagement à l’idée que, peut-être, je n’aurai pas de problème de loyer pendant deux ou trois mois... » (p.48)

Pour que le projet ait quelque chance d’aboutir, il y est allé de son couplet sur la francophonie qu’il brocarde immédiatement après, dans une parenthèse :

« (...)(s’il y a un truc dont je me contrefous, c’est bien du sort du français dans le monde : voilà plusieurs siècles que cette langue a accompli son destin, qui était de servir de terreau à l’anglais. En ce qui me concerne, la planète entière peut bien parler américain, pourvu que subsiste au moins un lecteur capable de lire ma langue),(...) » (p.48)

Le père enfin, troisième personnage central de cette auto-fiction, a essuyé plus d’une allusion perfide depuis le début du roman, mais il n’est introduit, en chair et en os si l’on peut dire, que dans le sixième chapitre où Antonin se souvient de la fête organisée pour ses 80 ans. Une quinzaine de pages sont consacrées à l’événement et dans le chapitre 8, une dizaine de pages seront consacrées à ses funérailles. Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport père/fils mais ce n’est pas l’objet de cette contribution. Si auparavant l’accent a été mis, côté maternel, sur une acquisition fautive de la langue due à une origine étrangère et populaire, côté paternel, le patchwork linguistique n’a pas du tout la même connotation. Il est valorisé par la référence littéraire et le statut de langue de l’occitan que le père maîtrise au point d’écrire un poème dit en la circonstance et cité entièrement dans les deux langues (pp.112-114). Antonin s’est empressé de clamer à haute voix : « - Rien compris à cette langue de sauvage ! » Au moment de l’enterrement du père, Antonin fait l’inventaire des « biens » du père, dont : « les ouvrages de botanique et d’ornithologie méditerranéennes, d’histoire locale et d’érudition provençale, tout le bric-à-brac de la vie du vieux les entourait encore » (p.144). On ne pourra s’étonner alors qu’il comprenne les répliques en provençal qu’il entendra en Haïti.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette