Serge Quadruppani

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L’angoisse du traducteur devant une page d’Andrea Camilleri

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani


L’œuvre littéraire d’Andrea Camilleri connaît dans son pays un succès tel, par son ampleur et sa durée, qu’on lui trouverait difficilement un équivalent dans le demi-siècle qui vient de s’écouler en Italie. Une bonne part de cette réussite tient à son usage si particulier de la langue. D’une manière générale, elle trouve son fondement dans le très riche idiome constitué au fil des siècles par les Siciliens cultivés, au point de contact entre le dialecte populaire de l’île, la langue des autres régions d’Italie (et plus tard l’italien officiel, celui d’un Etat central tardif et lointain - langue inodore et américanisée dont la télévision assure aujourd’hui l’hégémonie officielle), et les langues des peuples qui, depuis deux millénaires, ont tour à tour débarqué en Sicile, se sont emparés d’elle avant qu’elle ne s’empare d’eux. Rendre la saveur de cette langue est une entreprise délicate. Il faut d’abord faire percevoir les trois niveaux sur lesquels elle joue, chacun d’eux posant des problèmes spécifiques. Le premier niveau est celui de l’italien “ officiel ”, qui ne présente pas de difficulté particulière pour le traducteur : on le transpose dans un français le plus souvent situé, comme l’italien de l’auteur, dans un registre familier. Le troisième niveau est celui du dialecte pur : dans ces passages, toujours dialogués, soit le dialecte est suffisamment près de l’italien pour se passer de traduction, soit Camilleri en fournit une à la suite. A ce niveau-là, j’ai simplement traduit le dialecte en français en prenant la liberté de signaler dans le texte que le dialogue a lieu en sicilien (et en reproduisant parfois, pour la saveur, les phrases en dialecte, à côté du français). La difficulté principale se présente au niveau intermédiaire, celui de l’italien sicilianisé, qui est à la fois celui du narrateur et de bon nombre de personnages (même Ingrid, la Suédoise de la série des Montalbano, a appris l’italien en Sicile et emploie les tournures locales). Il est truffé de termes qui ne sont pas du pur dialecte, mais plutôt des régionalismes (pour citer deux exemples très fréquents, taliare pour guardare, regarder, spiare pour chiedere, demander). Ces mots, Camilleri n’en fournit pas la traduction, car il les a placés de telle manière qu’on en saisisse le sens grâce au contexte (et aussi, souvent, grâce à la sonorité proche d’un mot connu). Voilà pourquoi les Italiens de bonne volonté (l’immense majorité, mais on en trouve encore qui prétendent ne rien comprendre à la langue “ camillerienne ”) n’ont pas besoin de glossaire, goûtent l’étrangeté de la langue et la comprennent pourtant. Pour ne pas se donner le ridicule de remplacer purement et simplement l’italo-sicilien par un parler régional français (un Montalbano émaillant ses phrases de mots flamands, bretons ou lyonnais aurait-il encore quelque chose de sicilien ?), il a fallu renoncer à chercher terme à terme des équivalents à la totalité des régionalismes. Car il ne suffit certes pas d’être excellent italianiste, même estampillé par l’université, pour faire une bonne traduction : dans cette activité, une part de création littéraire est indispensable, et cela ne s’apprend pas à la fac. Mais d’un autre côté, le traducteur doit impérativement éviter de disputer son rôle à l’auteur : il était donc hors de question d’inventer une langue artificielle, même si celle de Camilleri l’est dans une certaine mesure (il ne s’agit pas d’une pure transcription, mais d’une re-création personnelle à partir du parler de la région d’Agrigente). J’ai donc placé en certains endroits, comme des bornes rappelant à quels niveaux on se trouve, des termes du français du midi. D’abord, parce que le français occitanisé s’est assez répandu, par diverses voies culturelles, pour que jusqu’à Calais, on comprenne ce qu’est un “ minot ”. Ensuite, ces régionalismes apportent en français un parfum de Sud, peut-être mieux venu pour parler de la Sicile que les sonorités de la Croix Rousse. Un œil objectif constatera toutefois que je me suis abstenu d’insister, et, par exemple, de trop tirer Montalbano vers le provençalisme pagnolesque. A côté de la série du fameux commissaire de Vigàta, on sait que Camilleri écrit dans