Serge Quadruppani

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Le mari du capitaine

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani


Le quai humide colle sous ma semelle, et l’eau goudronneuse reflète par endroits les lumières violentes des bâtiments du port. De la nuit émerge, luisante et puissante, l’étrave d’un cargo. Impression de force solitaire au repos, lignes de fuite du métal, il y a dans cette vision nocturne de navire quelque chose qui me rappelle la première fois où l’on m’a présenté un .357 magnum. Des phares m’éblouissent. On crie :
- Ne bougez pas ! Police ! Je lève les bras en brandissant ma carte :
- Maison ! Les phares passent en code et je distingue au pied d’un entrepôt la silhouette d’une voiture de patrouille. Un flic en uniforme s’approche, PM en bandoulière. Un officier de la Dicilec, la police des frontières.
- Ah, c’est vous commissaire. C’est incroyable qu’on vous ait dérangé pour ces négros. Il a une bonne bouille et un bon sourire. Je réplique sèchement :
- Surveillez votre vocabulaire, si vous voulez rester longtemps dans la police. Son sourire s’efface d’un coup, il rougit, bredouille. Je passe. Un homme se tient sur le quai, de l’autre côté d’un filin qui va d’une bitte au bastingage, tout là-haut à la proue du bâtiment.
- Par ici, commissaire... J’enjambe le filin, serre la main du type, un chevelu-barbu auquel il ne manque plus que la pipe pour ressembler à un éducateur reconverti dans le polar.
- Vous êtes un vrai policier républicain, à ce que j’ai entendu, remarque-t-il avec un mouvement de menton vers le jeune flic.
- Bah, dis-je, j’applique la loi et il y a une loi contre le racisme... Vous êtes le capitaine ?
- Le second. Je m’appelle Hervé Banec. Vous savez ce qui se passe ?
- En gros. Une affaire ultrasensible. C’est le terme qu’avait employé Raymond, mon collègue de promotion à l’école des commissaires. C’est un amateur de bourgognes et comme je suis de Meursault, ça nous a rapprochés. Par la suite, on a bossé ensemble au service des Enquêtes réservées des RG, puis quand le groupe a été dissous, chacun s’est recasé, moi dans la police judiciaire et lui au ministère. Je venais de me caler dans un fauteuil, mon chat Marlou sur les genoux et un vieil Armagnac à portée de main, un épisode de Navarro allait commencer, quand le téléphone a sonné.
- Robert, c’est Raymond.
- Ah ! ai-je fait sans enthousiasme. Qu’est-ce que tu deviens ? Ça marche, la politique ?
- Ecoute, mon vieux, ça me fait plaisir de t’entendre, mais on a pas de temps à perdre en salamalecs. Pour résumer, c’est la merde, et on a besoin de toi.
- Qui ça, « on » ?
- Tu sais bien... Ecoute, faut que t’aille immédiatement sur le port, au quai 40, à bord du G. Lambert II. Il y a eu un crime, dans des circonstances très emmerdantes pour nous. Le procureur doit déjà être sur place. Il t’expliquera. On te demander de prendre les choses en main personnellement. Le mieux serait que tu y ailles tout de suite, pour faire les premières constatations et si tu peux élucider rapidement le crime, c’est un service dont on se souviendra. Pour l’instant, on exige le black-out total, pas un mot à la presse ni à personne, jusqu’à demain matin.
- Très bien, tu présenteras mes respects à « on » et tu lui diras que je ferai de mon mieux. Dans le strict respect de la loi et de la procédure, ai-je ajouté, car je connaissais trop bien le penchant de notre ministre pour les magouilles. Après avoir raccroché, j’ai téléphoné à la permanence du parquet, où on m’a donné des informations sur ce que transporte le G. Lambert II et j’ai compris pourquoi Raymond et son ministre s’inquiétaient mais je n’ai pas eu de précision sur le crime. Le substitut de permanence n’était pas au courant. Apparemment, la consigne de silence avait été respectée. En soupirant, j’ai soulevé doucement Marlou qui a miaulé et j’ai troqué mes pantoufles contre les vieilles baskets que je mets lorsque je vais - de plus en plus rarement - sur le terrain. Hervé Banec, le second, m’a précédé sur l’échelle de coupée. Sur le pont, ça sent le gazole. Deux hommes d’équipage noirs me saluent d’un bref signe de tête. Le léger roulis doit indisposer le procureur, car il a le teint encore plus bilieux que d’habitude. On se salue, il me demande si je sais ce qu’il y avait déjà à bord, avant le crime, j’acquiesce d’un air entendu et il me montre le chemin. Le type gît dans la cabine-radio, au pied du fax. Une feuille-météo est arrivée après sa mort, trop tard pour lui apprendre que ça venterait sur Ouest Bretagne, Sole et Nord Gascogne. Le papier s’est collé à sa joue et imbibé de sang.
