Serge Quadruppani

Accueil du site > Interventions directes > Contre l’extradition de Cesare Battisti et de tous les autres (...) > La magistrature italienne et le cas Battisti

La magistrature italienne et le cas Battisti

Un article de Valerio Evangelisti

lundi 21 juin 2004

Contre la magistratolâtrie de la "gauche" italienne et de ses relais français

L’hostilité d’une grande partie des juges italiens envers Berlusconi a fini par conférer à la totalité de la magistrature de la péninsule une image progressiste, chère surtout au cœur des gauches (mais aussi des droites) modérées. J’ai l’impression qu’une image de ce genre a atteint et conditionné aussi, à l’époque de « Mani Pulite » (série de procès qui balayèrent de la scène Bettino Craxi et presque toute la classe politique d’Italie), une partie de l’opinion publique française. Et pourtant, il suffirait de demander à quelques magistrats du parquet en pointe dans ces affaires, ceux de Milan, ce qu’ils pensent de cas connus en France, comme celui d’Adriano Sofri, ou de demander au « mythique » Gerardo d’Ambrosio une opinion sur une affaire dérangeante comme celle de la mort de Giuseppe Pinelli (l’anarchiste qui en 1969, se « suicida » mystérieusement en se jetant une fenêtre de la préfecture de police de Milan, après y avoir été traîné alors qu’il était parfaitement innocent), pour découvrir que le « progressisme » des magistrats italiens les plus opposés à Berlusconi, a des limites précises. Du reste, leur participation au grand renouveau de la société italienne entamé en 68, même quand leur âge à l’état-civil l’aurait permis, fut faible ou nul. La plus grande partie d’entre eux firent leur apprentissage dans la décennie suivante, quand il s’agit de s’attaquer avec des lois de plus en plus répressives au mouvement social, libertaire et juvénile, qui renouvela l’Italie (en améliorant la condition féminine, en fermant les asiles totalitaires, en démocratisant l’école, en réformant des institutions totales comme la prison ou l’armée, en développant les droits des travailleurs, etc.). Cela bien avant que les groupes armés représentent un problème sérieux. Alors, après des attentats massacres restés impunis, après des assassinats de jeunes opposants (Saltarelli, Zibecchi, Varalli, Serantini, Lorusso, Masis) restés eux aussi impunis, après des tentatives de coups d’Etat de l’extrême-droite payés seulement par des lampistes, une partie minoritaire des mouvements de contestation ont pris les armes, la magistrature italienne s’est consacrée à l’habituelle application des nouvelles normes d’exceptions destinées à aggraver les normes anciennes. Soutenue par un parti communiste à l’éternelle vocation totalitaire, elle construisit des procès dans lesquels les indices se substituèrent aux preuves, et dans lequels on entrait avec des chefs d’inculpation destinés à s’aggraver enn cours de route, jusqu’à ce que la détention n’affaiblisse tel ou tel accusé, le poussant à dénoncer, en échange d’une remise de peine, ses co-inculpés. L’affaire la plus horrible et spectaculaire est connue par la date qui en marqua le commencement : 7 avril 1979. Ce jour-là, Toni Negri et une autre douzaine d’intellectuels furent arrêtés parce qu’un magistrat - Guiddo Calorego - notoirement « progressiste » et proche du PCI, les accusait d’être les chefs occultes et suprêmes des brigades rouges. Peu après l’accusation fut complètement abandonnée, mais cela n’empêcha pas que, à la fin du procès, les personnes arrêtées, dont le nombre s’était entre temps élevé à 142, finissent en prison ou en exil. Au chef d’inculpation original s’était substituée une infinité d’autres. Un des inculpés, l’enseignant Pietro Maria Greco, fut tué par la police, le 9 mars 1985. Alors qu’il était désarmé, on lui tira dans le dos. Ils l’achevèrent alors que, moribond, il implorait de l’aide. Aucun de ses assassins n’a jamais subi des conséquences judiciaires d’aucune sorte. Une dynamique semblable - on entre en prison sous une accusation, on finit saucissonné par mille autres - a caractérisé le parcours judiciaire de Cesare Battisti, au cours duquel tous les instruments des « lois d’exception » furent expérimentés, l’un après l’autre. Au point que, pour la première fois depuis sa naissance, Amnesty International condamna un pays occidental, l’Italie,pour violation des droits de l’homme. Ceci n’a évidemment pas été mentionné par Edmondo Bruti Liberati, dans son article paru sur le Monde du 26 mars 2004, ni par Armando Spataro (procureur adjoint aux procès de Battisti), interviewés par le Monde le 29 mars 2004. Avant d’aborder leurs déclations, il faut dire que les deux interventions avaient été en quelque sorte-préannoncées par le même Spataro, dans un article publié par le quotidien l’Unità (version on line) du 9 mars 2004. Spataro annonçait son intention de défendre la « bonne renommée » des magistrats italiens dans l’affaire Battisti, à travers une campagne concertée par le syndicat Magistrature Démocratique, le Mouvement pour la Justice (présidé par le même Spataro et l’association Magistrats européens pour la démocratie et les libertés. Bruti Liberati semble l’avoir pris au mot puisque son article sur Le Monde reprend sur celui de Spataro des arguments et des phrases entières. Parmi elles, un éloge du président Sandro Pertini à la magistrature italienne, capable de rester dans les limites de la légalité face au terrorisme. De Pertini, je me souviens aussi de phrases particulièrement acerbes sur les juges de « l’affaire du 7 avril », mais peu importe. Les limites de la légalité peuvent être largement dépassées par voie réglementaire, et cela sans léser la constitution. Ce fut justement le cas de l’Italie. Un illustre historien du droit, Italo Mereu, a pu sans mal, dans une étude devenue un classique (Histoire de l’intolérance en Europe, 1988, éd. Bompiani), démontrer comment la « législation d’exception » italienne des années 70 et 80, a été directement modelée sur les procédures de l’inquisition. Dans un chapitre déterminant pour notre démonstration, le cinquième, intitulé « le gonflement du soupçon dans la contumace », Meru démontre comment la charge des accusations pesant sur un inculpé tend à s’aggraver de manière exponentielle, jusqu’à inclure, à titre de « preuve », la contumace elle-même. Eh bien, Spataro n’a pas du avoir lu Mereu, parce qu’ingénument, il nous révèle que c’est seulement peu à peu que le rôle de Battisti se dévoile et prend de l’ampleur dans le cours de l’enquête et des procès qui ont suivi son évasion. Arrêté en 1979 au cours de la rafle qui frappa le Collectif autonome de la Barona après le meurtre de Torregiani, condamné en mai 1981 à 12 et 10 mois de prison pour participation à bande armée et détention d’armes, il s’évade de prison en octobre de la même année. Sept années plus tard ( !), le procès reprend en son absence (il est au Mexique). Cette fois, on l’accuse de rien moins que quatre homicides et de 32 autres crimes (plus tard ils se sont élevés à une soixantaine, si l’on en croit la requête d’extradition). « Et par cette condamnation à perpétuité », pour citer Mereu, « se conclut, dans le meilleur des cas, un procès qui avait commencé sur un léger soupçon d’hérésie ». Mais quel est l’élément nouveau qui enterre Battisti sous une avalanche de nouvelles inculpations ? C’est l’arrestation de Pietro Mutti, condamné pendant sa cavale en 1981, capturé l’année suivante, à la suite de l’évasion de Battisti. Il appartient maintenant à Prima Linea, une organisation terroriste différente des PAC (Prolétaires armés pour le communisme) dans laquelle militait Battisti, et il se « repent » ; cela signifie qu’il essaie d’obtenir une remise de peine ou carrément la liberté avec des révélations et des dénonciations d’ex-camarades (c’est mieux s’ils sont en cavale, je me permets d’ajouter). Dans le cas de Battisti, il explique qu’il aurait tué personnellement, avec sa complicité, le gardien chef Santoro et le policier de la Digos Campagna ; qu’il aurait participé « en couverture » à l’assassinat du boucher Sabbadin ; qu’il aurait pris part au projet d’asassinat de Torregiani. Mais les révélations de Mutti ne s’arrêtent pas là. Parmi les autres mises en causes, très nombreuses, il y a celle des organisations palestiniennes qui auraient, selon lui, armé les Brigades rouges. Il s’en suit une enquête entière - appelée « l’enquête de Vénétie », qui n’aboutira à aucun résultat. Disons que, comme témoin, Muti n’est pas des plus fiables. Et en fait, Bruti Liberati, sur Le Monde, prend ses précautions. Dans deux cas au moins, les assassinats de Sabbadin et de Torregiani - Mutti ne fut pas la seule source de l’accusation. Son témoignage parut coïncider avec des révélations d’autres inculpés des PAC qui avouèrent leur participation à des crimes particuliers, mais sans accuser personne d’autre. Donc, pas des « repentis ». Ce qui constituerait un élément indubitable de preuve. Bruti Liberati omet de dire que le personnage du « repenti » ne fut pas le seul personnage anormal que la « législation d’exception » italienne introduisit dans le droit, dans le sillage des procédures de l’Inquisition. Il y eut aussi celle du « dissocié » : un inculpé qui, en échange de remises de peine (moindres que celles consenties au « repenti »), admet les crimes qui lui sont attribués personnellement, sans mentionner les noms de ses complices, et assure s’être repenti (variante soft de l’antique institution de l’abjuration). Et de fait, les co-inculpés de Battisti (Giacomini, Spina, Cavalina, etc.), se sont dissociés et leurs déclarations, confrontées à des années de distance à celles de Mutti, donnent substance à une « preuve ». Selon Bruti Liberati, un élément probant naîtrait de la fusion entre ce que déclare un « repenti », et ce que déclare un « dissocié », alors même que les deux catégories ont pour finalité une réduction de leur condamnation. Où seraient, donc, les éléments de preuve contre Battisti ? Le journaliste du Monde qui a interviewé Spataro, Salvatore Aloïse, semble les mentionner, dans un paragraphe intitulé « témoins oculaires ». Il se