Serge Quadruppani

Accueil du site > Archives de l’avenir > L’anomalie anticapitaliste et ses ennemis (2)

Réflexions à propos d’un livre d’Alain Brossat

L’anomalie anticapitaliste et ses ennemis (2)

Démocratie et mouvements sociaux

jeudi 10 janvier 2008, par Serge Quadruppani


La démocratie est-elle simplement identifiable à la représentation parlementaire et au vote à bulletin secret ? Est-elle seulement un mode de représentation ? C’est l’avantage des mouvements sociaux de remettre en jeu dans la pratique les fondements mêmes du sens commun qui règle les rapports entre les gens, de cet ensemble d’évidences implicites qui forme la communauté minimale sans laquelle il n’y a pas de politique possible. En mars-avril puis en novembre-décembre 2007, des étudiants et lycéens français se sont battus à deux reprises contre des réformes aggravant la précarité et l’inégalité. Dans le premier cas, contre le CPE (contrat première embauche), ils ont gagné et largement participé à l’élimination de Dominique de Villepin du paysage politique. Dans le deuxième cas, lancée à l’assaut de la réforme sarkozienne de l’université, leur révolte s’est brisée contre les matraques et l’emprise de l’illusionisme sarkosziste sur la société. Au printemps comme à l’automne, le mouvement a été confronté de manière aigüe à la question du mode de délibération et de prise de décision, en même temps qu’à celle de ses rapports avec le reste de la société, ses institutions représentatives et ses médias.

La démocratie pour ou contre les mouvements sociaux ?

En mars-avril, deux expériences aux antipodes donnent une idée de ce qui fut exploré, entre pratiques minoritaires menacées de sombrer dans les caricatures autoritaires, et invention démocratique exposée au risque de rester autocentrée. A Paris, une tentative qui eût pu donner un espace et un souffle nouveau au mouvement, l’occupation des locaux de l’Ecole des Hautes études des sciences sociales (EHESS) par des précaires et des étudiants, s’est perdue dans la caricature des affrontements entre petits chefs radicaux faisant taire leurs contradicteurs au cri de “on est pas des démocrates”. A l’inverse, à Poitiers, les assemblées, échappant à toute influence syndicale, s’étaient auto-régulées au moyen de techniques venues du mouvement altermondialiste, avec recours à un langage des signes évitant que le dernier mot revienne à qui criait le plus fort. Mais le désir d’autonomie avait fini par couper le mouvement de la fac du mouvement national. En novembre-décembre, il y eut des assemblées où le fétichisme du vote finissait par réduire l’activité du mouvement à d’interminables procédures et où on laissa parler même les sarkozystes qui énoncèrent cette évidence “démocratique” : “de toute façon, vous êtes minoritaires, Sarkozy a été élu à 51%”. Dans d’autres assemblées, le fan-club de Guy Debord, (qui a connu un regain d’influence dans diverses provinces françaises), empêcha l’extension du mouvement à coup de provocations infantiles et de proclamations enflammées sans rapport avec le combat de l’heure. Dans les discours hostiles du pouvoir et des médias comme dans les délibérations internes, si les réponses étaient diverse, les termes de la question étaient souvent semblables : qu’est-ce qui était le plus démocratique, l’assemblée qui votait la grève ou le vote électronique mis en place par les présidents d’université pour la casser ?

Que le langage de la révolte aussi bien que celui de la défense de l’ordre établi fassent également référence au même concept démontre l’hégémonie de celui-ci dans le monde moderne. Sous peine d’être inaudible, ou renvoyé vers la tyranie, il est désormais impossible de penser la politique sans la démocratie. Mais la réciproque est-elle vraie ? Peut-on penser la démocratie sans la politique, c’est-à-dire sans ces actes fondateurs de la politique : énoncer un conflit et désigner un adversaire ? Mais la nécessité du conflit, qui implique toujours une intervention minoritaire, n’entre-t-elle pas toujours en contradiction avec la norme démocratique - au moins la norme démocratique dominante ? Il n’est pas sans signification qu’en France, pays où la politique a été si souvent bien faite dans la rue et si mal au parlement, la question démocratique ait été explorée et renouvelée, depuis quelques années, par différents auteurs nourris à la double mamelle de Marx et de Foucault. Peu avant la révolte des banlieues de 2005, Jacques Rancière a publié La haine de la démocratie (voir ci-contre - NDA : je fais allusion ici à une critique de la traduction du livre de Rancière qui devrait paraître en même temps que mon papier). En 2007 Alain Brossat, professeur de philosophie à l’université de Saint Denis, a fait paraître entre les deux derniers mouvements étudiants Le sacre de la démocratie, tableau clinique d’une pandémie, Anabet éditions, 2007.

