Serge Quadruppani

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Notification Citoyenne au Contrôleur des Lettres

27 mai 2068 n° 670009 série BZ

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani


Monsieur, En m’introduisant, conformément aux Lois sur la Transparence et la Surveillance civique, dans le site de travail htppp/www./ mordic.@@@.com. j’ai été amené à connaître un projet d’édition en cours de réalisation. Il s’agit d’un vieux texte fictionnel (présenté sous la désuette appellation « roman ») qu’un certain Andrea Gandolfo a retrouvé sur support papier et qu’il aurait l’intention de diffuser sur le Réseau. Gandolfo est en train de rédiger la préface, qui semble sur le point d’être achevée. Sous réserve de vérifications supplémentaires, il dispose des documents nécessaires, soit l’Autorisation préalable de conformité aux idéaux consensuels délivrée par la Haute Autorité Européenne de l’Imagination (sponsors Ciba Geigy/Vrais Champagnes de France), le certificat de la Commission d’élimination des extrêmes (sponsors Beretta/Disney/Le Monde-Reppublica-El Païs), le visa du Comité pour le Respect des Minorités (sponsors Benneton/Coca-Cola/Microsoft), le Brevet de bonnes mœurs délivré par le Comité mixte de défense des intérêts des experts psychiatres et des victimes de déviants sexuels (sponsors General Electric/Marseillaise des Eaux/Fondazione Berlusconi) et le récépissé de Cotisation du Syndicat des auteurs de romans noirs (sponsors Havas/Mondadori/Random House/Dassault). C’est donc avec stupéfaction que j’ai relevé dans le roman que Gandolfo a jugé bon d’exhumer, et dans la préface qu’il projette, de très nombreux passages absolument ignobles, que j’ai le devoir de vous signaler. Je ne fais pas ce travail avec plaisir. Il m’ôte le sommeil, il me coupe le souffle, il me met les larmes aux paupières, il m’écœure, il me dégoûte, mais il est nécessaire qu’il soit fait pour que jamais les Andrea Gandolfo ne possèdent le moindre ascendant sur nous, pour leur interdire de transformer leur haine des autres en pouvoir. Commençons par le « roman ». Le traitement que l’auteur réserve aux femmes est scandaleux. Face au « héros », un détective privé profondément machiste, les héroïnes sont toutes présentées comme des gourdes, des garces et/ou des allumeuses. Ainsi, p. 48, dans une scène passablement nauséabonde, le « héros » retire de force ses lunettes à l’héroïne qui, au lieu de se révolter contre ce comportement autoritaire, lui offre ses lèvres ! Comme la femme est toujours exclusivement présentée en termes crus comme un objet sexuel (« J’entrai. Elle s’était placée de telle sorte que je dus pour ainsi dire lui repousser les nichons pour passer. » p.82 ), et que le héros ne cesse d’invoquer son envie de donner « la fessée » aux héroïnes (p.106, par exemple) on n’est pas étonné, de voir que cela tourne à l’apologie du viol : « - Soyez tranquille, miss Gonzalèz. Je ne suis venu que pour affaires. Je n’ai l’intention de violer personne.
- Non ? Le ton se fit provocant.
- Mais je commence à y songer sérieusement, nom de Dieu.
- Qu’est-ce que vous tenez comme culot ; mais pour un salaud, vous êtes assez sympathique, dit-elle. » Et cette miss Gonzalèz de tenter ensuite de l’embrasser ! On relève aussi avec dégoût l’emploi du mot « métèque » (p.179) et celui de « negro » (p.194 - l’adjonction de l’adjectif « spiritual » ne diminuant en rien la charge raciste du terme), ainsi qu’une propagande acharnée en faveur de la cigarette et même de la nourriture carnée et malsaine (« sur le zinc du drugstore, j’eus le temps d’avaler deux tasses de café et un sandwich au fromage avec deux lamelles de simili-bacon... je devais être cinglé, mais je trouvai ça bon »). A cela s’ajoute une constante complaisance dans les scènes de violence (description répétée des effets d’un pic à glace). Mysoginie, racisme, tabagisme, anti-hygiénisme, étalage de violence : tous ces crimes tombent sous le coup de la loi. Comme si cela ne suffisait pas, il y a la préface. Gandolfo s’y déchaîne. Dans un passage qu’on rougit de citer, il ose remettre en cause les principes mêmes de la Purification des lettres menée par par nos grands ancêtres. Ainsi n’hésite-t-il pas à attaquer « ces pseudo-soixante-huitards, et ces auteurs « engagés », pseudo-libertaires et vrais staliniens, qui, vers la fin des années 90, imposèrent au roman noir leur moralisme étroitement politicien en s’appuyant sur l’analphabétisme politique de quelques jeunes auteurs et la mauvaise conscience d’une « gauche » recrue de reniements. Sans pouvoir sur l’histoire, ayant reconnu et, à la fin, douillettement accepté leur impuissance, ils se sont d’autant plus férocement concentrés sur ce reste de pouvoir que leur concédaient les multinationales de la communication univoque : décider des mots qu’il faut dire ou ne pas dire, et comment on a le droit de les dire. En brandissant l’étendart d’une « littérature noire » contre une soi-disant « littérature blanche », ils réussirent, à la fin du deuxième millénaire à imposer cette formidable régression : le triomphe d’un nouveau Réalisme Socialiste, aussi pauvre dans la forme et bigot dans le fond, que son prédécesseur. » L’abjection de l’éditeur-préfacier rejoint ainsi celle de la « littérature » qu’il prétend mettre en circulation. Il est donc urgent de prendre les mesures de purification idéologique qui s’imposent contre Andrea Gandolfo et le livre immonde qu’il a exhumé d’on ne sait quelle officine, Fais pas ta rosière ! (le titre est déjà honteux), d’un certain Raymond Chandler. Un citoyen responsable

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