Serge Quadruppani

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Jean-Patrick Manchette, l’écriture de la radicalité

mercredi 7 mai 2008, par Serge Quadruppani

Traité d’"admirateur" de Manchette dans un article de Libération, me voici obligé d’avouer que dans ma vie, je n’ai jamais "admiré" que certaines parties de l’anatomie féminine. En revanche, oui, une connivence fraternelle, je l’ai ressentie envers Jean-Patrick, comme avec tous ceux qui pensent qu’ "ils vont être détuits, les rapports de production capitaliste". Et qui vivent cette conviction à travers la question du STYLE : dans la vie, dans la création, dans les relations avec les autres...

Dans les dernières années, quand on téléphonait à Jean-Patrick Manchette, on tombait immanquablement sur le répondeur qu’il avait mis entre le monde et lui et qui disait : « Nous sommes absents, ou occupés ou endormis... ». Après avoir été la marque de son style, le retrait était devenu celui de sa vie. La maladie y était certes pour quelque chose, mais aussi et surtout son appartenance à un courant de la critique sociale, né dans le sillage de l’Internationale Situationniste, pour lequel le style et la vie, c’est tout un.

Pour qui l’ignorerait, l’Internationale Situationniste, l’IS pour les initiés, a été créée par la fusion plus ou moins réussie d’un courant révolutionnaire marxiste antiléniniste et antistalinien (incarné en France par la revue Socialisme ou Barbarie) et du courant littéraire qui va de Dada au lettrisme en passant par le surréalisme. Sur la fin de sa vie, son représentant le plus connu, Guy Debord, a été transformé par les journalistes et les littérateurs mondains, avec la collaboration, il faut bien dire, du principal intéressé, en une espèce de dandy hautain contempteur de son époque et dépourvu de tout espoir de transformation sociale. Mais réduire Debord à ça, c’est oublier que les premiers paragraphes de l’œuvre par laquelle il a marqué son époque, la Société du Spectacle, sont un détournement des premières pages d’un livre de combat révolutionnaire, le Capital.

C’est le situationnisme et le Debord encore révolutionnaire des années 70 qui occupaient une place centrale dans la tête et le cœur de Jean-Patrick. Quand je parle du cœur, ce n’est pas par hasard, puisque, paradoxalement pour des gens qui, dans l’écriture, prisent surtout la litote et l’ironie sarcastique, la dimension affective était essentielle dans les relations qui liaient le premier cercle des situationnistes aux autres, alliés, contacts, suiveurs et imitateurs. Dans cette mouvance, l’insulte réciproque suivait souvent de près le contact et l’adhésion. Pour ceux qui n’ont pas connu ces milieux, il faut lire la correspondance de Debord ou la biographie de celui-ci par Christophe Bourseiller pour prendre la mesure de l’espèce de terreur que faisaient régner Debord et ses séides, en pratiquant pour des raisons souvent futiles l’excommunication, à l’image des papes des avant-gardes précédentes, André Breton et Isidore Isou. Manchette a eu sa part d’insulte, son épouse s’étant même fait, en raison de son lien conjugal, refuser une traduction par Lebovici, éditeur de Debord qui s’efforçait d’en devenir le clone. Je parle du cœur, mais il est un autre organe qu’il faudrait mentionner, le foie, mis lui aussi à rude épreuve par la pratique de l’alcoolisme si répandue en ces milieux. Les plus profondes théorisations et les plus violentes séparations ont eu souvent lieu au coin d’un zinc parisien. La paranoïa alcoolique explique largement l’hystérisation des rapports et les délires dans lesquels le pape situ s’est souvent obstiné contre toute raison : ainsi de ses théories sur le terrorisme d’extrême-gauche italien, entièrement manipulé, d’après lui, par les carabiniers, ou de son obstination, malgré les démentis de ses proches, à identifier Manchette avec Pierre Georges, autre proche des situs des années 70. Malgré ou à cause de cette atmosphère, Manchette, tout en étant capable de voir les défauts de la théorie et les ridicules du personnage, est resté marqué jusqu’à la fin de sa vie par une sorte de culpabilité rentrée : dans la vulgate radicale situ, avoir choisi d’écrire des romans commerciaux, c’était en effet, déjà, être passé du côté de l’ennemi.

« Starlette de la littérature » : ainsi s’autodéfinissait Manchette dans la première lettre qu’il m’écrivit, alors que j’étais directeur de publication de Mordicus, revue qui s’obstinait à défendre des positions anticapitalistes radicales à l’orée des années 90. On eût dit qu’il s’attendait à ce que je lui réponde par la traditionnelle lettre d’insulte. Il était là dans la continuité du texte qu’il a publié dans Les Nouvelles littéraires du 30 décembre 1976, « Cinq remarques sur mon gagne-pain ». Après avoir distingué le roman à énigme, roman du rétablissement du Droit bourgeois, du roman noir, pour lequel l’ordre dudit Droit n’est pas bon, Manchette décrivait ainsi la place de la lutte de classes dans le roman noir : elle n’y est pas absente « de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici, les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir... ». Et dans le point 5, relevons : « La fin de la contre-révolution et la reprise de l’offensive prolétarienne sont, à terme, pour les professions intellectuelles, la fin de tout. Entre autres choses, le roman noir va prochainement disparaître, phénomène qui présente une notable quantité d’importance nulle... » Enfin, il concluait dans un P.S. : « Il ne s’ensuit pas qu’avoir passé, comme on dit, son temps et sa jeunesse à écrire des romans noirs ou dans les Nouvelles littéraires (liste non limitative) sont des choses qui seront automatiquement pardonnées. »

En 1990, la contre-révolution n’était pas finie, l’offensive prolétarienne se faisait toujours attendre et le roman noir, pour notre plus grand plaisir, était loin d’avoir disparu. Mais Manchette demeurait dans l’attitude auto-dénigrante, entre humour et masochisme, définie par son P.S. Toutefois le schématisme, l’arrogance, l’aveuglement volontaire, tous les aspects lamentables du situationnisme ne doivent pas nous faire oublier que ce courant a représenté, autour de 1968, un des plus haut points de la pensée radicale, expression particulièrement réussie de ce qu’il y avait de plus neuf dans l’époque, très loin des pitreries maoïstes et des pauvretés trotskistes (à la facilité de ces dernières formules polémiques, on devinera que j’ai, moi aussi subi son influence). En mettant le doigt avec Debord sur la puissance du Spectacle dans les sociétés modernes et en exigeant, avec Vaneigem, que la révolution ne soit pas un idéal séparé de la vie quotidienne, les situs ont donné une langue à la révolte, pour le XXe siècle finissant et pour celui qui suivrait.

Parée des prestiges du français Grand Siècle avec ses périodes, ses expressions volontiers désuètes, et son respect maniaque de la grammaire (y compris parfois du subjonctif dans ses formes les plus rigolotes), cette langue superbe paraît parfois tout droit sortie des mémoires du Cardinal de Retz (mémorialiste abondamment cité par les situs) : paradoxe d’une critique de la modernité capitaliste qui va chercher de quoi se dire dans l’idiome des aristos de l’ancien régime. A cela s’ajoute l’influence du style hégélien du jeune Marx avec ses renversements du génétif (philosophie de la misère et misère de la philosophie), le goût du détournement non signalé et un vrai sens de la formule. Au final, une langue tranchante, qui eut d’autant plus de prestige qu’on entrait dans une époque où la langue devenait un outil incertain, marqué par la concurrence déloyale que faisait le patois télévisuel au français d’outre-tombe enseigné à l’école. La séduction et l’intimidation exercées par le situationisme s’explique aussi par son style littéraire qui évoquait un temps où les mots n’étaient pas passés à la moulinette de modes mercantiles.

C’est cette langue que Manchette a repris à son compte et travaillé à sa manière. Mais tout ce qui, dans le confinement du bistrot situ, prenait des accents d’aigreur, devient joyau de vérité, joyeuse perfidie et provocation allègre dans les récits de Jean-Patrick. Ainsi de la fameuse notation, qui, comme en passant, inaugure et clôt le Petit bleu de la côte ouest : si, nous dit l’auteur, son personnage de cadre supérieur qui va tuer et manquer être tué avant de revenir à la normalité oppressante, si ce personnage se trouve là, en train de tourner en rond sur le boulevard périphérique parisien, c’est « en raison de sa place dans les rapports de production ».

En théorie, Manchette défendait une conception austère de l’écriture. Dans un monde, expliquait-il, où triomphe le spectacle et la manipulation, s’abstenir d’entrer dans l’intériorité des personnages était encore la démarche la moins manipulatrice. Pour citer un de ses derniers textes : « L’époque de barbarie où nous sommes entrés se prête moins que jamais aux effusions romantiques » (J.-P.M, Chroniques, Rivage, p.314). Dans ce monde-là, selon lui, il n’y avait plus de place pour l’effusion lyrique. Son modèle revendiqué était Dashiel Hammet. Mais, relisant La Moisson rouge, on constate combien le comportementalisme peut être souvent efficace (la célèbre première scène où la simple description de la tenue d’un flic annonce la pourriture qui gangrène la ville) et parfois ridicule : au lieu de dire qu’un homme est tout simplement en colère, Hammet détaille une série d’expressions faciales qui pourraient tout aussi bien manifester une crise d’épilepsie.