Avec Foucault, “problématiser” la démocratie

Brossat commence par prendre la mesure de l’hégémonie de son objet : c’est une “sorte de nappe vaporeuse qui se déploie bien au-delà des injonctions proprement politiques”. Comparant le discours démocratique à celui de l’église catholique de naguère qui, à travers ses canaux innombrables (prêche, catéchisme, journaux, almanachs) régentait l’existence du croyant dans ses moindres détails, l’auteur énonce que le discours démocratique, “est doté de cette surface d’enveloppement pratiquement totale (…) si bien qu’aucun domaine social, aucune sphère de la vie, y compris le plus intime de la vie privée (…) ne lui demeure étranger”. Système d’évidence aux capacités d’inclusion toujours plus forte (car reposant sur la plasticité toujours plus grande des discours), le “mythe démocratique contemporain”, refoulant son historicité, repose en réalité sur l’exception et sur l’impensé.

L’exception : “Après tout, si vous vous arrêtez à ce qui est l’un des réquisits premiers de la démocratie représentative - l’existence des élections libres, loyales et dont toutes les parties prenantes s’engagent à respecter les résultats - il apparaît que le “poison” de l’exception tend à s’infiltrer constamment dans cette normativité même : lorsque des gouvernants ou des puissants statuent souverainement que des vainqueurs inattendus ne sont pas de “vrais” démocrates et ne sauraient donc gouverner légitimement leur pays (Algérie, Palestine, Iran)”. Et plus loin, Brossat précise : “L’ennemi politique de la démocratie (adversaire de ses principes ou bien opposant à ses formes sensibles, c’est tout un), devient ipso facto, un ennemi de l’humanité, un outlaw wanted dead or alive.”

L’impensé est celui de la puissance terrifiante de l’Etat démocratique : avec le nucléaire, le citoyen, “pour ce qui est de la question de la vie et de la mort, ne sera jamais qu’un objet exposé aux décrets, à la démesure de l’Etat”. Car “ à l’âge atomique, les puissances protectrices de la vie en sont aussi les puissances sacrificatrices virtuelles : la thanatopolitique, fondée sur la capacité des pouvoirs modernes d’administrer la mort en masse est le revers de la biopolitique qui prend en charge le vivant”.

Chez Brossat, “démocratie” et “pouvoirs modernes” sont des réalités sinon équivalentes, au moins profondément complices : notation importante pour comprendre qu’il est plutôt du côté des “opposants aux formes sensibles” de la démocratie d’aujourd’hui qu’ “adversaire de ses principes”. Cette précision interdit même aux critiques de la plus mauvaise foi, de le présenter comme une espèce de partisans non avoué d’un pouvoir autoritaire. Elle s’impose d’autant plus qu’il écrit en sa conclusion : “Le propre de la topographie dans laquelle est installé tout acteur de la vie politique se refusant à occuper la place du barbare ou du pirate est de ne pouvoir récuser la démocratie en tant que champ d’inclusion de ses pensées ou de ses desseins politiques.” En ce sens, dit-il, la démocratie c’est un peu comme Dieu ou le Diable de naguère : chacun “met en forme l’ineffable à sa façon”. Et de fait, on peut se souvenir que le discours religieux, quand il était l’horizon indépassable de l’époque, servit les pouvoirs féodaux ou ecclésiastiques, mais fut aussi utilisé comme discours émancipateur aussi bien par les masses millénaristes que par les penseurs utopistes ou par un Spinoza.

C’est seulement dans un mouvement pratique pour changer les conditions d’existence qu’on peut sortir du “mythe démocratique” pour tendre à la démocratie telle que la conçoit Rancière, comme exigence d’égalité, discours émancipateur revendiquant le pouvoir du “demos” contre les réactionnaires à la Finkelkraut qui l’identifient à la décadence consumériste. Dans la postface à la réédition (2007) de son magnifique recueil de textes choisis avec Alain Faure, et tirés de l’immense corpus des écrits de la classe laborieuse française au XIXe siècle, La parole ouvrière , Rancière écrit : “aujourd’hui autant qu’hier, l’égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l’on puisse nourir sur l’ordre social.”


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette