Serge Quadruppani

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Une nouvelle de Valerio Evangelisti

Le procureur Sciabolaro et l’affaire Nazario Sauro

jeudi 3 mars 2005

Voici une nouvelle farcesque de Valerio Evangelisti, traduite par S.Q., avec des notes du traducteur, qui apportent un éclairage sur quelques aspects de l’histoire italienne un peu oubliés par la presse des deux côtés des Alpes.

M. Sciabolaro(1), procureur, entra joyeusement dans son bureau. La veille au soir, à la tête de l’équipe de volley-ball des Magistrats, il avait battu l’équipe rivale des huissiers, posant les prémisses de la conquêtes de la coupe du Groupe Sportif du tribunal de Milan. Son regard tomba sur le journal ouvert sur la table de travail « Nazario Sauro est laid » annonçait le gros titre qui surmontait une grande photographie. Sciabolaro lissa ses moustaches blanches, satisfait. « Très bien », commenta-t-il à haute voix. « Cette fois, on va réussir à le faire extrader. » Le premier quotidien en recouvrait une série d’autres. La photo était la même. Les titres, éventuellement, différaient, mais de peu : « Les quatre crimes du féroce terroriste », « Les cinq assassinats du terrible délinquant », « Les six crimes du cruel serial killer ». Le dernier quotidien était La Sicilia de Catane : « Les neufs homicides et les deux vols à la tire du sadique Nazario Sauro (qui n’a jamais été Sicilien) ». A ce moment entra la vieille assistante de Sciabolaro, la demoiselle Cesarina Mariotti, moustachue et édentée, mais pour le reste encore passable, malgré sa bosse. Elle apportait un dossier fort jauni. « Je remarque que vous avez vu les journaux que je vous ai amenés », roucoula-t-elle. « J’ai fait aussi les recherches dont vous m’aviez chargé. J’ai ici les données, mais il y a quelque chose de bizarre. Je n’ai jamais trouvé votre nom. » Sciabolaro écarquilla les yeux. « C’est vraiment étrange. Peut-être est-ce parce que le procès ne m’a été passé que dans un deuxième temps. Lisez-moi de toute façon les passages les plus importants de la sentence. » « Comment je fais ? Tout est écrit en allemand ! » « En allemand ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » Mlle Mariotti sourit d’un air malin.
 Oh, mais moi, je connais un peu d’allemand. Voilà ce que j’ai compris. Le procès contre Nazario Sauro s’est déroulé en 1916.(2) L’accusé, qui était commandant de sous-marin, fut condamné à mort par pendaison, après une dramatique confrontation avec sa mère, que le tribunal avait... » Sciabolaro leva les yeux au ciel. « Mais, Mlle Mariotti, vous croyez que moi, en 1916, j’aurais pu déjà présider un procès ? » La femme se rebella, vexée. « Et qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je ne me suis jamais permis de vous demander votre âge. Il ne manquerait plus que ça. » « Mademoiselle, remportez-moi ça. » Sciabolaro commençait à perdre patience. « Le Nazario Sauro sur lequel je recherche des informations est celui dont parlent tous les journaux. Terroriste évadé et enfui d’abord au Costa Rica puis en France, devenu auteur célèbre de bandes dessinées, défendu par le puissant lobby des auteurs de BD. Rien à voir avec un sous-marinier ! » Mlle Mariotti avait du mal à se rendre. « Pourquoi ? Quelqu’un qui a fait toutes ces horreurs, il pourrait pas avoir été aussi sous-marinier ? » « Disparaissez ! » hurla Sciabolaro. Sur le seuil, la femme se retourna. « Permettez-moi de vous le dire avec franchise, monsieur. Quand quelqu’un soulève une objection logique, vous vous mettez à crier. Ça ne se fait pas. Vraiment pas. »