Manchette était préservé de ces dérapages par une qualité qui manquait décidément à son modèle : un très fin sens de l’autodérision. Ailleurs, dans le Petit bleu : « je l’ai tué hier, dit soudain Gerfaut. Je lui ai fracassé son putain de crâne, je lui ai cassé la tête. Et Gerfaut stupéfait fondit en larmes. Il replia ses bras sur la table de formica, posa son front sur ses avant-bras et sanglota nerveusement. Ses larmes s’arrêtèrent tout de suite mais il demeura plusieurs minutes à frémir et à aspirer et expirer de l’air avec un bruit d’instruments de musique brésiliens. » A qui ira-t-il faire croire que ces poilants instruments de musique brésiliens, c’est du froid comportementalisme ?

Mieux que personne (c’est littéralement vrai : aucun auteur de roman noir contemporain ne peut se mesurer à lui sur le terrain du dialogue - sur aucun autre terrain d’ailleurs), le scénariste que fut Manchette savait rendre la logique des émotions à travers les incohérences de la parole. Son attention maniaque aux objets, en particulier la précision de ses présentations d’armes (c’est sur ses indications d’une chronique dans Charlie Hebdo que je me suis procuré, pour mes propres romans, les ouvrages du spécialiste Dominique Venner, par ailleurs d’extrême-droite, bien sûr), l’exactitude sociologique des costumes, tout cela trahissait un regard proche du Perec des Choses, livre salué en son temps par les situationnistes. Dans la Position..., encore : « Derrière les vitrines obscures, il y avait des centaines de costumes vides, des milliers de chaussures vides, des milliers d’étiquettes carrées en carton où figuraient des prix en livres sterlings et quelquefois en guinées » Cette description, au détour d’un paragraphe, en dévoilant mine de rien l’absurdité d’un monde de marchandises, provoque le rire et puis le rire se fige quand passe l’image d’autres accumulations de chaussures vides, vers la fin de la deuxième guerre mondiale... L’art de Manchette excédait de partout le cadre formel où lui-même prétendait l’enfermer.

Quand, après que nous nous sommes écrits et téléphoné pendant des années, je l’ai rencontré pour la première fois en chair et en os (déjà, il n’y avait plus beaucoup de chair), ce ne fut pas par hasard si cette première rencontre se déroula au milieu des émeutes qui animaient le XVIIIe arrondissement parisien après le meurtre d’un jeune Noir dans un commissariat. A cette occasion, en raison même de son état physique manifestement si fragile, et aussi de son allure élégante, il put s’approcher des flics des BAC dont c’était alors une des premières sorties dans les manifs (par la suite, leur présence et leur tactique d’enlèvement, en plein milieu de la foule, de manifestants « repérés » allaient se banaliser). Les photos de ces nervis hargneux furent ensuite publiées ici et là (notamment dans Mordicus). Lors d’une de ces perquisitions par lesquelles la maison poulaga exprimait un intérêt très disproportionné pour nos modestes activités, des camarades eurent le plaisir d’entendre les condés râler contre le type qui avait pris ces photos. Evidemment, malgré leurs pressantes demandes, son identité demeura inconnue. Je peux bien le leur révéler, maintenant : le photographe, c’était le grand type très maigre qui brandissait son fume-cigarette dans l’air saturé de lacrymogène tout en déposant soigneusement et sans se cacher des bananes aux pieds des CRS. Ce dangereux trublion, c’était Manchette, un auteur de roman noir français de notre époque. En phase avec sa critique la plus radicale, très éloigné des marchands de bons sentiments et des micro-Béria qui peuplent le polar d’aujourd’hui. Un auteur qui reste, de très loin, et pas par hasard, le meilleur.

Je n’ignore pas avec quelle ironie il lirait cette espèce d’éloge funèbre. Et je l’imagine, mon cher copain, dans la peau de Griffu, ce personnage de la bande dessinée qu’il écrivit pour Tardi, ce personnage qui, à la fin, quand il est mort, nous dit : « Là où je suis, je ris. » Là où il est encore aujourd’hui, c’est-à-dire en embuscade derrière ses phrases, Manchette rit. Il se moque du monde, dans tous les sens du terme. Et nous, avec son aide, on va continuer à se moquer du monde, avant de le transformer.


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