Serge Quadruppani

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Les années 80 : Etat d’urgence, « Lutte contre le terrorisme » et restauration

(tiré de Progetto Memoria, IIe année, n°3, printemps 1989 - les coupes sont de moi, SQ)

lundi 21 juin 2004


Les années 70 se terminent par des milliers d’arrestations, des dizaines de milliers de dénonciations, des saisies de périodiques, des inculpations d’avocats, de journalistes, d’universitaires, d’intellectuels. C’est la grande saison de la chasse aux « soutiens ». En réalité, que le pouvoir n’ait pas pris seulement pour cible les groupes armées et leurs sympathisants, mais la gauche révolutionnaire italienne toute entière, qu’il s’agissait de supprimer une fois pour toute, ce fait-là est démontré par le nombre des inculpés : plus de 40 000, chiffre qui excédait de très loin celui des gens appartenant aux milieux favorables à la lutte armée. La répression constitue l’un des cas où, pour saisir la période historique, l’anecdotique est plus utile que n’importe quelle statistique ou reconstruction neutre. On arrête un jeune qui, dans une pizzeria, a griffonné une étoile à cinq pointes sur une serviette en papier ; dans les scrutins électoraux on examine les personnalités des inscrits des circonscriptions où des bulletins ont été annulés pour inscriptions hétérodoxes, jusqu’à ce qu’on ait identifié et arrêté les présumés coupables ; les carabiniers mettent sens-dessus dessous la maison d’un professeur d’université, Enzo Collotti, et saisissent les fiches relatives à ses recherches, qui concernent surtout l’histoire du nazisme ; la participation aux funérailles d’une camarade abattue durant un échange de coups de feu, et qu’on a peut-être perdue de vue depuis des années, devient un chef d’accusation et un prétexte à arrestations ; une petite vielle de 80 ans finit derrière les barreaux pour collusion avec les BR (elle mourra juste après son élargissement) ; on saisit même le jeu de société « Corteo » (Manif), tellement dangereux que quelques mois plus tard, il sera repris par Mondadori ; et ainsi de suite. On pourrait continuer pendant des pages et espaces à énumérer les épisodes d’apparence folle ou grotesque, mais qui sont en réalité en cohérence totale avec le projet de parvenir à une « solution finale » du problème posé par l’existence d’une gauche révolutionnaire en Italie. Dans cette campagne systématique d’élimination, le cas du « 7 avril » constitue un épisode essenteile. D’un seul coup, on s’emploie (et réussit en grande partie) à décapiter la gauche de classe italienne, non pas sous l’aspect organisationnel, avec lequel les interpellés ont bien peu à voir, mais sous l’aspect intellectuel, en criminalisant et en retirant de la circulation les chercheurs qui ont le plus travaillé pour préciser les thèmes de l’extrême gauche et conférer à cette dernière une dignité culturelle ; et comme on ne sait pas trop bien de quoi les accuser (les procès-verbaux d’interrogatoire démontrent avec clarté que magistrats et témoins à charge n’arrivent pas à comprendre ni les idées ni le langage des interpellés, on modifie plusieurs les chef d’inculpation en s’efforçant d’en trouver un adéquat, pour finir par recourir aux « repentis », unique moyen de sortir de l’impasse. C’est justement à travers l’ « affaire du 7 avril », et la pléthore d’ « affaires » parallèles qui l’accompagnent en frappant des centaines et des centaines de militants, qu’apparaît l’identité du co-metteur en scène inédit de la vague répressive : le PCI. Les principaux magistrats engagés dans la chasse aux sorcières se situent dans l’aire d’influence de se parti ; à ce parti appartiennent les témoins à charge, autour de ce parti gravitent nombre d’universitaires qui s’emploient à dénoncer leurs propres collègue. La guerre contre l’extrême-gauche, une guerre d’extermination où tous les coups sont permis, est menée par les Pecchioli et autres Cossutta (auteur à son époque, de la sentence « les groupuscules sont les poux dans la crinière d’un cheval de race »), avec une absence de préjugés qui franchit les frontières de la dénigration pour aborder celles de la délation. Les sections du PCI se chargent de la surveillance des soutiens présumés, elles passent des listes de noms aux forces de l’ordre, distribuent des questionnaires formulés comme de véritables professions de foi, les réponses non conformes et les non-réponses rendant automatiquement suspect. L’appareil étatique inquisitorial a ainsi sur sa gauche la couverture qui lui est indispensable pour effectuer librement le tour de vis. Nous ne nous étendrons pas sur les aspects phénoménologiques de la répression, et nous efforcerons plutôt d’en voir les effets. Pour les comprendre à fond, il faut garder en tête que la gauche de classe italienne n’avait jamais eu la structure et la compacité d’un parti, hormis en quelques composantes spécifiques, mais qu’elle s’était toujours présentée sous la forme d’un mouvement, avec toutes les qualités et les défauts d’une telle configuration. Cela signifie, avant tout que le rôle prépondérant, à l’intérieur de cette gauche, avait été joué, non pas tant par la phalange des militants « durs » et convaincus, que par la masse énorme des sympathisants (appelés « chiens sans colliers ») qui l’accompagnaient, avec un degré de conviction variable, et en adhérant parfois non pas tant à l’ensemble de ses thématiques, qu’à telle ou telle en particulier, ou même simplement à ce climat - humain, culturel, juvénile, etc. - qu’on respirait à l’intérieur de ce courant et dans ses marges. Et c’est justement la catégorie des « chiens sans colliers » qui ont été les plus frappés par la vague répressive, même si, matériellement, elle s’abattit en premier lieu sur les « militants ». Tout à coup, coller une affiche pouvait entraîner l’interpellation, distribuer un tract pouvait signifier l’arrestation, fréquenter ou avoir fréquenté certains milieux pouvait coûter des années de prison ; et de même, collaborer à une radio privée, participer à une manifestation, écrire un entrefilet, exprimer un avis au mauvais endroit, garder chez une arme-jouet, avoir certaines adresses dans un agenda. A quoi sont ajoutées des formes répressives apparemment « mineures » comme les perquisitions, devenues pratiques constantes, destinées juste à gêner et qui, souvent, pour des jeunes pouvaient entraîner une crise avec la famille, le discrédit auprès des voisins, l’impossibilité d’avoir un journal ou un carnet d’adresse, un état de tension constante. Il est logique que la crainte se répande, que beaucoup préfèrent refluer dans la sphère du privé en attendant que passe l’ouragan, il est logique que le secteur des « chiens sans collier » diminue de mois en mois, exposant ceux qui ne cèdent pas à une répression encore plus forte ; tandis que, parallèlement, s’enracine une culture de la méfiance et du soupçon, mortelle pour les formes de socialité que le mouvement avait réussi à instaurer, et qui constituaient une composante fondamentale de son pouvoir d’attraction. En se comportant de cette manière, l’Etat exerce simplement son métier de machine répressive au service d’une classe, mais beaucoup des « libertés démocratiques » qui viennent ainsi mises en hibernation, quoique limitées au périmètre d’une société bourgeoise, ont été conquises par le prolétariat italien au cours de décennies de luttes très dures. En acceptant leur mise à l’encan et en coopérant à l’action répressive étatique, le PCI brade donc la partie la plus noble de son propre patrimoine. En croyant tuer la gauche révolutionnaire et ainsi se légitime aux yeux de la classe moyenne, la gauche institutionnelle en réalité se tue aussi elle-même, parce que c’est l’idée même de « gauche » qui est frappée.

La restructuration Pour traiter de la restructuration économique qui est l’arrière-fond de l’hystérie répressive, il faudrait des développements qui ne peuvent tenir en quelques lignes. La complémentarité des deux phénomènes est néanmoins assez évidente. Même si à la fin des années soixante-dix, la composition sociale de la gauche de classe est composite, il s’agit toutefois toujours d’un mouvement qui a eu ses origines dans les usines, et auquel les usines continuent de fournir une bonne part des militants plus décidés et préparés. Or, l’action répressive de type policier, si elle s’exerce sur tous les terrains, s’avère plus efficace à l’égard des sujets radicaux avant tout dans le social, c’est-à-dire dans les composantes étudiantes, juvéniles et marginales étrangères à la production, dont l’expansion territoriale opérait par des mécanismes qui allaient au-delà du rapport productif direct, en investissant un éventail de secteurs culturels, comportementaux et environnementaux. En revanche, c’est le rapport productif immédiat qui doit être entamé, si on veut empêcher la reproduction de ces segments de classe ouvrière qui assurent au mouvement antagoniste, sinon son profil global, du moins sa continuité. La décentralisation productive interne, le travail au noir et le travail précaire constituaient les mécanismes typiques des mécanismes de récupération du profit typiques de la décennie précédente. A cela, les années 80 vont ajouter l’intensification de la décentralisation productive internationale, accompagnée de l’introduction massive d’innovations technologiques susceptibles de réduire drastiquement non seulement le nombre de travailleurs, mais aussi le poids de la force de travail. Ce qui se répand, ce n’est pas tellement, ou pas seulement le chômage : c’est la menace de la sous-occupation ; dans le sens que le capital, auquel il est là comme jamais légitime d’attribuer un profil homogène, se dote d’instruments susceptibles de faire comprendre aux ouvrier qu’il peut à tout moment se passer de leur présence active dans le procès productif, remplaçable soit par l’apport de travail à coût réduit venant des secteurs décentrés dans le Tiers Monde, siège des technologies déjà anciennes encore indispensables, soit par la pure et simple automation, capable d’absorber les productions à haut taux technologique. Si le niveau d’inflation est parfois thermomètre indirect de la force ouvrière, comme certains le soutenaient, non sans raison, dans un récent passé, son abaissement progressif au cours des années 80, indice d’une flexion de la demande, marque la drastique hémorragie contractuelle de la force de travail de la grande industrie, soumise au chante d’une exclusion de la production et serrée de près par l’émergence d’une armée de cadres, de techniciens et de personnages intermédiaires dont une situation de technologie avancée exalte la fusion. Toutes les conquêtes ouvrières obtenues à partir de l’ « automne chaud » sont réduites à néant en quelques années : dans les usines revient la légitimité de licencier sous le moindre prétexte, on réintroduit la plus ample mobilité, une chape de discipline militariste tombe, on attente impudemment aux droits syndicaux les plus élémentaires ; enfin, pour couronner l’ensemble, on réduit, avant de la liquider, l’échelle mobile, dernière barrière presque symbolique, contre l’omnipotence récupérée par le patronat. Encore une fois, l’opération d’extermination des avant-gardes peut compter sur un complice occulte (mais pas trop) : le syndicat. La revanche du capital n’aurait pu avoir lieu si, avec l’adoption de ce qu’on appelé la « ligne de l’EUR », le syndicat ne s’était pas chargé de contenir la conflictualité dans des limites compatibles avec une récupération des forces du patronat, et cela en échange d’une illusoire co-gestion de l’économie et d’une tout aussi illusoire perspective de bien-être généralisé en raison de hauts niveaux de profit (le plus vieux et le plus banal des mensonges du libéralisme). L’acceptation du licenciement de 61 membres des avant-gardes de lutte de la FIAT, en des années où il était encore possible de s’opposer à des opérations de ce genre, fut le début d’une