Serge Quadruppani

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Fiche de lecture

Andare ai resti (aller chercher le fric)

Emilio Quadrelli, Andare ai Resti, banditi, rapinatori, guerriglieri nell’Italia degli anni Settanta, Derive Approdi, 2006

vendredi 23 juin 2006, par Serge Quadruppani


Le titre pourrait se traduire : « Aller chercher la monnaie, bandits, braqueurs, guérilleros dans l’Italie des années 70 ». Voici les premières lignes de l’introduction de l’auteur : « Dans ce texte, en faisant se croiser des existences apparemment incompatibles, j’ai essayé de raconter une histoire des années 70. A la fin de la décennie précédente surgissent en Italie, surtout dans la zone du triangle industriel (dans le nord entre Turin, Milan et la Vénétie, NDT), des formes de « criminalité » qui échappent aux milieux traditionnels et au fond, rassurants, de la déviance et de la criminologie. Sur l’arrière-fond du travail d’usine et de bureau, naissent des gangs de jeunes qui, en peu de temps, se transforment en de terribles « batterie », (équipes, NDT) de braqueurs, phénomène substantiellement ignoré par les sciences historiques et sociales. Et pourtant la ligne de conduite de ces bandits métropolitains n’était nullement étrangère aux modèles culturels dominants dans les quartiers ouvriers et prolétaires, de même que leur style de vie préfigurait cette impatience et ce refus de la médiation qui, en peu de temps, ont caractérisé une proportion non négligeable des générations des années 70 ».

Constitué de longs extraits d’entretiens d’anciens membres de ces bandes, et aussi de policiers, mafieux et membres des organisations politiques armées qui furent les témoins du phénomène, alternant avec les analyses de l’auteur, ce livre est un document exceptionnel et passionnant, à plus d’un titre.

D’abord parce qu’il nous restitue une histoire désormais ignorée en Italie même : celle d’un « banditisme social », né parmi de jeunes prolétaires qui voulaient rompre avec la vie d’usine, l’exploitation et l’arbitraire des caporali, les contremaîtres, et cela, sans discours politique. Leur style associait le besoin de liberté absolue au refus de s’en prendre à plus faible que soi. Cela devait les rendre ennemis, non seulement de la police, mais aussi de la criminalité organisée, de type mafieux ou autre, qui tissait de multiples liens de connivences et de négociations avec les forces de l’ordre, dans et hors des prisons.

Ensuite parce que derrière cette histoire d’une criminalité particulière, c’est tout l’esprit d’une époque qu’on perçoit. Un détail, parmi tant d’autres : dans ces groupes, les femmes étaient nombreuses et agissaient sur un pied d’égalité avec les hommes. Ce qui nous vaut, au passage, une scène très cinématographique, racontée en toute simplicité par une ancienne de ces bandes : lesbienne, vivant en couple avec une autre femme (ce qui ne les empêchait pas toutes deux d’avoir des aventures avec des hommes), ses goûts érotiques ne lui avaient jamais attiré de difficultés dans sa batteria mais un soir dans une boîte, elle s’est retrouvée confrontée à un « boss » de la vieille pègre venu la prendre à partie et mettre en doute la virilité de ses collègues de bande et elle, empêchant les dits collègues de réagir, sort un pistolet, l’enfonce dans la bouche du boss et l’oblige à s’agenouiller.

L’horreur des prisons et des pénitentiers psychiatriques de la fin des années soixante, la vie des faubourgs de Milan ou Turin où vivait une population ouvrière venue du sud de l’Italie, la naissance des hippies à l’italienne, la vie quotidienne chez les illégaux, le parler régional et argotiques, les grandes révoltes des prisons, autant de tableaux et de détails brutaux, joyeux, affreux ou hilarants. La confrontation avec les politiques emprisonnés et leur dogmatisme, leurs pratiques péri-mafieuses est aussi décrite sans complaisance, de même que la triste fin de cette « anomalie » que fut cette forme de criminalité. Le regard que jette un ancien des batterie sur l’état des prisons aujourd’hui (avec la disparition des anciennes solidarités de lutte et la guerre de tous contre tous) est à cet égard éclairant.

L’analyse, qui s’appuie sur une ample bibliographie (dont beaucoup d’auteurs non italiens, de Foucault à Hobsbawn, de Michael Davis à Polany en passant par Castel et Harendt), permet de replacer la parole des témoins dans le contexte socio-économique. Elle aide, contre le refoulement dominant aujourd’hui, à restituer l’esprit d’une époque, marquée par une violence dans les rapports sociaux dont on n’a plus idée. Et donc à mieux comprendre l’ étrange alchimie qui vit l’or de la révolte et de l’utopie se muer en « années de plomb ».


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