- L’identité judiciaire ? me demande le proc tandis que je me penche vers le cadavre.
- Vont plus tarder. J’ai prévenu le directeur soi-même. Il vient avec un assistant de confiance. On dirait qu’on a l’arme du crime. Je montre du doigt un gros cendrier de cristal maculé de sang qui gît à quelques pas du crâne défoncé.
- On dirait, commente sobrement le proc. La victime se nomme Giancarlo Manfredi. Ressortissant italien. Officier radio. Employé depuis plus de quatorze ans par la compagnie panaméenne qui a affrété ce bateau...
- Et c’est le mari du capitaine, précise Banec, depuis le seuil. Je lui jette un coup d’œil interloqué mais ne relève pas. Pourquoi la marine échapperait-elle à l’évolution des mœurs ?
- Justement, je peux le voir, le capitaine ?
- Sur le pont supérieur, au poste de commande, dit le proc. En y entrant, je constate bien une évolution des mœurs mais pas celle que je croyais. Une quadragénaire blonde m’y reçoit, assise à un bureau. Ses yeux sont rouges et gonflés, et ses longs cheveux blonds s’échappent en désordre de sous la casquette de capitaine.
- Oui, fait-elle en voyant ma surprise, même dans ce métier, il y a des femmes. Sur son invitation, le proc et moi nous asseyons. J’ai un instant d’hésitation :
- Je peux vous laisser tranquille, si vous le désirez. Elle secoue la tête, très capitaine courageux.
- Non. Mon devoir est de vous aider à trouver au plus vite le coupable. D’autant qu’il est certainement encore à bord.
- Comment pouvez-vous en être sûre ?
- A 19 h 30, je suis passée à la cabine radio. Giancarlo était... encore vivant. A 19 h 55, Banec est venu m’avertir qu’il l’avait trouvé... dans l’état où vous l’avez vu. Entre 19 h 30 et 19 h 55, personne n’est sorti du bateau. La plus grande partie de l’équipage est à terre. Je lui ai donné quartier libre. A partir de 19 h, il n’y avait plus à bord que deux hommes pour la maintenance, le radio, le second, moi et... la cargaison spéciale. Or, justement à cause de cette cargaison, nous sommes surveillés. Sur le quai, il y a une voiture de la Dicilec et côté port, une vedette de ce service est amarrée bord à bord avec nous. Personne n’a pu quitter le bateau sans que vos collègues s’en aperçoivent. Je me dresse sur mon siège avec un soupir.
- Eh bien, autant commencer par là. Allons la voir, cette cargaison. Dans les cales du navire, on a transporté du niobium, un métal rare, et aussi une cargaison passée inaperçue jusqu’à l’arrivée et qui, elle, n’a rien de rare. Quand nous entrons dans la cabine où on les enfermés, près des moteurs, la sueur dégouline sur la peau noire des hommes qui, à l’exception d’un seul, se sont levés d’un bond à notre entrée. La chaleur est étouffante, l’odeur des corps forte.
- Apparemment, dit le proc, ce sont tous des ressortissants nigérians. Nous avons interdit au capitaine de les débarquer, pour éviter qu’ils demandent l’asile politique et prolongent ainsi indûment leur séjour. Nous avons reçu des instructions très ferme pour mettre un coup d’arrêt à l’arrivée de clandestins par voie maritime. Cette cabine est assimilée par nous à un camp de rétention. Mais comme la légalité de cette mesure a été mise en cause par plusieurs associations, nous essayons de régler ce genre d’affaire dans la plus grande discrétion. Si nous réussissons à mettre la main sur le coupable avant demain, le bateau pourra repartir en emmenant ces messieurs. Sinon, les associations vont s’agiter, nous serons obligés de les débarquer, et si nous étions obligés de les admettre sur le territoire, cela ferait mauvais effet sur l’électorat de nos ministres respectifs. Huit paires d’yeux noirs nous fixent. Je me détourne de ces visages maigres et anxieux pour m’adresser au capitaine.
- Vous communiquez comment avec eux ?