chaîne d’abandons, d’abord volontaires, et puis toujours plus obligés, au fur et à mesure que le patronat récupérait, avec l’accord syndical, cette force qui, durant les années soixante, semblait définitivement entamée. Dans ce cas encore, la gauche se suicide, croyant ainsi acquérir une légitimation et avoir accès à une portion de pouvoir. Quand le syndicat s’aperçoit (en partie seulement) de l’erreur commise, il est trop tard : le patronat a repris complètement le contrôle de l’usine, la classe ouvrière est en train de se disperser dans des services déqualifiés et mal rétribués, en laissant derrière elle des noyaux affaiblis et reconnaissants des salaires dérisoires qui leur sont accordés, et les retraités sont les seuls sujets que les organisations syndicales puissent désormais mobiliser. On aperçoit dans tout cela la vieille erreur de fond de la gauche institutionnelle : la conviction que le capital soit incapable de planification, et puisse surmonter ses propres crises seulement avec l’aide du mouvement ouvrier, lequel est ainsi légitimé à obtenir en échange une tranche de pouvoir. Illusion que l’extrême-gauche a toujours contestée en soutenant exactement le contraire, à avoir que le capital d’aujourd’hui est avant tout capacité de prévision et de programmation, et que la tache première des forces antagonistes est de bloquer cette fonction vitale. Incapable de comprendre cette vérité élémentaire et prisonnier du dogme réformiste, le syndicat s’abandonne, et la classe ouvrière avec lui, à une restructuration depuis longtemps planifiée pour effacer l’un et l’autre de la scène italienne. Tandis que la gauche révolutionnaire, décimée et pourchassée, n’a plus même de voix pour crier un platonique « on vous l’avait bien dit ».

Les cultures sociales Si éliminer physiquement un protagoniste social est relativement facile, il est moins facile d’effacer jusqu’au souvenir de ses idées de manière qu’elles ne puissent plus se re-proposer. Si le pouvoir réussit dans cette opération, au point de créer ce saut de générations aujourd’hui si palpable et ce vide de mémoire et de culture qui représente la principale caractéristique des années 80, on le doit aussi bien aux effets collatéraux de la re-structuration mise en route dans le champ économique-social, qu’à un projet précis et savant de reconquête du terrain culturel, soutenu par un transvasement irrépressible et voulu du milieu superstructurel dans le milieu structurel. Les « effets collatéraux » d’une restructuration industrielle visant à épargner de la force de travail sont faciles à deviner. L’élargissement monstrueux du secteur du chômage et de celui du travail mal rétribué, en particulier dans les services mineurs, a un effet dissuasif qui dépasse les limites de l’usine pour s’étendre à la société toute entière. Si la classe ouvrière, bradée par ses organisations, est sur la défensive et se scinde en une myriade d’individus singuliers disposés à accepter n’importe quelle condition salariale et réglementaire à condition d’occuper une occupation digne, pour des segments de la jeunesse bientôt destinés à devenir majoritaires, l’objectif d’un emploi bien rétribué, ou en tout cas d’un emploi, est d’une importance telle qu’elle transforme le cursus scolaire ou l’apprentissage d’un travail en une course individuelle, dont les règles sont l’adhésion a-critique aux valeurs dominantes et la contrôlabilité exaspérée entre concurrents. Son ainsi entamé, jusqu’à l’écroulement, les cultures basées sur la solidarité, sur la coopération, sur l’idée élémentaire que ce qui n’est pas à la porté d’un individu peut être à la portée d’un groupe ; tandis que se diffusent toujours plus des sous-cultures tournant autour de la suprématie individuelle et du mépris y compris moral pour le perdant, autrefois typique seulement du monde anglo-saxon. Ce n’est pas un hasard, si le « rambisme » dans toutes ses variantes, emblème de conflictualité inter-individuelle portée à son apogée, prend une place prédominante dans l’imaginaire collectif, tandis que la croix celtique s’affirme comme expression prévalente dans la symbologie juvénile, et cela non pas tant pour ses dérivations idéologiques (l’extrême-droite subit autant que la gauche la crise des idéologies), que comme indice de pure et simple volonté d’écraser les autres et de poujadisme arrogant. Il faut noter, à l’intention de ceux qui persévèrent dans l’illusion d’un capital acéphale, que les « effets collatéraux » décrits avaient été en leur temps prévus et théorisés dans leurs grandes lignes. D’abord, les économistes monétaristes, puis leurs grossiers épigones fauteurs de l’« économie de l’offre » (supply siders), avaient décrit les effets de « stimulus » qu’une carence momentanée de possibilités de travail auraient eu sur la classe ouvrière, brisant sa force organisée et baissant le coût de la force de travail, avec des effets de fluidification du marché. Si la recette proposée par eux - consistant en une drastique réduction de l’intervention étatique et en l’abandon des entreprises « moutons noirs », avec des actions restreignant la masse monétaire - si une telle recette n’est appliquée de manière intégrale qu’aux Etats Unis et en Grande Bretagne, une bonne part de l’Occident en adopte des fragments ou des aspects particuliers, réduisant certains bénéfices sociaux des dépenses publiques ou privatisant tout ce qu’il est possible de privatiser. Une idéologie réactionnaire et restauratrice conduit donc à défaire, avec une gamme d’instruments qui vont de l’automation à la privatisation sauvage, les rangs de la classe ouvrière ; et l’érosion de cette dernière conduit à la diffusion d’une idéologie restauratrice et réactionnaire dans le corps social tout entier, avec des effets d’une barbarisation progressive de la société civile. A partir de là, il apparaît qu’une bonne partie des tristes caractéristiques des années 80 ne sont pas reconductibles aux seules particularités nationales, mais sont liés aux débuts et aux développement de ce qu’on appelle l’ « ère Reagan », avec laquelle s’ouvre une phase historique marquée par la généralisation des cultures asociales, militaristes et compétitives, symptôme, cause et effet du démembrement des forces antagonistes. L’industrie culturelle L’offensive culturelle déchaînée par le pouvoir n’est cependant pas limitée conséquences indirectes des choix de restructuration, ni non plus confiée seulement à la propagation du reaganisme. A côté de ces lignes directrices principales, qui confèrent aux années 80 leurs principales caractéristiques, il existe des formes d’intervention sur le terrain culturel visant à une normalisation parfaitement complémentaire à la répression en cours. Affirmer que tout cela réponde à un procès précis n’est pas une considération suggérée par des élucubrations comploteuses à la Pendule de Foucault (tire que nous ne citons pas au hasard, mais comme produit extrême des années de reflux), mais bel et bien une constations qui découle de la simple analyse des faits. Substantiellement, l’œuvre de restauration culturelle agit selon sept lignes principales, qu’on peut résumer ainsi : a)diabolisation des cultures antagonistes ; b)imposition d’un point de vue idéologique présentée comme anti-idéologie ; c)éducation à l’acceptation acritique de l’innovation technologique ; d)sélection du milieu intellectuel ; e)corruption du milieu intellectuel pré-existant ; f)démolition et absorption successive sous des formes altérées des aspects de la culture de gauche ; g)censure directe. Toutes les lignes de tendances citées opèrent simultanément. Ce n’est que par commodité, et pour des raisons de clarté, que nous les examinerons l’une après l’autre. A) La première opération menée à bien par le pouvoir - première non pas dans l’ordre chronologique, mais dans celui des priorités - est la diabolisation de la culture qui lui est opposée. Le prétexte est le terrorisme, particulièrement commode parce qu’il permet à n’importe quel moment de glisser du terrain de la discussion à la sphère judiciaire. La lutte contre le terrorisme ayant été élevée au rang d’urgence nationale maximum, on essaie de criminaliser, aux yeux de l’opinion publique, non seulement les thèses dont s’inspirent les pratiquants de la lutte armée, mais tous les corpus théoriques qui, prévoyant un conflit aigu entre les classes, présentent un rapport même minime avec ces thèses. Première frappée, dans ce cas sans aucune discussion et comme on l’a déjà vu : l’aire intellectuelle proche de l’autonomie ouvière, dont on obtient le silence par l’arrestation ou l’exil contraint de ses membres les plus connus. Mais ce n’est que le début. Après l’autonomie et ses « mauvais maîtres », l’acte d’accusation du système et de ses instruments de communication s’étend à toutes les formes de culture antagoniste des années 70, présentées comme matrices de violence et d’effusion de sang in discriminée. Sur le banc des accusés, dans ce cas, métaphorique, finissent non seulement les affrontements de rue de la décennie passée, mais même les batailles syndicales de cette période (désormais définies comme « extrémistes ») ou la politique conduite alors par les partis de gauche. Parallèlement, les expériences des pays de « socialisme réel » (avec lesquels la gauche révolutionnaire italienne n’a pas grand chose à voir, ayant toujours été durement critique à leur égard), sont déformées jusqu’à n’en mettre en avant que les aspects négatifs, indiqués comme conséquence nécessaire de toute conception égalitaire. L’opération est ensuite enflée jusqu’à inclure le concept même de révolution, présenté comme une aberration historique qui, à toute époque et sous toutes les latitudes, ne produit que des océans de sang. A la fin, c’est la notion d’ « idéologie » (utilisée contre le marxisme, qui pourtant réfute une telle définition) qui tombe dans les griffes des inquisiteurs. Quiconque enquête sous la surface des choses, ou recherche des rationalités qui ne coïncident pas avec la rationalité apparente, se retrouve d’un coup placé dans le camp de ceux qui défendent le terrorisme, la division en classes et le « socialisme réel », et donc dans le camp immense des tueurs potentiels. Une génération est ainsi obsessionnellement entraînée à associer sang et changement, sang et réflexion, sang et capacité d’enquête, sang et rébellion. b)On a déjà dit que la répression culturelle débouche sur la mise en accusation du concept même d’ « idéologie », entendant par là de manière ambiguë toute expression d’un corps de doctrine ou d’un système d’interprétation qui ne viserait pas à légitimer l’existant. En échange, on propose une soi-disant anti-idéologie, en réalité plus idéologique que jamais, qui exclut toute suggestion utopique en reconnaissant seulement la dimension du quotidien, et identifie le progrès avec la solution des problèmes de sous qui ne sortent pas du cadre socio-institutionnel donné. C’est une sorte de no-future patronal, dans lequel la morale oscille entre le cynisme et l’inoffensive charité d’origine chrétienne, la politique entre désengagement, esprit de parti le plus aveugle et l’engagement sur des thèmes partiels et circonscrits, la culture entre l’évasion pure et l’attention à une forme qui ne renferme aucune substance. Le véritable intellectuel, le « bon maître », dans un tel contexte, devient le journaliste plus ou moins sponsorisé, détenteur de la seule clé d’interprétation de la réalité considérée comme valide : le « bon sens » d’autrefois, refourgué comme expression maximum de la modernité. Décrire et non pas interpréter, telle est la directive première imposée à qui doit orienter une société appelée à accepter et non pas à discuter. e)La fonction du journaliste joue précisément un rôle crucial pour introduire de manière indolore des innovations technologiques capables de produire des contre-coups sociaux à hauts coûts humains. En aucun autre pays que l’Italie, les technologies fondées sur l’automation et l’information ne sont accueillies par un tel chœur d’hosannas faisant croire à l’avènement d’une nouvelle Renaissance. Des journalistes comme Giorgio Bocca alternent les invectives contre les situations de travail où la classe ouvrière essaie de défendre des conquêtes presque séculaires (cf le port de Gênes) avec des reportages enthousiastes sur les usines actionnées par un seul ouvrier, sur des ordinateurs capables de remplacer des bureaux entiers, sur de minuscules ateliers capables de produire presque autant que FIAT. C’est un délire de bonheur, un engouement collectif, une explosion de jubilation