Serge Quadruppani

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Serge Quadruppani

Le 357

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani



- Tu vas pas sortir avec ça ? Aimée Chabaud essuya sur son tablier ses doigts humides d’eau de vaisselle et cala ses poings sur ses hanches replètes pour faire face à son homme. De la pointe de son menton, elle désignait l’objet qu’il venait de poser sur la table. Œil plissé, visage encore chiffonné par l’ultime sieste de la journée, Georges Chabaud se concentrait sur les lacets de ses brodequins qu’il fallait serrer assez pour éviter les frottements mais pas trop pour épargner les cors. Il termina le nœud en soufflant, baîlla un grand coup, remit à la verticale sa bedaine encore alourdie de la croustillante tourte aux blettes et du sublime chapon farci dont son épouse l’avait sustenté, grimaça en se passant une main sur le visage et baissa enfin les yeux sur la chose. Pesante, massive, noire, luisante. Une des marchandises qui, en vitrine, attirent le plus les mâles de l’espèce humaine. Ça s’étreint, se caresse, ça s’huile. Un Smith & Wesson calibre .357 Magnum, 102 mm de canon bien raide, pouvoir pénétrant sans équivalent dans le monde biologique. Georges prit un air navré avant d’insérer l’engin dans l’étui qui pendait à son ceinturon.
- Qu’est-ce tu veux, dit-il, on est obligés, maintenant.
- Mon Dieu ! s’exclama Aimée en levant les yeux vers Lui, au ciel. Heureusement qu’il en y a plus que pour huit mois.
- Ça, tu peux le dire, soupira l’époux en s’engageant dans l’étroit escalier qui menait à la porte de leur pitorresque maison de pêcheur. C’était une des rares qu’on eût préservées à Sainte Bédule, quand on s’était avisé que les rues piétonnes entourant le garage à bateaux qu’était devenu le port, risquaient de manquer de « caractère » et « d’authenticité », deux « concepts » apparus lorsque le budget municipal avait assez gonflé pour nourir des bureaux d’études. A peine le seuil franchi, Georges Chabaud se sentit suffoqué par la chaleur. L’orage qui pesait depuis le début de l’après-midi ne s’était toujours pas décidé à éclater et la foule débordait des trottoirs. A 22 h, sur le port éclairé a giorno, les piano-bars, pizzerias, crêperies et débitants de moules-frites alimentaient un va-et-vient continu et tapageur. Sainte Bédule, ses plages, ses boulodromes, et sa foire à la moule, inépuisable source de plaisanteries fines pour T-shirts et assiettes décorées. Cinq mille habitants l’hiver, 120 mille l’été, agréable comme une sortie de stade après un grand match pendant un tiers de l’année, comme un parking de supermarché fermé le reste du temps, la ville affrontait des difficultés particulières qui avaient récemment entraîné un changement d’équipe municipale. Un coup de klaxon et un appel de phares attirèrent l’attention de Georges. Il s’approcha d’un 4 X 4 garé un peu plus loin. Garni d’une antenne, d’un gyrophare, de projecteurs et d’un haut-parleur sur le toit, les côtés ornés d’une inscription Police Municipale en lettres d’un mètre de haut, le véhicule ne passait pas inaperçu.
- Tiens, dit l’agent Chabaud en se hissant sur le siège du passager, c’est toi, Dominique ? Je fais plus équipe avec Max ? Le chauffeur, un blond à la quarantaine bien entretenue, lui sourit :
- Le patron a décidé de mêlanger les nouvelles recrues avec les anciens.
- Je vois... Il nous trouve trop mous, c’est ça ? Dominique haussa les épaules sans répondre et décrocha le micro de la radio pour annoncer que la patrouille 6 entamait sa tournée. Pendant que la voiture suivait la route de la corniche basse, Georges revoyait la réunion du service, au lendemain des élections. Le nouveau maire avait fait un discours pour annoncer qu’il n’y aurait pas de chasse aux sorcières mais qu’il attendait que tout le monde fasse un effort pour réaliser le programme sur lequel il avait été élu... que la sécurité était partie intégrante des droits de l’homme... qu’il allait doubler leurs effectifs... et maintenant, il leur présentait leur nouveau patron, un ancien inspecteur renvoyé de la police nationale à la suite d’une caballe des partisans du laxisme. Paul Venner, un grand professionnel. Avec l’efficace laconisme de l’homme d’action, Venner expliqua que c’en était fini du temps où, pour éviter de faire une mauvaise rencontre, la police municipale laissait passer un délai d’une demi-heure avant de se rendre sur les lieux d’un cambriolage.
- Tu faisais quoi, avant ? s’enquit Dominique, aimable et toujours souriant.
- Tu veux dire avant d’être flic ? bougonna Georges. J’étais au service des Jardins mais quand il a été privatisé, la Ville m’a proposé ça. J’avais pas vraiment le choix.
- Tu as souvent tiré ? Ce fut au tour de Georges de hausser les épaules.
- A l’entraînement, j’ai la moyenne. Mais, de toute façon, je te rappelle qu’on a le droit d’utiliser nos pétards qu’en état de légitime défense. Dominique hocha la tête sans se départir de son sourire. Il avait amorcé la manœuvre pour garer le 4X4 sur le bas-côté de la route. Des branches de génevriers et de lauriers-roses fouettèrent les vitres côté passager. Les deux hommes sortirent de la voiture et s’engagèrent sur un chemin qui, à l’oreille, descendait vers la mer. Il n’y avait pas un brin de vent.