- En broken english. Mais John, dit-elle en montrant un des hommes d’équipage qui nous a accompagnés, parle yoruba. Une des langues du pays qu’ils comprennent bien, même si ce n’est pas la leur. Ils sont originaires d’une région dévastée par les rafineries de la Shell, ils prétendent fuir les persécutions... Elle se tait. Un des hommes noirs a commencé une harangue sur un ton cadencé, il marque ses phrases de grands mouvements du bras et me fixe. Le dénommé John s’installe à la traduction simultanée :
- On nous a volé la terre, on nous l’a imbibée de pétrole pour que plus rien ne pousse, on nous a volé l’eau, on nous l’a salie avec le liquide noir et les poissons crèvent tous ventre en l’air, on nous a volé l’air qui sent l’œuf pourri, et on nous a même volé la nuit, car les torchères font régner chez nous un jour éternel et rouge. Alors, nous avons voulu protester, et les soldats ont détruit nos villages, il ont violé nos femmes, éventré nos enfants et pendu nos chefs qui sont montés au gibet en chantant. Nos chefs, et le plus grand d’entre eux, un écrivain que vous autres les Blancs vous lisez, nos chefs croyaient que leur mort entraînerait l’indignation du monde entier mais il n’y a rien eu, et voilà, nous avons fui. Sa voix s’est éteinte d’un coup. Il hausse les épaules. Les autres secouent la tête, font claquer leur langue, murmurent entre eux. Le mouchoir en papier que j’ai tiré de ma poche se trempe au contact de mon front. En le rempochant, je demande au capitaine :
- Ils peuvent sortir, de cette cabine ?
- Ils n’ont le droit de sortir qu’accompagnés. Mais depuis qu’on les a découverts, il y a deux jours, mon équipage les a traités avec humanité. On les a bien nouris, on les a fait promener sur le pont, des hommes ont joué aux cartes avec eux. Giancarlo en a emmenés plusieurs fois dans sa cabine pour parler de l’Afrique. Je regarde autour de moi. Outre les Nigérians, il y a là les deux hommes d’équipage, le capitaine et le procureur.
- Faites venir Banec, dis-je au capitaine. Comme ça, nous serons tous réunis dans la cabine, et l’assassin sera forcément parmi nous. Si vous avez des lectures, vous devez savoir que quand tout le monde est rassemblé, c’est que le moment des grandes explications est arrivé. Tout en parlant, je me suis porté à la hauteur du Noir qui est resté assis quand nous sommes entrés. Il est toujours installé sur sa couchette.
- Demandez-lui pourquoi il ne se lève pas. John s’exécute. L’autre secoue la tête.
- Il est fatigué.
- Demandez lui de se lever. Le type secoue la tête encore plus énergiquement. Brusquement, je me penche, lui saisit le poignet, lui tord le bras, le force à plonger en avant, l’écarte du lit. Des regards stupéfaits se tournent vers moi. De l’autre main, je soulève l’oreiller sur lequel il était assis, tire la couverture. J’entends le capitaine qui pousse un cri aigu. Elle vient de voir comme moi. Sur le matelas, roulé en boule, un t-shirt ensanglanté. L’homme se met à parler à toute vitesse, John peine à traduire :
- Il dit qu’il a sali son tee-shirt en tuant le radio et qu’il venait à peine d’en changer quand nous sommes entrés. Il dit qu’il n’a fait qu’obéir à une décision prise par tous. Ils avaient réussi à voler une clé pour pouvoir sortir de la cabine quand ils voulaient, mais ils ont vu qu’il y avait de la police partout, qu’elle cernait le bateau. Alors, ils ont décidé de se venger, parce que c’est le radio qui a prévenu la police de leur présence. Ils ont tiré au sort et c’est lui qui a été désigné. Mais ils sont tous responsables. Tous les hommes se mirent à parler à la fois, de plus en plus fort. John, stoïque, traduisait par bribes.
- C’est vrai... Il a raison... on est tous coupables... le radio faisait semblant d’être gentil avec nous, mais il nous avait trahi. Je hurle :
- Vos gueules ! Silence. Les Nigérians se laissent tomber sur leurs couchettes, l’air accablé. Il fait de plus en plus chaud.
- Qu’est-ce qui se passe ? demande le second qui vient de surgir, à la suite du deuxième homme d’équipage. Je me tourne vers le procureur :
- Alors, vous voyez le topo ? Le proc secoue la tête et ses lèvres à la moue distinguée prononcent ces mots : « c’est la merde. » Je sors un autre mouchoir en papier, m’éponge le visage.
- Peut-être pas. Bon, dis-je à l’adresse de John, expliquez-leur qu’on va les renvoyer dans leur pays où ils seront jugés. Il y a des accords judiciaires entre la France et le Nigéria, qui permettent ce genre de chose.
- Qu’est-ce que vous racontez... commence le proc. Il se tait en voyant ma moue.
- Attendez, crie Banec, c’est pas vrai, ne traduisez pas ça, John. Vous n’avez pas le droit, lance-t-il à mon adresse. Je prends mon ton le plus ferme, celui qui m’a beaucoup servi pour accéder aux fonctions de commandement.