une autre veine qui le rapproche de l’œuvre d’un Sciascia : partant d’un fait divers du XIXe siècle exhumé des archives, il reconstruit la tragi-comédie d’une société où la permanence des modes de vie et de domination s’affirme contre les modèles importés du Nord. Dans L’Opéra de Vigàta (Il birraio di Preston), le livre que beaucoup, dont l’auteur et moi-même, considèrent comme son chef d’œuvre, les modèles nordiques sont représentés par des personnages comme le préfet florentin, le questeur milanais, le révolutionnaire romain, dont Camilleri restitue la langue propre. A chaque fois, il a fallu trouver des solutions différentes. Comme on le sait, le parler florentin constitue la base de l’italien officiel : le préfet de Camilleri se distingue donc, non par son vocabulaire, mais par un accent tel que le perçoivent des oreilles siciliennes (équivalent de l’ “ accent pointu ” des Parisiens aux oreilles provençales), marqué par l’élision des “ c ” durs : j’ai fait de même en français, j’espère que vous ‘omprenez. Le Milanais, lui, parle dans le dialecte de sa région : comme ce dernier est fortement influencé par le français, on a fait sentir la langue du questeur en reproduisant tels quels les mots au sens le plus transparent (va te faire fottet). Quant au Romain, je me suis d’abord efforcé de faire sentir combien le romanesco, même pour les Siciliens qui ne reculent pas devant la verdeur, est souvent très vulgaire. J’ai aussi transposé en français quelques-unes de ses élisions de voyelle (ceci est ‘ne explication) et la traduction de l’article italien “ il ” (le) en er (er traducteur est un peu longuet). C’est le même type de solutions que j’ai adoptées ensuite pour Le coup du cavalier (La mossa del cavallo), d’autant plus difficile à traduire que c’est le choc entre la langue sicilienne et la langue génoise, qui incarne la rencontre de deux systèmes de pensées, deux modes de vivre. En comparaison, La disparition de Juda (La scomparsa di Patò), avec sa juxtaposition de lettres et documents divers où alternent jargon bureaucratique et gendarmesque, parler macaronique d’anonymes illettrés ou amphigourique d’un politicien trop lettré, tout cela apparaît d’une remarquable facilité. On retiendra en tout cas La Mossa del cavallo comme la parfait illustration romanesque de ce qui est à la base du travail de traducteur, et qu’aucun logiciel, dans un avenir prévisible ne saurait remplacer : la traduction n’est pas la mise en rapport de deux vocabulaires, mais le passage d’un univers mental à un autre. Un exemple ? Spiare, le mot sicilien utilisé pour chiedere, “ demander ”, contient le terme “ spia ” (“ espion, indicateur ”) : on saisit tout de suite qu’il est particulièrement adapté à une société où celui qui pose trop de questions passe vite pour un indic... Cependant la sicilianité de Camilleri ne s’exprime pas seulement par le vocabulaire, elle passe aussi à travers une syntaxe. Ce qui est ici beaucoup plus facile à rendre. Siciliano sono, “ Sicilien je suis ” : on trouvera beaucoup dans le cours du texte camillerien, adaptée au corset du français, cette tournure de la langue parlée, et dont le traducteur s’arrange de façon qu’à la fin le verbe se retrouve. De même ai-je conservé l’emploi du passé simple, là où l’italien (et le français) recourrait au présent ou au passé composé : Chi successi ? “ Que se passa-t-il ? ” demande l’homme de la rue vigataise (au lieu de “ que se passe-t-il ?). Point de pittoresque superficiel là-dedans. Ce passé simple qui, ailleurs, appartient à la langue écrite trahit une emphase lyrique présente dans le moindre échange langagier du peuple de Sicile. En tous les cas, mon travail de traduction est orienté par le souci de faire partager au lecteur français le plaisir qu’éprouve son semblable italien à la lecture de Camilleri. Outre le sens du récit et du dialogue, outre le regard profondément humain sur les misères psychologiques et sociales, ce plaisir tient sûrement au sentiment d’étrange familiarité qu’arrive à communiquer l’auteur. Familiarité d’une langue et d’une société qui nous restent très proches, étrangeté radicale de tournures et d’une culture forgées par une nature si particulière et une histoire si singulière. Ce qui donne, pour finir, la saveur inimitable, aux papilles comme à l’oreille, d’une Sicile immuable et parfaitement moderne.

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