Au même moment, à Paris, les trois magistrats de la Chambre d’Accusation étaient en train de transpirer sur un dossier d’au moins 800 pages. Ce fut le gros Jobéhi qui exprima l’opinion générale. « Je me demande qui est le crétin de l’Ambassade italienne qui nous a envoyé ça. Nous avions un problème simple : juger encore une fois Nazario Sauro et l’extrader, enfin. Maintenant, il faut qu’on lise ces papiers, alors que je ne sais même pas ce que c’est, ces papiers. » « Ce sont les actes des procès que Nazario Sauro a affrontés en Italie », répondit Jexécute, le plus maigre des trois. « Première instance, appel, cassation, nouvelle cassation. Si on y ajoute ceux qu’il a eus en France, ce Sauro apparaît comme l’homme le plus poursuivi de l’histoire. » « Je dirais que c’est bien fait. Il n’était jamais présent. Après, il se plaint d’avoir été condamné. C’est comme si je prenais un billet de train, que je ne me présente pas au départ et que je me plaigne de ne pas être arrivé à Marseille. » L’éminent Ditemoy-Quoifaire, ni gros ni maigre mais simplement imposant, hocha de son chef chenu. « Excellente comparaison, cher collègue, peut-être à citer dans le jugement. Le problème est qu’un type doit forcément assister à son procès, pour être condamné. » Ditemoy plissa le front. « Les jeunes magistrats ont peu de mémoire des précédents. Il y a des cas de condamnations en effigies qui remontent au XIIIe siècle. Eventuellement, nous devrions vérifier si une photo de Nazario Sauro fut placée sur la chaise qui lui était destinée, durant les audiences. » Jobéhi et Jexécute méditèrent une bonne minute sur cette démonstration de culture juridique. Le maigre, plus jeune et moins conformiste, fut le premier à oser rompre le silence. « Hum, estimés collègues, je me permets de suggérer de ne pas emprunter cette voie. Si jamais, ensuite, on apprend qu’une photo de Nazario Sauro est restée enfermée dans un pénitencier quelconque, pour un motif quelconque, nous serions obligés de conclure que Sauro a déjà purgé sa peine. » Ditemoi réagit avec indignation. « Impossible ! C’était la perpétuité ! » « Et si la photo s’y trouvait encore ? Pensons-y bien ! Un mouvement général d’embarras fit comprendre que le jeune Jexécute avait remporté la dispute dialectique. Pour éviter de le reconnaître, Jobéhi changea de sujet. « Pas de digressions. Le vrai problème est d’annuler la décision de nos prédécesseurs. Quelqu’un m’a dit qu’il existe un principe judiciaire appelé Ne bis in idem. Je vous le traduis : personne ne peut être jugé deux fois pour le même crime. Il paraît que ça vaut aussi pour la France. Notre Chambre d’Accusation a déjà refusé l’extradition de Nazario Sauro, il y a treize ou quatorze ans. Qu’est-ce qu’on fait ? » « Voilà une question sérieuse », commenta Jexécute, sourcil froncé. Ditemoy rit, avec une jovialité où perçait une certaine condescendance. « Mais non ! Mais non ! Est-ce qu’il existe par hasard un principe appelé Ne tris in idem ? Allez, répondez ! » « Je crois que ça n’existe pas », répondit Jobéhi. « Je n’en ai jamais entendu parler. » « Alors, c’est fait ! Les ordonnances de la Chambre d’Accusation favorables à Sauro sont au nombre de deux. En outre, le parquet, pas plus tard que l’année dernière, refusa de demander l’extradition du malandrin. Nous nous prononçons non pas pour la deuxième, mais pour la troisième ou la quatrième fois ! Le principe Non bis in idem est préservé ! » Les autres explosèrent en applaudissements spontanés, conquis par la rigueur logique de l’argumentation. L’enthousiasme général retombé, le prudent Jobéhi conseilla : « Peut-être conviendrait-il que nous mettions au courant le collègue italien Sciabolaro de nos déductions. Jusqu’à présent, c’est lui qui nous a conseillé sur la manière d’agir. Il peut nous aider à passer des principes généraux du droit à des actes concrets. » « Excellente idée », acquiesça Ditemoy. « Appelons-le tout de suite ».

Quand le téléphone commença à sonner, Sciabolaro était au beau milieu d’une interview à un rédacteur de l’Utilità(3). D’abord, il ignora les sonneries et continua de répondre aux questions. Assis sur un des petits fauteuils du bureau du procureur, le journaliste demanda : « Comment vous sentez-vous dans le rôle de magistrat notoirement de gauche ? Je vous le demande parce que l’Utilità fait sans arrêt votre éloge et publie souvent vos articles. » « Oh, je m’y trouve très bien. » « Que pensez-vous de la détention d’Adriano Sofri ?(4) » « Absolument sacro-sainte. » « Et du cas de Silvia Baraldini ?(5) » « Si ça ne tenait qu’à moi, je lui aurais fait couper... mais ce satané téléphone continue de sonner. Il faut que je réponde. » « Une question au vol. D’après vous, ce fut juste de rendre Oçalan aux Turcs, après qu’il eut trouvé refuge en Italie ? » « Tout à fait juste. Il aurait fallu peut-être lui donner aussi une bonne raclée... Non, je dois vraiment voir qui m’appelle. » Sciabolaro souleva le combiné. Un instant plus tard, son visage s’éclaira : « Ah, mon cher Ditemoy ! Quel plaisir ! (en français dans le texte) » Il couvrit le micro et tourna son regard vers le journaliste. « C’est un collègue français. Excusez-moi. Du reste, je crois que l’interview est finie. » « En pratique, oui. Je voulais seulement vous demander une opinion sur la mort de l’anarchiste Giuseppe Pinelli(6). » « Il n’y a pas grand chose à dire. Il s’est jeté tout seul par la fenêtre. Il est vrai qu’à ce moment-là, il était innocent, mais peut-être qu’il savait que dans le futur, il aurait commis des délits. A moins qu’il ait cru se trouver au premier étage, qui peut le dire ?... Bon, bref, vous me lâchez, oui ou non ? » Dès que le journaliste fut sorti, Sciabolaro s’agrippa de nouveau au combiné. « Excuse-moi, cher ami (En français dans le texte, N.d.T.). C’était un type de la presse et il posait n’importe quoi, comme questions. Où en êtes-vous avec ce satané Nazario Sauro ? » Pendant quelques minutes, Sciabolaro se limita à écouter, hochant la tête de temps à autre. Enfin, il dit : « L’histoire de Ne tris in idem, est géniale, il n’y a pas à dire. Elle fera école dans le domaine du droit. Mais il est inutile d’en arriver là, d’après moi. J’ai étudié l’affaire. Tu as un papier pour prendre des notes ? » Quelques instants plus tard, le procureur reprit : « Donc, nous sommes en 1991. Sauro demande l’asile en France. La Chambre d’Accusation examine le dossier arrivé é d’Italie et refuse l’extradition. Mais elle le fait - attention - en l’absence d’une condamnation devenue définitive. Tu me suis ? » Sciabolaro attendit la réponse, avant de continuer. « En fait la condamnation était devenue définitive quelques mois auparavant. Mais nous, nous nous étions bien gardés d’envoyer le jugement en France. On est pas idiots. A l’époque, vous autres, Français, vous refusiez toujours l’extradition, quand il y avait une perpétuité en jeu. Alors, on a gardé les papiers et on a laissé tes collègues se prononcer sans en savoir rien. Ils ont gardé Sauro, mais de manière provisoire, en attendant que la sentence définitive arrive. Ben, maintenant, elle est arrivée, et de ce salopard, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Le commentaire de Ditemoy ne fut pas long, mais il dut apparaître scandaleux, car Sciabolaro écarquilla les yeux. « Excuse-moi, mais je ne te comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire, que nous vous avons envoyé le jugement au bout de treize ans ? Tu trouves que c’est une durée excessive ? Mon lycée m’a envoyé mon diplôme du bac sur parchemin alors que j’avais mon doctorat depuis déjà dix ans. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Que je n’ai pas le bac ? » Un bref silence suivit, qui permit à Ditemoy de consulter ses collègues. Enfin, après avoir entendu sa réponse, Sciabolaro sourit. « Bravo, je vois que vous avez compris. Le char de la justice européenne se met en mouvement. Et ne me prenez pas pour un ingrat, j’essaierai de vous rendre la pareille. Ces jours-ci, je m’intéresse à l’affaire Dreyfus, et je travaille avec des collègues américains sur Sacco et Vanzetti. Dans les deux circonstances, il y a eu des interférences manifestes de scribouillards et autres intellos. Les cercles snobs se sont mobilisés, comme l’a écrit Gianni Furoriotta (7)... Qu’est-ce que tu dis ? Sacco et Vanzetti ont fini sur la chaise électrique ?... Je ne suis pas encore arrivé à cette page de la sentence. Ben, ça me console... Mais dis-moi, le dénommé Zola Emile est encore de ce monde ? Je sais qu’il s’en est passé, du temps, mais les mauvais maîtres sont comme la mauvais herbe : ils ne meurent jamais. »