- Capitaine, dites à votre second de se tenir tranquille et à John de traduire. Elle s’exécute. Pendant que l’homme d’équipage traduit, je fais signe aux autres de sortir. A chaque phrase de John, les Africains s’exclament. Puis tous lèvent les yeux vers moi et je jure que jamais je n’oublierai ces regards de détresse et de haine mêlées. Enfin, John se tait, et c’est le capharnaüm. Tout le monde hurle. Un grand type fonce vers moi, je crois qu’il veut me frapper, j’esquisse un geste vers mon flingue, mais non, il crie, il m’apostrophe, il lance les bras en avant. D’autres s’interpellent, s’engueulent entre eux. Je bats en retraite, John m’imite. Dès que nous avons franchi le seuil, il ferme la porte, la cadenasse de l’extérieur. Il cligne de l’œil.
- Comme ça, même s’ils ont une clé, ils ne pourront pas sortir. Je me tourne vers le groupe des Blancs. Le proc me lance un regard interrogatif, je hausse les épaules. Banec tiraille sa barbe, secoue la tête.
- C’est scandaleux, dit-il d’une voix ferme, c’est illégal. Il soutient mon regard, l’air prêt à mourir pour la cause. Je lui pose une main sur l’épaule.
- Ne vous inquiétez pas, la légalité, je m’en occupe. Allez, on remonte à l’air libre. Il soutient mon regard un moment, prononce le nom d’une organisation humanitaire internationale comme si cette seule mention devrait me faire reculer. Puis il baisse la tête, pose un pied sur la première marche, et on commence à grimper l’escalier menant au pont. Mais la troupe s’est à peine engagée dans la remontée à l’air libre que des coups violents résonnent à la porte de la cabine des Nigérians. Je prends le second par le bras.
- Bon, on redescend. John déverrouille. Un délégué des Africains apparaît sur le seuil. D’une voix monocorde, il explique, par le truchement de l’interprète, que Banec est venu tout à l’heure leur dire de tâcher un tee-shirt de sang en se coupant au doigt, et de mal le cacher. Il leur a expliqué que s’ils s’accusaient du meurtre, on serait obligé de les débarquer et qu’alors, ils pourraient revenir sur leurs aveux et demander l’asile politique. Une analyse prouverait que le sang du tee-shirt n’était pas celui de Manfredi. Avant même qu’il ait fini ses explications, j’ai menotté le second et commencé à parler dans mon walkie-talkie pour demander des renforts. Banec n’a pas opposé de résistance. Son dos s’est courbé, il sanglotte.
- J’aimais Giancarlo, me souffle-t-il. Il m’avait promis qu’en arrivant au port, il dirait à sa femme qu’il la quittait. En fait, c’est avec moi qu’il a voulu rompre. Je lui tapote le dos.
- Vous voyez, ça fait du bien d’avouer... Comme disait mon prof de philosophie chrétienne à la Sorbonne, l’aveux rend sa dignité au coupable. J’ai deviné qu’il y avait anguille sous roche quand vous m’avez dit que Manfredi était le mari du capitaine : votre voix tremblait.

Plus tard, dans la cabine du capitaine, devant une tasse de café, elle m’interroge :
- Alors, vous avez menti sciemment en prétendant qu’on pouvait juger les Africains au Nigéria pour un crime commis en France ? Je hausse les épaules.
- Bien sûr. C’est mon boulot, de connaître la loi. Ce que j’ai fait, c’est prêcher le faux pour savoir le vrai.
- Et maintenant, demande-t-elle au procureur, que va-t-il advenir de ces gens ? Le procureur sursaute. La chaleur de la cabine l’assoupissait.
- Qui ? les Nigérians ? Eh bien, maintenant que grâce à la petite ruse du commissaire, on a évité de les débarquer, ils vont repartir avec vous. On va les renvoyer chez eux. Vous repartez pour Lagos, non ? C’est le seul moyen pour votre compagnie de couper à une grosse amende, vous le savez bien.
- Quand même, observe-t-elle, ils étaient prêts à risquer la prison ici plutôt que de retourner là-bas. Là-bas, ce qui les attend, c’est la misère ou le gibet. Ça ne vous gêne pas ? Je pose ma tasse et je regarde l’officier féminin de la marine marchande bien en face.
- Capitaine, je suis un policier républicain, ça ne me gêne jamais d’appliquer la loi. Ces gens-là voulaient ruser avec elle.

Ma fille, que je ne vois plus, m’a traité un jour de psychorigide. Ce qui est sûr, c’est qu’une certaine roideur ne déplaît pas à tout le monde. La preuve, quand la veuve de Manfredi est revenue du Nigéria où elle avait, à contre-cœur, remis les clandestins aux autorités, nous nous sommes revus et un an plus tard, c’était moi, le mari du capitaine.


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