Une heure plus tard, quand ils remontèrent en voiture, il faisait toujours aussi chaud. Ils avaient patrouillé sur une plage connue comme un rendez-vous de jeunes amateurs de fumette, et ça ne s’était pas très bien passé. Groupés autour de feux et de guitares, occupés à chanter, bavasser ou forniquer, les jeunes les accueillaient avec des propos hautains de fils à papa, des discours sur le fascisme ou des rires idiots de défoncés. Comme une lune superbe illuminait la plage, la patrouille était repérée longtemps à l’avance, et il n’y eut pas la moindre barrette de hasch à confisquer. Dominique s’énervait de plus en plus et quand, au dernier groupe, un gamin de quinze ans avait refusé de montrer ses papiers et que les autres l’avaient soutenu, il avait sorti le .357. Blêmes, les gosses s’étaient exécutés dans un silence de mort qui s’était transformé en concert de chuchotis indigné dès qu’ils s’étaient éloignés. En remontant à la route, Georges lui avait fait remarquer que le gosse avait raison, qu’ils n’avaient pas le droit de contrôler leur identité. Dominique n’avait rien répondu, mais une fois installé derrière le volant, il explosa :
- Putain, j’essaie de m’entendre avec toi, mais je sens que ça va pas être facile. On dirait que la seule chose qui te préoccupe, c’est les droits des voyous. Et ceux des gens qui aimeraient bien se promener tranquilles sur cette plage sans être emmerdés par des drogués, t’y as pensé ? Ça t’a pas plu que je sorte mon flingue ? Mais y’a que ça qui les calme ! Et le jour où on sera attaqués par les voyous des banlieues qu’on envoie en vacances ici aux frais des contribuables, tu seras bien content qu’on soit armés, merde ! Il démarra. Comme Georges ne répondait rien, Dominique laissa passer quelques minutes puis observa, sur un ton plus calme :
- De toute façon, j’avais mis le cran de sûreté. Plus tard, comme son collègue s’obstinait dans le silence, il soliloqua :
- C’est la faute des parents. Si les parents étaient pas démissionnaires, on serait pas obligés d’en venir là. Moi, avant d’être embauché, j’ai été au chômage pendant un an et demi, eh ben, ça m’a pas empêché de tenir serré mon fils. Jérôme, il sait que si je le surprends à fumer, même que du tabac, il aura sa trempe. Et sa mob, il y a droit tant qu’il a de bons résultats à l’école... La radio l’interrompit : un incident au Lagon Bleu, la nouvelle boîte house près du golf.

A sept heures du matin, quand il rentra chez lui, Dominique était crevé mais il avait retrouvé sa bonne humeur. Ce n’était pas la peine d’en vouloir au vieux Chabaud, il était à huit mois de la retraite, tout ce qui importait pour lui, c’était de ne pas avoir d’ennuis. Et puis l’incident au Lagon Bleu avait conforté sa position. Des voyous qui s’étaient fait refuser l’entrée et qui menaçaient tout le monde avec un couteau oour trois. Ils prétendaient que c’était du racisme, alors qu’un des videurs était noir ! La vue du .357 les avait calmés et, avec l’aide des videurs, il avait même réussi à bloquer le propriétaire du couteau avant l’arrivée des gendarmes. En soupirant, il défit son ceinturon et le posa, avec l’arme dans son étui, sur la table basse. Il se laissa tomber dans un fauteuil, étendit ses jambes et posa ses pieds sur la table. Il alluma la télé et s’endormit en caressant la crosse de la pointe d’un brodequin. Le bruit de la télé parvenait à travers la cloison dans la chambre de Jérôme occupé à déchirer le grand poster de Schwartzeneger qui avait décoré sa chambre. Quand il eut terminé, les morceaux ne lui semblèrent pas assez petits et il recommença. Puis il passa au salon, tira le .357 de l’étui, tua son père d’une balle dans le front, fonça dans la chambre parentale, expédia deux balles dans la poitrine de sa mère réveillée par la première détonation et sortit dans la rue, où il abattit encore trois personnes avant de retourner l’arme contre lui. Ce mois-ci, à l’école, il n’avait pas eu la moyenne.


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