qui emporte la préoccupation obsolète de ceux qui se demandant ce qu’a bien pu devenir la main-d’œuvre supprimée, et comment il se fait qu’un progrès technologique qui pourrait opérer au bénéfice de la collectivité entière n’augmente en fait que les profits de quelques-uns et la pauvreté de beaucoup. (...) d)Pour modifier la mentalité collective, il ne suffit pourtant pas d’opérer dans les niveaux inférieurs : il convient de sélection un corps intellectuel qui légitime aux niveaux plus élevés l’opération, en la soutenant du poids de son propre prestige et en indiquant les futurs terrains où elle peut être étendue. Hormis le secteur journalistique déjà cité, le terrain privilégié sur lequel intervenir est l’Université, que ce soit parce qu’en Italie, il semble qu’on ne fournisse pas de culture en dehors de l’Univesité, ou parce qu’en celle-ci, justement, durant les années 70, s’étaient manifestés quelques-uns des ferments qui dans la décennie suivante, on vise à étouffer à tout pris. Une fois passée la phase de la répression brutale et directe, durant laquelle les résultats ne sont que partiaux, le pouvoir choisit la voie de la subtilité. Pour commencer, comme l’a relevé avec acuité Sergio Bologna, on arrose d’argent le corps universitaire de manière à le transformer en noyau de vestales chargées de privilèges auquel on accède à travers des concours ouvertement truqués (et donc par cooptation, de manière que l’élite se reproduise éternellement elle-même). En outre, suivant un projet qui se précise peu à peu, on vise à privilégier une conception utilitariste du savoir, en mettant au centre de la fonction universitaire les facultés dans lesquelles la liaison avec l’industrie privée est la plus facile (qu’elles soient littéraires ou scientifiques), et qui donc peuvent devenir berceau de cette « culture d’entreprise » dont tout le monde parle sans savoir en préciser les traits. Le projet, qui a son couronnement fracassant et vulgaire dans la remise de doctorats honoris causa à des industriels et des financiers aussi cultivés que des courges, est analogue à celui qui en France et ailleurs a baissé le niveau des études universitaires aux désastreux standards états-uniens ; mais tandis que dans ces pays il ne manque pas de voix éminentes pour protester, dans le corps académique italien, bien dressé, on rivalise pour s’incliner devant l’usurier du jour couronné, en l’appelant à tenir des conférences et des cycles de leçons et en écoutant dévotement, dans les amphis, la parole et les réprimandes de la Cofindustria (équivalent du Medef, ndt). Tout cela se reflète forcément sur le plan scientifique. Dans les facultés d’Economie et de Commerce, on chasse à coups de pied jusqu’à Keynes, tandis que les deux tiers des leçons portent sur le train-train quotidien de l’entreprise de papa, autrement appelé « marginalisme » ; les philosophies de la « crise de la raison » et aussi de la « pensée faible », s’imposent même aux non-spécialistes comme thèmes du moment (...) et ainsi de suite. Il n’est pratiquement aucun champ du savoir qui ne soit pollué par la furie restauratrice vendue comme anti-idéologie ; et le corps universitaire est récompensé non seulement par les récompenses matérielles dont on a parlé, mais aussi par un accès au moyens de divulgation autrefois réservés à un très petit nombre d’élus. e)En plus de sélectionner un corps intellectuel adapté à la restauration, le pouvoir fait une usage large de l’arme du « repentisme », c’est-à-dire d’une forme de corruption masquée. Les pages des journaux, les écrans télévisés, les vitrines des libraires se remplissent des rescapés de 68 et des années suivantes (plus rarement de 77 : 77 n’est pas facilement recyclable) qui s’empressent d’expliquer combien la gauche, extrême ou pas, s’est trompée, et combien en revanche, est beau l’actuel état des choses, que seul un fou pourrait penser à modifier au-delà des limites consenties par le système lui-même. Le tout présenté comme exemple de grande liberté intellectuelle, alors qu’il ne constitue qu’une adaptation à la mode et aux demandes du patron. C’est une honteuse parade de déséquilibrés, d’opportunistes, de professionnels de l’abjuration, de logorrhéiques, enrôlés pour être exposés en vitrine afin de condamner les générations passées et d’admonester les futures, en chantant les vertus du profit et en condamnant toutes les révolutions, de la révolution française à nos jours. En échange, il leur est accordé de sortir du silence (la chose au monde qu’ils redoutent le plus) et de devenir responsables de rubriques, éditorialistes, universitaires, essayistes acclamés, conseillers politiques. L’opération est gérée en premier lieu par le PSI, qui enrôle en masses des personnages de ce genre et finance le passage de Lotta Continua (le quotidien) à LC, devenu ensuite Reporter, véritable porte-parole officiel du reflux ; mais les radicaux et les Verts jouent aussi leur rôle. Une activité caractéristique de ces personnage est d’accuser les ex-camarades, en se déchaînant contre eux justement au moment où il n’ait pas un organe de l’Etat qui ne se déchaîne de son côté. Ormis en quelques cas, comme dans celui de Sofri, où l’ont devient des victimes inactuelles de secteurs particulièrement réactionnaires de la magistrature et l’on regarde alors le patron avec les yeux du chien qui ne comprend pas pourquoi on lui file des coups de pieds, alors qu’il a été si sage et obéissant. f)typique d’un système répressif « intelligent », c’est-à-dire non guidé par la seule instinctuelle, est d’absorber en les déformant des aspects de la culture en train de se détruire (...). Limitons-nous à nous rappeler comment les radios libres (appelées alors ainsi en connaissance de cause) et les vidéos mêmes commencèrent à être diffusées en Italie sur initiative de la gauche de classe, comme exemples de communication antagoniste, préconisés et divulgués par des théoriciens de l’usage alternatif des médias comme Roberto Faenza et Pio Baldelli. Avec les années 80, non contents de s’approprier ces instruments, Berlusconi and co embauchent aussi des personnages particulièrement créatifs de la décennie précédente, en les insérant dans leurs propres réseaux de communication. L’ironie, l’amour du paradoxe, l’humour particulier qui appartenaient au mouvement dans son côté « existentiel », sont ainsi transvasés dans des émissions et des spectacles marqués par le poujadisme et le désengagement (voir « Drive In ») et transformés, de véhicules de la critique, en instruments de pure évasion parfaitement adaptés aux formes sur lesquelles société et mentalité collectives sont en train de se remodeler. g)Enfin (mais non pas dans un sens chronologique), les méthodes plus complexes de reconquête de l’espace de la culture et de la communication cohabitent avec la censure directe. Alors que tous les principaux organes de presse, avec l’arrivée des années 80, se taisent systématiquement sur les luttes et les manifestations qui voient intervenir la gauche révolutionnaire (sauf en cas d’affrontements), on boycotte et marginalise les livres et les publications qui s’y réfèrent. C’est le cas, pour citer un exemple, des romans de Nanni Balestrini, qui, malgré le nombre d’exemplaires vendus, n’obtiennent pas de recensions. Mais si Ballestrini réussit plus ou moins à se faire publier, d’autres auteurs se heurtent au mur de maisons d’éditions reconverties dans une production aussi inoffensive que l’impose le marché (Feltrinelli, Mazzota, etc.) (...)

P.-S.

Comme on a dû le comprendre, très peu des points relevés par nous peuvent être attribués au hasard ou à l’initiative des individus singuliers. Il s’agit au contraire de mesures adoptées de manière coordonnée et simultanée dans tous les secteurs de la culture, dont pour la première fois le capital saisit l’importance structurelle pour la défense du système et donc l’extraction du profit. L’industrie culturelle se développe énormément, absorbant une masse énorme d’opérateurs et devenant un des axes stratégiques de la décennie entière. Le temps libre accru par l’automation n’offre donc pas la .possibilité de favoriser des comportements « subversifs » (menace pour le capital déjà esquissée par Marx dans les Grundrisse), puisqu’il est complètement envahi par des instruments de conditionnement instaurés par le pouvoir.

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