Une quinzaine de jours plus tard, Gianni Fuoririotta participait au comité de rédaction du Corriere della Repubblica, le plus importante quotidien italien. Malgré son passé dans le groupe extra-parlementaire Lotta & Strappi, dans ce milieu, il se trouvait à son aise. Le directeur venait de Potere Manovale, de nombreux rédacteurs de Avanguardia Bracciantile ou du vieux Partito Picista (7). Il ne leur avait pas été difficile de tourner casaque. Leur prophète défunt, Isidro Fontanelli, l’avait fait un millier de fois, et ainsi s’était conquis les lauriers de plus grand journaliste de l’histoire. Pour ses disciples, cela avait été encore plus simple. Ils s’étaient limités à remplacer, dans les slogans et dans les sigles d’autrefois, le mot « lutte » par le mot « guerre ». Ainsi « lutte de longue durée » était devenu « guerre de longue durée », « Lotta continua », lutte continu, s’était transformé en « Guerre continue », etc.Lotta a Strappi avait subi le même sort, sur l’inspiration de son leader Adriano Soffrì (que ce soit dans le sens d’avoir souffert (soffrì, en italien=il a souffert) que dans celui de « s’offrit », de s’être montré disponible. Selon la relecture de la Vispa Teresa, opérée par le poète Trilussa : « La femme qui souffre/ Si du verbe ôte l’u/Gagne son salut/En disant qu’elle souffre. ») Quoique Fuoririotta n’eût pas la direction du journal, il faisait sentir dans la rédaction tout son poids d’éditorialiste affirmé, en plus huppé et avait derrière lui une belle quantité d’apparitions télévisées. Donc tous attendaient, le souffle suspendu, qu’il se prononce sur la première page du quotidien qui allait sortir. Fuoririotta prit son temps, puis explosa dans l’exclamation éternelle : « Mais qui a composé cette merde ? » « Qu’est-ce qui ne va pas ? Le titre ? » demanda le directeur Paolo Propoli(8), le seul à ne pas être intimidé. « Non, le titre va bien. ‘La magistrature française accorde l’extradition de ce salopard de Nazario Sauro, l’archicriminel qui écrit des BD.’ C’est neutre, serein, objectif. Trop bienveillant, même. Mais c’est détruit par cette photo horrible. Sauro grince des dents, d’accord. Mais on peut penser qu’il sourit, même si c’est d’un très mauvais sourire. En fait, nous savons tous qu’il ne sourit que quand il pense au sang qu’il a versé. » Le photographe Joe Pesci, dit « le grand Benzini », se sentit mis en cause. « J’ai fait de mon mieux pour avoir une bonne photo de Sauro. Je lui ai pulvérisé de l’ammoniaque sur le sandwich qu’il mangeait, je lui ai glissé des cafards sous son pull. A la fin, je lui ai envoyé un ami qui lui a balancé un coup de pied au cul. Ça, c’est la pire grimace qu’il ait faite. » « Ça ne suffit pas ». Fuoririotta prit l’expression sévère chère à l’inoubliable Isidro Fontanelli. « Si Nazario Sauro n’apparaît pas assez repoussant, il faut la photo d’une de ses victimes. Barbara Canne Fumigono, sur Il Resto della Stampa(9), s’est déclarée émue par le spectacle du fils d’une des victimes de Nazario Sauro. Un invalide blessé par Sauro durant une agression contre le père. Canne Fumigoni a lancé un appel fervent aux dessinateurs de BD français, au nom de cette image. Bien, la photo que je veux en première page est celle du malheureux en chaise roulante. » Paolo Propoli toussota. « Gianni, il paraît que Sauro n’a jamais été accusé de cette affaire. On dit qu’à la même heure, il se trouvait à une centaine de kilomètres, en train de tuer un droguiste . » « Et qui a rendu invalide l’invalide ? Moi, peut-être ? » « Non, pas toi. Il semblerait que ça ait été son propre père, d’une balle perdue. » Joe Pesci leva la main. « Moi, j’ai une photo d’un droguiste mort ! Il y a beaucoup de sang ! Ça peut peut-être vous servir ! » « Tais-toi » lui intima Fuoririotta, un tantinet hystérique. « Les gens s’en foutent, des droguistes morts. Il nous faut un vrai invalide, qui que ce soit qui l’ait blessé. Tu es d’accord, Paolo ? » Propoli hocha la tête. « Oui. D’autre part, dans le cas du boucher non plus, ce ne fut pas Nazario Sauro qui tira. Si on admet qu’on ait quelque chose à en foutre. » « On en a vraiment rien à foutre ». uoririotta regarda le Grand Benzini. « Maintenant, dépêche-toi d’aller photographier l’invalide. Comme tu imagines, ce serait plus efficace s’il était tombé de sa chaise roulante. Quelquefois, il suffit d’une secousse un peu violente... » « Compris, compris ! » Le Grand Benzini sorti, l’atmosphère se détendit. Propoli chercha du regard l’expert de la mode : un petit homme aux manières affectées. Il s’appelait Pino Correva. « Dis-donc, Pino, tu te sentirais de t’occuper de la critique des BD ? » Le dernier livre que Correva avait lu avait été Apologie de l’italien médiocre, de Beppe Severvigni. Plus les œuvres choisies en coffret d’Urina Fallaci. Néanmoins, il répondit, enthousiaste : « Bien sûr que oui ! » « Et alors, écris-moi un article où tu me diras que les BD de Sauro sont répugnantes ! » « Mais je ne les ai jamais vues ! » « Qu’est-ce que tu me racontes ? Moi non plus, je ne les ai pas lues ! Les BD dessinées par un individu répugnant doivent être forcément répugnantes. A propos, personne n’a d’éléments qui pourraient relier Nazario Sauro à Ben Laden ? » Un vice-directeur présent dans la salle, un Egyptien, leva la main. « Moi ! Un source confidentielle, au Koweït, m’a fait savoir en toute discrétion qu’à Paris, il y a beaucoup de musulmans. Et où habite Nazario Sauro ? A Paris ! » Fuoririotta médita un instant. « Ça ne me paraît pas une bonne piste. » « Bien sûr que si ! Qui peut le savoir mieux que moi, qui suis un égyptien ? Mes sources que ne je ne puis révéler pour le moment, me disent qu’il y a des immeubles parisiens pleins d’Arabe. Or, Nazario Sauro, pour faire bouillir la marmite, faisait le concierge dans un quartier populaire. Vous voulez que les intégristes islamiques confient leurs poubelles, pleines de débris de papiers secrets, à quelqu’un qui n’était pas des leurs ? » Là, intervint Propoli, plutôt sèchement. « Mahdi (comme s’appelait l’Egyptien), tu es un imbécile. Nous ne devons pas faire comprendre aux lecteurs que Nazario Sauro était un miséreux, sinon, ils vont sympathiser avec lui. Il vaut mieux le présenter comme très riche, et câliné par les intellectuels parisiens durant leurs orgies. » « Auxquelles participent régulièrement des Arabes milliardaires », ajouta Mahdi avec un sourire malin. Cette fois, ce fut Fuoririotta qui intervint avec sécheresse. « Non, laissons tomber la piste Ben Laden. Elle ne nous conduit nulle part. Pour la première page, je propose le tire : « La Magistrature française : que ce con de Nazario Sauro soit extradé. Riche comme il était, il fréquentait les rebuts de Paris. Qu’en dites-vous ? » Après un bref silence, l’assistance explosa en applaudissements.