réfère à l’affaire Torregiani. « Un témoin a tout vu, suivi les assassins, noté le numéro de la plaque, quand ils ont changé de voiture pour s’enfuir ». Tout à fait vrai. Sauf que la chose ne regarde pas du tout Battisti, au contraire de ce que semble croire le journaliste. Elle concerne éventuellement Sante Fatone, dont la mère était propriétaire de la Renault 4 qui a servi de voiture-relai. Battisti, ce jour-là, n’était pas là, il ne tua pas Torregiani, il n’en blessa pas le fils (touché accidentellement par le père), il ne tira pas et ne s’enfuit pas. Je doute fortement qu’Armando Spataro, durant l’interview, ait soutenu le contraire (comme je doute tout autant qu’il démentira jamais l’interprétation contraire de l’intervieweur). Spataro nous explique plutôt, à propos de l’assassinat de Sabbadin, que des témoins oculaires ont vu sur le lieu du crime un personnage ressemblant à Battisti (« et c’est à ce moment », raconte-t-il avec une ironie volontaire, que le repenti Mutti entre en scène pour confirmer). Ah, très bien. Dommage que, au début de l’instruction de l’affaire Torregiani, on se soit retrouvé entre les mains deux présumés assassins du bijoutier, tous deux de haute taille - alors que les témoins oculaires parlaient d’un homme grand et un autre petit. Contradiction brillamment résolue par la magistrature en affirmant que l’exécutant de l’assassinat petit avait un aspect tellement plein d’autorité qu’il semblait grand ( !!!). Belle instruction, du reste ! Armando Spataro devrait expliquer pourquoi on infligea à un malheureux, Sisinnio Bitti, trois ans et demi de prison simplement parce que quelqu’un l’avait entendu se « dire d’accord » avec les meurtres de Torregiani et de Sabbadin. Cela se traduisit en « soutien moral » à un meurtre, que seule la législation italienne, modelée sur le droit inquisitoire, entreprit d’utiliser. Il doit aussi nous expliquer pourquoi ce même Bitti, sorti des interrogatoires à l’hôtel de police avec une otite traumatique, ne put rien faire contre ses tortionnaires parce qu’ils niaient l’avoir frappé. Spataro, spécialisé dans le « soutien moral », devrait justifier son propre « soutien moral » aux parles du collègue de l’instruction Alfonso Marra (aujourd’hui juge du siège) qui, à propos de l’usage de la torture durant les interrogatoires, écrivait ceci : « Au cas où les violences n’entraînent pas de maladie, mais seulement une sensation douloureuse transitoire qui altérations organiques-fonctionnelles objectives, on parlera d’un autre délit : celui de coups. Dans cette dernière hypothèse, il deviendrait impossible de d’avérer les faits sur le plan technique justement parce qu’en l’absence de maladie, on ne dispose d’aucune confirmation objective ». Ce qui revient à dire qu’en l’absence de conséquences physiques durables des mauvais traitements, les cas de tortures à des prisonniers (il y en eut treize durant l’instruction de l’affaire Torregiani), seront déclassés en coups, et puis classés, à moins que la police elle-même s’autodénonce. Spataro, Bruti Liberati, s’ils ont envie de parler, qu’ils se prononcent sur cette distorsion des normes les plus élémentaires de la justice, et sur tant d’autres auxquelles la magistrature italienne s’abandonna durant les « années de plomb » (pour en mentionner une, durant le procès contre Battisti, l’utilisation à l’instruction de sujets faibles psychologiquement, et à l’époque, en plus, mineurs). Autrement, je continuerai de considérer Cesare Battisti comme victime d’une justice droguée, qui n’a jamais su éclaircir ses responsabilités. Donc, je continuerai de le présumer innocent, comme devrait le permettre toute bonne conception du droit. Et qu’ils cessent, ces messieurs, de soulever des questions spécieuses (la nouvelle demande d’extradition serait valide parce que consécutive à une condamnation définitive, deux ans après le nouveau refus français de 1991 : en réalité, la sentence de Cassation se limitait à confirmer celle de la Cour d’Appel). Et aussi de se réclamer d’un « espace judiciaire européen ». Depuis quand les innovations juridiques sont-elles rétro-actives ? Ce n’est pas justement ce que vous reprochez à Berlusconi ? Et puis, vous savez mieux que quiconque que Battisti n’a pas le moindre rapport avec Al Qaeda ou avec les « nouvelles brigades rouges ». Personnellement, je n’ai rien à faire du renouveau de « progressisme » d’une certaine magistrature. Je vois aussi une traînée rouge (de quelle substance organique, je ne le dirais pas : je risquerais d’être inculpé) qui relie les procès ambigus des années chaudes de « l’alerte au terrorisme » avec le massacre de Gênes, mené par le centre-droit mais ourdi par le centre-gauche. Jusqu’à l’assassinat de Carlo Giuliani, resté comme par hasard impuni. Prononcez-vous là-dessus, messieurs les magistrats, et après seulement, occupez-vous de l’affaire Battisti. Je ne vous demande pas un repentir. Une simple dissociation de vos collègues serait plus efficace.

(1)Le titre est de moi (SQ)


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette