Serge Quadruppani

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Retour sur Mars et quelques autres planètes : des révoltes banlieusardes de Novembre 2005, aux grèves de novembre-décembre 1995, la nécessité d’imaginer

L’imagination contre la domestication

Première partie

lundi 21 août 2006, par Serge Quadruppani

Entreprise pour raconter aux amis italiens ce que j’ai vu, lu, entendu et vécu du mouvement anti-cpe, l’écriture de ce texte a pris des chemins de traverse, notamment après la lecture d’un numéro de la revue Temps Critiques en partie consacré aux « jeunes en rébellion ». Elle m’a fourni l’occasion de cristalliser un certain nombre de réflexions plus anciennes. On ne devra donc s’attendre ici, ni à un texte militant classique, ni à de la théorisation conforme aux canons de la scholastique ultra-gauche, ni à des incantations radicales. Qu’un objet du quatrième type puisse exister, et qu’il puisse être utile à préparer la suite, c’est le pari de cet écrit.

1. Critique de la culture et radicalite

Voilà plus de trente ans, dans un numéro de la revue l’Internationale Situationniste, était reproduite une double page du magazine Lui, aujourd’hui disparu, qui étalait la panoplie d’objets censés caractériser « l’homme moderne ». Au milieu de l’électro-quincaillerie des années 60 et d’autres symboles du consumérisme d’époque, figurait en bonne place le premier tome des œuvres de Marx dans la Pléiade. Pour qui connaît un peu la prose situ (cela fait désormais partie de la culture générale), il n’est pas difficile d’imaginer le commentaire accompagnant cette reproduction illustrant la « récupération » de la subversion par le « spectacle ».

Pour qui connaît un peu les modes médiatiques en ce début de XXIe siècle, en France et ailleurs, il est évident qu’aujourd’hui, sur une photo semblable, devrait figurer à côté du téléphone mobile et de quelques autres merveilles digitales, la réédition récente en un seul tome des œuvres complètes de Guy Debord. D’émissions de Canal + en phénomène éditorial, on sait (sauf les derniers des Mohicans du culte du grand homme), que le principal critique du spectacle et de la récupération, fut récupéré par la société du spectacle, y compris avant sa mort et avec, dans une large mesure, sa complicité . Que les écrits prônant que « la culture est l’inversion de la vie » fassent aujourd’hui partie de la culture dominante, voilà un fait, entre tant d’autres, qui devrait nous inciter à jeter un regard nouveau sur les concepts fondateurs des adversaires théoriques de la récupération, mais aussi sur les comportements qu’ils induisent ou confortent.

Bloquons un instant, le temps de les examiner, quelques automatismes mentaux si fréquents en milieu radical. En voici un :

« Actuellement, il n’y a aucun moyen d’exprimer quelque chose de subversif, de façon innovatrice, dans les formes culturelles : tout a été déjà fait avant et mieux, et, depuis, elles ont toutes été récupérées par le système qu’elles avaient essayé de défier. »

L’utopie de l’abolition de la séparation entre l’art et la vie, telle qu’elle fut portée par les avant-gardes, de Dada aux situs, est toujours d’actualité. Qu’elle n’ait pas encore été réalisée ne peut conduire au mépris de toute activité créatrice. Implicitement mais nécessairement, l’auteur de l’énoncé ci-dessus exclut des « formes culturelles » la production de théorie radicale - sinon, le seul acte radical qui lui resterait, serait de se taire. Mais au nom de quoi est-il si aisément persuadé, en publiant un texte dans une revue et sur internet qu’il ne participe pas de la production culturelle ? Au nom de la supériorité de sa rationnalité révolutionnaire surplombant toutes les autres formes d’expression, toutes les autres réflexions ? Ce serait d’une arrogance d’autant plus ridicule qu’elle se manifesterait dans un courant qui n’a cessé de s’autocritiquer et de démonter hardiment ses propres irrationnalités. Alors, serait-ce au nom du caractère définitivement marginal de ses discours par rapport aux discours dominants ? L’histoire de l’IS contient la réponse à cette question. Rien ne garantit qu’il ne sera pas du dernier chic, demain, dans les Inrockuptibles ou dans Technikart, de soutenir que « tout a été déjà fait avant et mieux ». Et d’ailleurs, ce type de discours a déjà été tenu, et aussitôt applaudi par les instances de consécration culturelles : « c’était mieux avant », n’est-ce pas le fond de commerce de l’Encyclopédie des Nuisances, revue et maison d’édition post-situ qui a ses fans jusque dans le quotidien centriste du soir ?

Une forme culturelle, toute « innovatrice » qu’elle puisse être, ne saurait garantir à elle seule l’expression de « quelque chose de subversif ». En 1917, il y avait bien « quelque chose de subversif » dans l’acte de Marcel Duchamp présentant une pissotière dans une exposition internationale. Il n’entrait pas dans les intentions de l’artiste de subvertir autre chose que l’art . Mais, survenant à un moment où, entre boucherie des tranchées et prise du Palais d’Hiver, les anciennes visions du monde craquaient de toute part, sa provocation a contribué à aggraver ces craquements, dans lesquels les révolutionnaires pouvaient s’engouffrer. Ainsi, la portée subversive d’une forme culturelle dépend, bien sûr, du projet plus ou moins conscient dont elle est porteuse, mais aussi des conditions et du moment de sa production, de la relation qu’elle instaure, qu’elle le veuille ou non, entre son ou ses créateurs et le reste de la société, et en particulier avec les mouvements qui, en son sein, travaillent à son dépassement. En l’occurrence, cet objet proclamant la mort de l’art fut aussitôt transformé en objet d’art et le seul usage subversif est aujourd’hui de pisser dedans, comme l’ont démontré les ennuis policiers et judiciaires récents de Pinoncelli, artiste marginal, qui avait voulu rendre la chose à son usage premier .

Les productions culturelles sont toujours à la disposition de qui saurait en trouver le mode d’emploi subversif. Bien sûr, il y a des outils mieux faits que d’autres pour la subversion. Ici comme ailleurs, il n’y a pas d’outil (de technologie) neutre. Entre le livre, né sous l’ancien régime et vecteur de la révolution bourgeoise, et la télé, produit de la domination réelle du capital, la puissance d’aliénation s’est surmultipliée. Avec internet et les mobiles, les choses sont un peu plus compliquées, il semble qu’on retrouve cette bonne vieille contradiction entre forces productives et rapports de production. Qu’ils incarnent une forme d’individualisation déshumanisante et qu’ils recèlent d’infinies possibilités d’accroître le contrôle social ne saurait faire oublier les services rendus par internet à l’organisation des mouvements sociaux non institutionnels et par les mobiles à la mobilité des manifs. D’une manière générale, l’industrie de la communication digitalisée a ouvert, d’une façon que n’avaient pas prévu ses propriétaires, sur des possibilités de reproduction qui élargissent de manière exponentielle le champ de la gratuité immédiatement possible, et donc de la remise en cause du rapport marchand.

Lors d’un envahissement du plateau, les intermittents avaient commencé à montrer le seul usage possible de ce grand moment de soumission à l’imaginaire capitaliste qu’était l’émission Star Academy : le foutre en l’air. Dans l’article dont une phrase nous a servi de point de départ, Nicolas Langlais a bien analysé les limites de l’idéologie culturalo-travailliste des intermittents qui ont fait irruption sur le plateau de l’émission-poubelle, et qui les ont empêchés d’aller jusqu’au bout en bloquant définitivement la diffusion de l’émission. Dommage qu’un peu plus loin, il tranforme en hiérarchie la chronologie qui va du chant d’esclave au blues et au jazz puis au rock, le premier étant « étranger au besoin de faire de l’argent », le dernier « totalement marchandisé ». En réalité, dès le chant des esclaves, est présente l’ambiguïté de toute forme culturelle : si on peut dire que leur chant leur permettait de ne pas avoir « le cœur complètement brisé », on peut tout aussi bien observer qu’en entretenant leur capacité de résistance, il entretenait aussi leur force de travail, et leur permettait de continuer à être esclaves. Et il faut quand même être un peu sourd pour ne pas avoir entendu qu’une bonne part de la musique des années 70 confortait l’esprit d’une époque de rébellions. Que l’industrie musicale ait récupéré l’esprit rebelle est un phénomène qui n’a pas grand chose à voir avec la forme elle-même de la musique : elle a aussi bien récupéré le rock que les chants d’esclave, et si elle n’a pas davantage récupéré l’Internationale, c’est parce que (à l’exception du fameux couplet jamais chanté), paroles et musique sont aussi chiantes que la Marseillaise.

Avec le rock, le raï, le rap et toutes les formes nées dans les garages, les cages d’escalier et les autres lieux populaires, tout dépend de la capacité des usagers de ces musiques à maintenir une charge de révolte. Le terme « usagers » est employé à dessein parce que ces formes sont d’autant plus riches et subversives que la frontière entre artiste et public tremble. (Là s’imposeraient la nécessité de discuter d’autres mots fétiches de la radicalité : la « séparation » et la « passivité » qui seraient l’alpha et l’oméga de la critique du spectacle. On ne comprend pas très bien pourquoi il y aurait eu jusqu’au XIXe « véritable communion » dans un concert de musique classique et pourquoi dans un concert de rock, de raï ou de rap, la participation serait forcément complètement aliénée. Mais on ne peut tout développer ici, mars 2006 et quelques autres planètes nous attendent...)

Si on aborde le domaine du livre, on est bien forcé de faire deux constatations. D’abord, les ouvrages théoriques qui apportent la compréhension la plus approfondie, et la critique la plus radicale ne sont pas forcément l’œuvre de marginaux méprisant la culture, et il se trouve même parmi eux beaucoup de salariés des institutions de la société capitaliste, en particulier des universitaires. Par exemple, pour un démontage en profondeur de l’idéologie développementiste et de la technocience dominante, on se reportera avec profit au prof Alain Gras (Fragilité de la puissance, Fayard) ou au prof Serge Latouche (La déraison de la raison économique, Albin Michel). Ensuite, la théorie n’est pas seule à rendre compte d’une époque et à en fournir une critique radicale. Manchette pour les années 60 à 80 en France, Jonathan Coe (Un testament anglais) sur les années Thatcher ou David Peace (1984, sur la grande grève ultime des mineurs), Russel Banks (Continents à la dérive, American Darling...), sur l’Amérique profonde et ses rapports avec l’Afrique ou Haïti, Nani Ballestrini (presque tous ses livres) ou Erri de Luca (au moins une de ses nouvelles) sur le mouvement social des années 70 en Italie ou Roberto Saviano (Gomorra) sur l’économie mafieuse mondialisée, tous ces auteurs ont montré la possibilité d’apporter un éclairage subversif sur telle ou telle période, pour peu que les lecteurs aient des yeux pour les lire. Sans parler (pour l’instant) de ceux qui, comme le groupe Wu Ming, les auteurs Evangelisti et Genna, mènent un travail qui ne sépare pas la création de l’activité politique.

Bref, il ne sert à rien de dénoncer à l’infini la récupération : pour le capital, tout fait ventre. La seule question qui importe vraiment, c’est : est-ce l’activité créatrice elle-même, la capacité générique de l’homme à imaginer et donner forme à son imagination, qui a été récupérée ? Si tel était le cas, si à force de manipulation des imaginaires par la société spectaculaire-marchande, plus rien ne saurait être imaginé qui ne soit aliéné alors, toute perspective de transformation sociale réelle serait abolie, et le choix ne serait plus qu’entre la consommation béate et le nihilisme. Heureusement, chacun peut vérifier la fausseté de cette hypothèse dans sa tête, dans son cœur, dans ses rencontre et en particulier dans les grands moments de communication que sont les mouvements sociaux.

Que la création soit sans cesse rabaissée et désamorcée par sa transformation en marchandise, comment le nier ? Mais comment refuser de voir que les forces de l’imaginaire excèdent sans arrêt leur récupération commerciale ? Que dans les fictions, les musiques, les mots, les sons et les images qui se créent et se recréent sans cesse, quelque chose, parfois, souvent par la volonté des auteurs mais parfois même sans ou contre elle, quelque chose court qui résiste aux idéologies comme à l’homogénéisation marchande, quelque chose comme l’intuition fondamentale qui, seule, offre la possibilité d’abolir le capitalisme : la seule vraie richesse, ce sont les relations humaines, les relations des humains entre eux et avec le vivant, la planète, l’univers

A travers l’Encyclopédie et des myriades d’autres productions culturelles, la bourgeoisie, avant même ses assauts décisifs contre l’Ancien Régime, s’était construit une vision du monde et une sensibilité. La classe ouvrière, au temps où elle était porteuse d’un espoir et d’une possibilité de transformation sociale, s’était bâti une contre-culture. Que le combat à mener ne se situe pas seulement sur le terrain de l’intelligence (et de qui la formatte) mais au moins autant sur celui de la sensibilité (et de qui la forge), c’est une réalité aussi vieille que le combat. Mais elle prend une importance décisive à l’heure du capitalisme cognitif, où le secteur qui dynamise et inspire tout le reste est celui de la communication, de la production immatérielle. Quand la richesse est faite de bits, il est de plus en plus difficile de distinguer entre production de valeur et production d’idéologie.

Quand l’absurdité d’une société qui repose sur le travail et rend le travail inessentiel devient chaque jour plus criante, quand la folie de la technoscience et de la croissance menacent la vie même, quand les atrocités de l’hyperpuissance dominant la planète s’appuient sur des discours dont le caractère mensonger et délirant, chaque jour plus patent, nourrit l’atroce fanatisme régressif des bigots qui captent les révoltes, on est fondé à se demander comment ça se fait, comment il est possible qu’une majorité d’américains croit encore aujourd’hui que Saddam Hussein a fait tomber les Twin Towers, comment on peut encore courir vers un bien-être basée sur l’épuisement d’une énergie fossile et sur la destruction du ciel, comment on peut encore réclamer du travail pour tous. La réponse est forcément dans une colonisation des imaginaires, et c’est cette colonisation-là qu’il s’agit de combattre : ce combat est immédiatement combat contre l’exploitation et la domination. Ce combat fait partie intégrante de tous les mouvements sociaux de notre temps, et singulièrement de ceux qui se sont déroulés en France de 1995 à nos jours, et qui ont montré que la capacité d’imaginer n’était pas morte.

Pour exprimer ce qu’avait de subversif, au plus profond, le mouvement anti-cpe de 2006, aucun texte politique marqué au coin idéologique de l’auteur, aucune incantation radicale du type « Comité d’occupation de la Sorbonne en exil » ne saurait l’exprimer avec autant d’acuité qu’un mot d’ordre apparu alors : Rêve Générale. L’heureuse féminisation du mot « rêve » a réussi par un coup de force sémantique semblable à d’autres réussites de Mai 68 (« L’ortograf est une mandarine ») à évoquer à la fois une étape immédiate et possible (la grève générale) et l’infini des possibles ouvert par l’imagination. Que ce texte ait été, sinon produit (sait-on jamais comment un slogan apparaît ? il n’y a pas de copyrigt possible sur les mots d’ordre des mouvements sociaux), du moins diffusé par un groupe de gens qui, depuis longtemps, travaillent sur les liens entre formes culturelles (notamment graphiques) et les mouvements sociaux, montre que, d’une planète à l’autre de la galaxie des révoltes, le travail de la création trace son chemin.

2. A propos de Mars 2006 et de la nécessité de raconter

« Quand on est entrés dans la Sorbonne, à un moment, je me suis retrouvé, seul, dans un fauteuil, dans un amphi, avec la rumeur de la rue qui montait dehors, je me suis dit ‘ça y est, on y est arrivés’ et alors, je me suis senti bien, comme sur une autre planète » (Un des premiers occupants de mars de la Sorbonne)

On a gagné. L’événement est assez important et neuf pour qu’on le constate et qu’on en prenne la mesure : on a gagné. Après la défaite du mouvement contre la réforme du régime des retraites, il y a deux ans, emmené principalement par les enseignants, après celle du mouvement contre la loi Fillon, il y a un an, animé surtout par les lycéens, le retrait du CPE est la première victoire d’un mouvement social depuis longtemps, un premier coup d’arrêt à l’offensive ultra-libérale en France. Certes, le gouvernement n’a fait que retirer un article d’une loi qui pour le reste, demeure en l’état, une loi dite avec un cynisme sans égal « sur l’égalité des chances » et qui comporte une série de dispositions entraînant des régressions du droit du travail et un contrôle social accru sur les plus pauvres, notamment d’origine immigrée. Dans la mesure où ils sont les premiers concernés par les emplois jetables, ils sont quand même les premières bénéficiaires de cette victoire, même partielle. En fait, bien au-delà de son objet immédiat (une mesure consacrant la précarisation de la jeunesse) et de ses acteurs (les étudiants et lycéens), elle concerne l’ensemble de la société et, en son sein, tous ceux qui ne se résignent pas au cours actuel du monde. Comme le montre, par exemple, l’intérêt manifesté par des étudiants italiens ou des syndicalistes allemands, l’ampleur de la lutte et son issue favorable ont eu au-delà des frontières du pays un impact dont l’avenir permettra de vérifier l’ampleur.

Cette victoire n’a pas été seulement remportée contre un gouvernement d’une nullité sans pareille, mais aussi contre une idéologie dominante mondiale. A côté des images de violence auxquelles les organes de désinformation sensationaliste du type CNN se sont exclusivement consacrés, on a vu les médias du monde entier ressasser à satiété, une fois de plus, un stéréotype à peu près aussi vrai et passionnant que les fantasmes sur les danseuses du Moulin Rouge, celui des « Français ridiculement attachés à leur grandeur passée, repliés sur leurs petites peurs provinciales, leur mentalités de fonctionnaire et qui refusent de s’adapter à la modernité et à la mondialisation ». A l’occasion du référendum sur la constitution européenne, ce discours avait été relayé par les médias nationaux et leurs experts avec une unanimité nord-coréenne. Mais comme le désaveux cuisant du rejet de la constitution restait encore dans les mémoires journalistiques, comme le mouvement anti-cpe a bénéficié dans la population d’une sympathie qui n’a fait que croître, et comme la gauche de gouvernement y a vu une occasion de se revivifier, les journaux et les télés ont adopté une attitude bien plus prudente. Ce qui n’a pas empêché le discours en question de clapoter dans maints articles, tribunes et courriers de lecteur, et jusque dans les propos d’un clone d’expert italien de 26 ans, rédacteur en chef d’un eurosite publié dans la page « idées » du Monde, l’endroit du monde où il y a le moins d’idées.

Un des signes de la crise terminale dans laquelle est entrée la social-démocratie, partout où elle a existé, aura été d’accepter et de reprendre à son compte un coup de force sémantique de la novlangue néo-libérale. Cette capitulation signe le renoncement à sa fonction historique qui était d’imposer des compromis entre travail et capital, connus sous le nom de « réforme ». Car ce terme désigne désormais, dans le patois dominant, les mesures de régression sociale et de destruction des droits. Chacun sait que le droit est toujours le résultat d’un rapport de force, un compromis signé entre des passions et des intérêts contradictoires. Réformer, cela signifie désormais, mondialement, déchirer tous les traités de paix signés par les salariés en 150 ans de luttes dynamisées par la classe ouvière, pour le simple motif que la classe ouvrière (mais pas les ouvriers) a disparu. Réformer, cela signifie tirer les leçons de cette disparition et renvoyer chacun, travailleur immatériel ou ouvrier d’usine (il y en a encore), à la solitude de l’individu-entreprise autrement dit à l’esclavage de la précarisation généralisée. Or, depuis 1995, et la grande grève des transports qui avait fait reculer le gouvernement Juppé, les représentants de la modernité capitaliste se lamentent de ce que la France soit « inréformable ».

Tout de même, il faudra bien un jour tenter de comprendre le détail qui coince, dans la société française, et qui se traduit par de si visibles et répétitives résistances à la restructuration capitaliste. Depuis la disparition de Mitterrand, prétentieux forban qui manifesta une sorte de génie dans l’art de conquérir le pouvoir et de le garder, les politiciens français disputent à leurs homologues italiens le titre de classe dirigeante la plus nulle de l’Europe. Sans doute faut-il voir là une des raisons secondaires de la particularité française : il a manqué à la tête de l’Etat une Thatcher pour écraser les mouvements populaires. Mais on ne peut s’arrêter là. Le détail qui coince est devant nos yeux, il n’a cessé d’être présent dans la dénégation permanente des commentateurs salariés comme des responsables syndicaux, les uns et les autres acharnés à maintenir le fleuve dans son cours en répétant à l’envie que « ce n’était pas Mai 68 », « on n’était pas en 68 ».

Ce qui coince, c’est que l’offensive de Mai 68 qui a bouleversé la vie de millions de gens pendant plusieurs mois et qui leur a fait sentir qu’un autre monde était possible, cette offensive-là poursuivie pendant plusieurs années au moins sous d’autres formes et sur tous les terrains, des usines aux relations intimes, n’a pas été écrasée. Le retour à la normale dans le flot des voitures de juin n’a pas été suivi d’une répression, d’un écrasement des individus et des liens subversifs tissés, et d’un refoulement de la mémoire, phénomènes qu’on a pu voir à l’œuvre, entre autres, en Angleterre après l’écrasement des la grève des mineurs en 1984 par Margaret Thatcher, et en Italie où l’or de la contestation, de la sécession d’une large fraction de la classe ouvrière et de la jeunesse, fut transformé en plomb du terrorisme et du contre-terrorisme, d’abord par l’inconséquence du léninisme armé et ensuite et surtout par l’embastillement d’une fraction importante d’une génération, l’opération stalino-catho de fabrication de repentis, et la main-mise de la gauche institutionnelle sur la mémoire. Malgré le spectacle lamentable donnée par la reconversion des petits chefs maos et trotskos en conseillers du prince capitaliste, aucun phénomène de cette ampleur n’a eu lieu en France.

Il faudra quelque jour expliquer un peu plus ce détail français mais pour l’heure, retenons l’importance de la maîtrise de la violence, d’un rapport nouveau à elle. A la suite de Pierre Goldman (qui fut meilleur écrivain et joueur de salsa que théoricien), certains auteurs ont cru démontrer le manque de sérieux de 68 par le petit nombre de morts. Il me semble au contraire que ce fut une des particularités les plus fortes et neuves du mouvement, de démontrer qu’on pouvait subvertir le monde sans forcément jouer à la guerre. Une forme de savoir se révolter collectif est née dans la reconnaissance et la maîtrise d’un aspect essentiel de tous les mouvements sociaux : leur théâtralité. Les barricades du Quartier Latin comportaient une part de mime : on n’était ni en 1848, ni en 1871 et les insurgés savaient bien que, s’ils risquaient un passage à tabac, ils ne seraient pas fusillés dans les fossés de Vincennes. Et pourtant, dans le fait d’empiler des pavés et de les jeter sur les flics, il y avait quelque chose de subversif qui n’avait plus rien de militaire. A travers ces reconquêtes de la rue et de lieu occupés, forcément éphémères, il s’agissait non pas essentiellement de détruire (même si la destruction, notamment de vitrines marchandes, participait nécessairement du processus) mais de construire un nouvel espace où la parole, la rencontre, le rêve et la création pouvaient se libérer.