Le procureur Sciabolaro, après avoir lu les journaux, avait bien des raisons d’être satisfait. Il manifesta sa jubilation à Mlle Mariotti qui, en essayant de ne pas être vue, se taillait les moustaches en utilisant la porte de verre d’une armoire comme miroir. « Ça y est, Nazario Sauro est coincé ! Donnez un coup d’œil aux titres des journaux. Ils ne disent pas un mot de vrai. Bon signe ! La presse nous soutien ! » Mlle Mariotti se hâta de cacher le ciseau. « Mais vous avez entendu le journal à la radio, dottore ? » « Non, pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y avait à entendre ? » « Ils racontent que Nazario Sauro s’est enfui. Il a échappé à l’extradition. » La nouvelle cueillit Sciabolaro comme un coup de massue. Il lança son poing contre l’armoire qui contenait les actes du procès Tabacci, au terme duquel tout le monde se retrouva en prison, sauf les coupables, vu qu’ils s’étaient repentis. « Oh, le saligaud ! » hurla-t-il, furieux, tandis qu’il soufflait sur ses jointures rougies. « Oh, le lâche ! Il n’a même pas eu le courage d’accepter la perpétuité avec dignité ! Je connais des condamnés à perpète qui sont tranquilles en prison, même s’ils sont innocents ! Lui, non ! Lui, il préfère le Costa Rica aux culs de basses-fosses ! Si ça se trouve, en ce moment, il est sous les palmiers, en train de jouer au golf avec ses amis terroristes de l’ETA, de l’IRA, des FARC, de la Jeune Italie, de Al Qaeda, de la Charbonnerie Universelle Unifiée, du PKK, des Sublimes Maîtres Parfaits... » Mlle Mariotti n’avait jamais vu son chef aussi affecté. Elle en fut très troublée, au point qu’elle osa murmurer : « Calmez-vous ! Cette fois, c’est vous qui confondez les dossiers ! » « ...de la Société des Saisons, de la Black Liberation Army, des Aide-toi le ciel t’aidera, de la Conspiration des Egaux, des Narodnaja Volija, des Beati Paoli, de l’Irish Republican Socialist Party, du Dev Genc, du Chukaky-Ha, de la RAF, des Vengeurs, de la Société Mazzinienne... » Sciabolaro était un torrent en crue. Quand il eut nommé tous les groupes existants ou ayant existé, il se laissa tomber, épuisé, sur son siège. Il eut à peine la force de murmurer : « Mais moi, je t’attraperai, Nazario Sauro, je jure que je t’attraperai ! Et avec toi, je fourrerai en prison tous ceux qui, comme toi, on été dénoncés par le repenti Piero Muto. Y compris cet Arabe dont je ne me rappelle pas le nom. » Mlle Mariotti vint à son secours : « Il ne s’agirait pas de Yasser Arafat ? » « Bravo ! Exactement, c’est lui ! C’était le chef de tous les terroristes du monde, vous le savez ? Muto a révélé que Nazario Sauro, lui aussi, était à ses ordres. Vous voyez, la grande conspiration islamiste ?Mais moi, je mettrai aux fers aussi bien Sauro qu’Arafat, dussè-je mourir à l’instant ! » Mlle Mariotti hésita un peu, avant de prononcer les paroles suivantes. « Je regrette de devoir vous le dire, dottore. Mais je crois qu’Arafat est décédé, il y a quelques mois. » Pour Sciabolaro, ce fut le coup définitif. Il bondit sur ses pieds et haleta bouche bée, tandis qu’un filet de bave lui coulait du menton. « Un autre lâche qui se soustrait à son arrestation ! Mais comment a-t-il osé ! Je le ferai déterrer et je ferai brûler sa carcas... » Le cœur du procureur, déjà éprouvé par les tournois de volley-ball, ne résista pas. Il mourut à l’instant.

Le lendemain, Il Corriere della Repubblica titrait sur cinq colonnes : « Ce gros porc de Nazario Sauro s’est enfui, démontrant sa culpabilité. Indymedia, Agnoletto, Chavez et Ben Laden exultent. Consternation des victimes du terroriste. » L’article était signé Fuoririotta et il était accompagné, pour le douzième jour consécutif, de la photo d’un invalide quelconque. Même première page et même photo, sur le quotidien post-communiste L’Utilità. Dans les deux journaux, étouffé par la nouvelle prioritaire, figurait un entrefilet titré : « Mort du procureur Sciabolaro. Il instruisit de beaux procès dans les années 70. Il détestait Berlusconi et Fini parce qu’ils n’étaient pas assez répressifs. Les forces politiques sont indignées contre Vauro qui a titré sa vignette « Un couillon est mort ». Création d’une Maison du Repenti qui lui sera dédiée, et d’un pénitencier qui portera son nom. Deuil aussi dans le monde du volley-ball judiciaire, désormais dominé par les Huissiers. »

(6) Faussement accusé d’avoir trempé dans l’attentat de la piazza Fontana (attentat-massacre perpétré par l’extrême-droite en liaisons avec les services secrets), l’anarchiste Pinelli fut défenestré lors d’un interrogatoire mené par le commissaire Calabresi, lequel fut assassiné quelques années plus tard. Il est à noter qu’aujourd’hui, Pinelli est bien oublié par les pleureuses de la grande presse tandis que Calabresi a été transformé en martyre par toute l’Italie officielle, gauche comprise. Peut-être cette note n’est-elle pas assez claire : alors, disons que, pour le traducteur, Pinelli était un camarade (compagno) et Calabresi une ordure (pezzo di merda) - précision qui ne signifie d’ailleurs aucune sorte d’approbation à l’application de la peine de mort à qui que ce soit. (7)Les noms font allusion à divers groupes politiques des années soixante-dix : Lotta a Strappi (« Lutte par à-coups » ) : Lotta continua, Potere Manovale (« Pouvoir des Manœuvres ») : Potere Operaio, Avanguardia Bracciantile (« Avant-garde des ouvriers agricoles ») : Avanguardia Operaia ; Partito Picista : parti du vieux PC, le PCI de l’époque. (8) Paolo Propoli (« Propolis » : une substance immangeable utilisée par les abeilles), c’est Paolo Mieli (Paolo « Miel »), directeur actuel du Corriere della Sera. Gianni Fuoririotta, c’est Gianni Riotta, éditorialiste illustre du Corriere della Sera (jeu de mot sur « fuori rotta » : hors de la route, dérapage) (9) Contraction de "La Stampa" (Turin) et de "Il resto del Carlino" (Bologne)

P.-S.

Notes du Traducteur (et sous sa responsabilité) (1)Sciabolaro : « Sabreur » en italien. (2) Nazario Sauro, héros italien de la 1re guerre mondiale, comme le personnage historique Cesare Battisti. Tous deux furent pendus par les Autrichiens (ce qui explique qu’il y ait presque dans chaque ville italienne, une rue Cesare Battisti, rien à voir - en tout cas pour l’instant - avec notre ami et camarade). (3)L’Utilità, « l’Utilité », allusion à L’Unità, « l’Unité », ex-organe de l’ex-PCI, devenu paraît-il indépendant, mais continue à exprimer, en général, la bien-pensance de la gauche institutionnelle. (4) Adriano Sofri : Ex-dirigeant de Lotta Continua, devenu représentant de l’intelligentsia « socialiste », poursuivi et condamné avec une obstination obtuse par la justice, sur la base des déclarations d’un repenti ultratardif auquel personne ne demandait rien mais qui est tout à coup sorti de son humble obscurité de pizzaïolo pour accuser Sofri et deux autres ex-dirigeants de Lotta Continua, d’avoir commandité, 20 ans plus tôt, l’assassinat du commissaire Calabresi (voir notes suivantes). Deux bonnes raisons d’être partisan de la libération d’Adriano Sofri : 1° sa détention est inique. 2° sa libération lui ôterait l’auréole de martyr dont il se sert pour défendre, outre le tout-venant des idées centristes, une version révisionnistes de l’histoire des luttes des années 70. (5) Silvia Baraldini, militante d’extrême-gauche italienne condamnée à la prison à vie aux Etats-Unis pour ses liens avec des gauchistes armés, gravement malade, rapatriée en Italie après une campagne d’opinion, contre promesse qu’elle resterait en prison.

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