Mouvement étudiant de 1986 contre la révolte Devaquet, mouvement des infirmières, mouvement anti-CIP en 1994, grève des transports et du reste de novembe-décembre 95, mouvement des chômeurs en 1998, mouvement contre la réforme des retraites de 2003, révolte des banlieues de 2005 : à chaque fois, la cessation des hostilités, l’impression de retour à la normale comme si rien ne s’était passé, fait oublier que juste avant que ça commence, on aurait pu croire que rien n’allait se passer. Les forces du statu quo nous poussent à oublier au plus vite l’ampleur de cette association nouvelle apparue entre des gens qui ne se connaissaient pas, d’une ville à l’autre, d’un trottoir à l’autre, entrés en communication par les réseaux et le contact d’un regard. On voudrait oublier un peu vite le miracle de communication et d’association nouvelles qu’on représenté ces mouvements à travers tout le territoire. Une bonne part de ce miracle tient sans doute au refoulement inachevé de 68 dans la société française, et donc à la conscience confuse, diffuse, qu’on peut le refaire, en beaucoup mieux. Il faudra bien sûr, prendre le temps de livrer une analyse (j’ai la mienne aussi, comme tout le monde) de maints aspects du mouvement anti-cpe, ses forces et ses faiblesses. Il faudra faire de même avec les forces et les faiblesses de ce courant anti-assemblées qui s’est manifesté dans quelques épisodes de mars 2005, d’une occupation à l’autre, et qui s’est exprimé de la manière la plus talentueuse dans l’« Ultime communiqué du comité d’occupation de la Sorbonne en Exil ». Ce courant qui prétend opposer la « bande », incarnation de la vraie communauté, à l’assemblée et aux manifs dominées par les organisations syndicales et où rien ne pourrait se passer, ce courant pour qui, à le lire, l’essentiel de l’activité, est quand même dans le saccage et la baston (deux activités certes souvent utiles mais dont il faut, en fonction des moments, mesurer les limites et l’opportunité), ce courant me paraît mal armé pour saisir l’ampleur de la fracture qui n’a cessé de grandir entre les jeunes qui se sentent déclassés à vie et les autres, entre les ghettoïsés et les autres. Entre ceux qui manifestent contre le CPE, avec toutes les naïvetés qu’on voudra, et ceux qui, sans naïveté aucune, viennent les tabasser et leur piquer leur portable, au nom des deux seules lois qu’ils reconnaissent : celle de la bande et celle du plus fort. Que les beaux rebelles de novembre 2005 aient pu, pour certains, se muer en barbares tabassant des fillettes juste pour le fun sur la place du Champ de Mars, est un phénomène dont on ne se débarrassera pas en reportant toute la faute sur le comportement des services d’ordre. Ces développement viendront en leur temps.

D’autres tâches urgentes nous requièrent, (et ce texte est déjà bien long), et pour l’heure, contentons-nous d’esquisser le projet que la rédaction de ces lignes a fait naître, et dont elles pourraient être l’introduction. Il s’agirait de donner naissance à un récit, d’autant de voix qu’il s’en trouvera (dix, vingt, cent mille), de tous les grands moments des mouvements depuis 1995. Récits à la première personne, de bagarres, de réunions, de pauses, anecdotes grotesques et instants lourds de sens, déceptions et espoirs fous, et puis parfois ces moments où « en une fois se dessine la forme du nouveau monde ».

Libérer la capacité de chacun à raconter ce qu’il a vécu, pensé, imaginé, telle est la tâche que nous essaierons d’entreprendre. L’internet devrait pouvoir nous fournir un outil susceptible de produire une création collective d’une ampleur et d’une forme inédite. Faisons chauffer nos imaginations !


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