Serge Quadruppani

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Entre Mordicus et les Billets de la Quinzaine (2)

lundi 7 juin 2004, par Serge Quadruppani


Les balles explosives qui ont détruit un certain nombre de cerveaux chinois parviendront-elles à calmer tous les autres ? Rien n’est moins sûr. En revanche, elles réussissent assez bien leur effet d’obnubilation sur l’esprit du spectateur occidental. Sur les écrans, I’image du Deng-Jekyll, grand amateur de libertés et de capitaux occidentaux, cède la place à celle du Deng-Hyde, sans transition vraisemblable. Dans un document qui circule à Hong-Kong, on lit qu’il aurait déclaré, avec la morgue haineuse des hiérarques devant les « morveux » qui voulaient l’abattre : « Si l’Etat s’était effondré, à quoi auraient servi tous ces investissements, toute cette aide, tout ce commerce extérieur ? Dès que nous aurons stabilisé la situation politique et relancé l’économie, les étrangers reviendront frapper à notre porte. Deng pêchait par excès de pessimisme. Les investisseurs étrangers n’ont pas un instant cessé de faire le pied de grue dans les antichambres de l’Empire du Milieu. En France, tandis que le Premier ministre tempête, Alcatel, Thomson ou Framatome n’envisagent pas un instant d’interrompre leurs relations. Les financiers aiment la démocratie, qui signifie pour eux libre concurrence, mais ils aiment encore plus la paix sociale. Si des Chinois comptent sur les pressions extérieures pour calmer les bourreaux, ils devraient se remémorer b soulagement discret de la Banque mondiale lors du coup de Jaruzelsky. Il y a donc une grande indécence dans l’agitation humanitaire qui mobilise les ondes et se termine par les explications navrées d’un Secrétaire d’Etat, digne successeur de son confrère ennemi Malhuret : « On ne peut pas grand chose malheureusement, si on coupe les liens économiques, c’est le Chinois de la rue qui en pâtira le premier. » L’étudiant démocrate pourchassé et le chômeur liquidé seraient donc affectés d’apprendre qu’on ne va pas construire tout de suite de centrale nucléaire dans leur pays ! Il y a aussi une certaine ignominie dans l’espèce de gradation que certains voient dans le fait qu’on ne tue pour l’instant que des ouvriers. Il y a surtout, encore et toujours, l’incroyable prétention des médias à nous dire le réel : on nous parle de 17 morts et on oublie de nous dire que désormais, la seule source dont dispose celui qui parle, c’est Big Brother ! ll est vrai que ce « on » ne voyait sur la place Tien An Men qu’un mouvement étudiant alors que les ouvriers et chômeurs y jouaient déjà un rôle décisif. On nous expliquait aussi, tandis que tournaient les caméras vidéos qui serviraient à arrêter et assassiner les rebelles, que « les technologies de l’image sont résolument du cote de la liberté ! »

Ici, le culte du consensus tend à convaincre que le seul changement possible est désormais du ressort exclusif des techniciens du droit, de la biologie, de l’informatique et des médias. Là-bas, des quidams s’agglutinant à d’autres changent leur vie. L’immensité des bouleversements à l’Est ranime un sentiment presque oublié à l’Ouest : celui de la présence de l’histoire. Voici revenu le temps de ces levers de soleil qui dessinent en une fois la forme d’un nouveau monde. Mais nous n’en sommes qu’au crépuscule de l’aube et les commentateurs autorisés feraient bien de prendre exemple sur les oiseaux qui se taisent avant qu’apparaisse la couleur du jour nouveau. Le désarroi des équipes dirigeantes manifeste que pour l’heure elles ne dirigent pas grand chose de ce qui bouge. Les véritables acteurs sont, d’un côté la rue, ces masses de gens sur lesquelles les analyses sociologiques s’essouflent mais où il faut bien des contorsions idéologiques pour voir l’individualisme à l’œuvre, et de l’autre ce monstre abstrait, produit par l’espèce et cependant détaché d’elle : l’Economie. Après avoir clochardisé l’Afrique noire et une bonne partie de l’Amérique du Sud, brillamment épousé le féodalisme au Japon et suscité la résistance intégriste dans l’aire arabo-musulmane, le mode de vie et de production né en Occident montre une fois de plus son extraordinaire capacité d’extension. Si une fraction importante des hiérarques de l’Est en sont à flirter avec le suicide de leur caste pour garder du pouvoir ce n’est pas parce que la grâce démocratique est descendue sur eux, mais, nul ne l’ignore, parce que l’improductivité du caprtalisme d’Etat a atteint un point critique dans le même temps que s’affirmait la capacité du capitalisme de marché à fabriquer des objets, et les rapports sociaux qui vont avec. C’est pourquoi il ne faut ni surestimer ni sous-évaluer, et encore moins considérer avec un mépris de gavés la frénésie consommatoire des Allemands de l’Est en visite chez leurs voisins. Cette image que nous offrent ceux d’entre eux qui se régalaient à Berlin-Ouest de gâteaux et de Coca-Cola n’efface pas le long courage des dissidents et l’immensité des aspirations, la multiplicité contradictoire des besoins que recouvre la revendication démocratique. Mais elle est riche aussi des ambiguïtés de la présente libération des citoyens de l’Est. On ne peut assurer que s’effectuera sans à-coup l’opération consistant à leur faire troquer la pénurie contre le chômage, la propagande contre la pub, la bêtise dictatoriale d’un écran unique contre l’imbécillité pluraliste du paysage médiatique. N’empêche : jamais dans l’histoire tant d’hommes n’avaient avec tant d’insistance identifié le goût de la liberté avec celui d’une boisson gazeuse.

La révision à la baisse du chiffre des morts de la révolution roumaine (de 70 000 à moins de 1 000), entraîne une série de réflexions. D’abord, on ne choquera pas grand monde en disant que pareille réévaluation numérique n’ôte rien à la grandeur humaine et à la portée historique de l’événement : I’anti-roumanisme étant une passion moins répandue que l’antisémitisme, il ne se trouvera pas de tristes sires révisionnis tes pour venir nous dire que « jamais Ceaucescu n’a voulu la mort d’un seul opposant parce qu’il était un opposant » même si prouver le contraire, en l’absence de documents écrits, serait sans doute une entreprise impossible ! On remarquera ensuite qu’au sein des mouvements sociaux, l’objectivité véritable fraie parfois son chemin à travers la fantasmagorie la plus subjective. Le processus d’accouchement de la vérité profonde d’un régime stalinoclanique à travers une série de contrevérités fait songer à celui par lequel la science, s’il faut en croire l’épistémologue Feyerabend, progresse vers une certaine forme de vérité par une série de mensonges et d’erreurs. Ainsi la révolution renverserait le processus dominant dans nos sociétés, où le vrai est un moment du faux. On notera enfin que les opérations de chiffrage, menées à terme, risquent d’aboutir à cette constatation qui heurtera bien des bonnes consciences : à savoir que l’intervention étasunienne à Panama a provoqué plus de morts que les massacres de l’abominable Securitate. Mais il s’agissait en l’occurrence, nous dit-on, d’une juste cause. Si ce nouvel ordre juridique doit s’imposer à la planète, on attendra avec impatience qu’une armée venue d’un pays où l’al cool est interdit (pourquoi pas l’lran ?) aille arrêter les chefs des Etats producteurs de cette substance, responsable, entre autres, du génocide des populations indigènes d’Amérique et d’ailleurs, et de la mort et de l’avilissement de millions de personnes sur toute la planète.

Qui est l’homme qui a inventé les charniers de Timisoara ? Qui est cet individu qui, cigarette au bec, manipulait cadavres et consciences avec la complicité de caméras mues par l’amour indissocié du spectacle et de la démocratie ? A cette capacité de mise en scène, on devine qu’il ne s’agit pas d’un amateur : on imagine quelque créature de la fraction bureaucratique qui allait prendre le pouvoir, ou bien un membre en civil de cette armée qui se convertirait à la foi démocrate quelques heures après avoir tiré dans la foule. L’existence de rumeurs spontanées n’atteignait pas la signification d’un mouvement populaire, mais la présence dès l’origine de morbides manœuvres politiciennes est lourde d’ambiguïté pour l’avenir. On peut se faire la même réflexion à propos d’une toute autre affaire, qui s’est déroulée sur notre sol. En septembre 1986, à la suite d’une série d’attentats sanglants, le gouvernement français de l’époque manipulait les consciences pour faire croire qu’une famille libanaise avait déclaré la guerre à la France. Des affiches de western furent placardées sur les murs. A la suite de quoi, l’un des membres de cette famille, Georges Ibrahim Abdallah, fut condamné à la réclusion perpétuelle au milieu d’une grande mobilisation de l’opinion. La peine, stricto sensu, n’était pas infligée pour les attentats, mais dans la réalité, elle l’était bel et bien. Aujourd’hui, un autre procès nous apprend que les responsables de ces meurtres sur les trottoirs parisiens étaient d’autres individus, aux motivations fort différentes des premiers : ils servaient l’Iran et le hezbollah, et non point une hypothétique révolution marxiste sous influence syrienne. Une seule voix s’est-elle élevée pour suggérer qu’on révise le procès du précédent diable, bien oublié ? A cette étrange amnésie s’ajoute un aveuglement sur l’intervention d’une police politique, la DST. En 1986, elle dissimula longtemps à l’opinion la vérité sur les véritables commanditaires de la vague d’attentats. En 1989, elle refuse de préciser comment elle a mis la main sur Fouad Ali Saleh et ses amis. On invoque une « taupe » dont le rôle, I’existence même, sont aussi avérés que le rôle ou l’existence d’Abou Nidal. La rétention d’informations continue. Le service concerné agissant en dehors de tout contrôle public, rien ne nous garantit que l’opinion n’est pas aussi manipulée en 1986 qu’elle ne le fut en 1989. Rassurons-nous, cependant : comme le grossier manipulateur roumain, ses subtils homologues français mentent pour la bonne cause. Nous pouvons leur faire confiance. Ils savent sûrement mieux que nous ce qui est bon pour nous.

Un pays de l’Est où la volonté gouvernementale de lever un impôt inique suscite pendant des semaines de grandes manifestations ponctuées d’érneutes, dont la dernière met à sac le centre de la capitale : nos journaux ne manquent pas de faire régulièrement leur « une » sur ce grand mouvernent populaire, et les éditorialistes tournent en dérision la facilité avec laquelle les dirigeants mis en cause attribuent les pillages à des hooligans. Retour au réel : il ne s’agit pas de la Pologne ou d’une république « soviétique », mais de la Grande-Bretagne voisine, et il a fallu que les émeutiers cessent d’abîmer un peu plus leurs banlieues et s’en prennent au cœur touristique et marchand de Londres, pour que la presse française consacre une certaine place à l’affaire. Dans un pays arabe, du gouvernement à l’opposition officielle, toutes les forces politiques conjuguées cèdent du terrain à un mouvement extrémiste fanatique, dont le discours d’intolérance et de haine trouve un large écho dans une population exclue à vie de la planète des gagneurs. Tous les analystes s’accordent pour voir là une stratégie suicidaire : en donnant des gages au fanatisme, en reprenant sa thématique pour l’édulcorer, on ne fait que le renforcer et mériter cette réplique : « mieux vaut l’original que la copie ». Comme on le sait, ce mécanisme ne s’applique pas seulement à l’Egypte ou à I’Algérie. Quand le chef de l’Etat a consacré lors d’un grand rite télévisé le bien-fondé de la répugnante notion de « seuil de tolérance », un seul commentateur autorisé a-t-il constaté que Mitterrand reconnaissait en direct la légitimité de Le Pen ? Quand tout le personnel politique s’accorde à parler de l’étranger en terme de poids spécifique pour l’économie, qui ne voit qu’on est déjà sur le terrain du populisme raciste ? Mais qui le dit ? Un journaliste d’un quoditien du soir confiait : « Personne ne nous donne de consigne. Si vous trouvez que ce que nous écrivons c’est de l’eau tiède, cela veut dire que nous avons de l’eau tiède dans la tête. » Gare à la montée de la température extérieure ! Les médiatiseurs ne se décideront-ils à baisser les yeux sur leur environnement immédiat qu’au moment où les barbares auront allumé le feu sous la marmite ?

Les mots morts nous cernent Ce sont ceux qu’on a tués en massacrant des millions d’hommes, pour leur extorquer un sens exactement contraire à ce qu’ils voulaient dire. Ce sont aussi les morts-nés, avortons de mots obtenus par clonage à partir d’un jargon décérébré (baragouin HEC, patois universitaire, etc). Hier, dans mon quartier pour quelque temps encore à l’abri de la déferlante branchée et cadrée, un ferrailleur, un vrai, en costume, m’a interpellé : « Vous n’avez rien au niveau ferraille ? » « Au niveau » ferraille !Avec l’arivée de ce zombie de mot, j’ai entendu sur le pavé du temps des cerises résonner le pas des marchands de confiture diététique, des porteurs d’attaché-case et des amoureux de rues piétonnes. Ils arrivent, avec leurs « challenges », leurs « gagneurs », leur « culture de l’entreprise ». Les morts-vivants attaquent. Mais asseoir son pouvoir sur l’insignifiance de la pensée comporte quelques risques : entre autres, celui de ne plus savoir réfléchir. Par exemple, les élus socialistes qui, après avoir approuvé l’expulsion des mal logés et les avoir couverts de mensonge, ont prétendu manifester pour le droit au logement, ont cru sans doute pouvoir appliquer leur recette magique du consensus (dialogue entre matraqueurs et matraqués). Les journaux rapportent qu’ils ont reçu des poubelles sur la tête et ont été contraints de faire disparaître leurs banderoles. Pour qualifier la situation qui les attendait, ils avaient sans doute dans la tête un terme issu du jargon journalistique anglo-américain : « sensible ». Dans un monde qui ne connaît plus, en fait de sensibilité, que le sensationnel des écrans et la sensiblerie de la charité-spetacle, le mot a connu une étonnante carrière, effaçant le sens de « délicat », « difficile », « stratégique », « exposé », « dangereux », etc. Mais les mots morts sont mal équipés pour saisir les réactions des hommes vivants. En voyant la banderole « Délogeursdélogés ensemble. Ia manif de la honte », les élus ont dû se dire : « tiens, la situation est sensible ». Tant pis pour eux. Ils auraient du comprendre que ça sentait le roussi.

Comme antidote aux propos kaki des journaux français, voici quelques extraits choisis dans la presse américaine. Si elle aime l’uniforme autant que son homologue gauloise, à la différence de celle-ci, elle sait éviter l’uniformité . Glenn Frankel, du Washington Post, raconte comment le Koweit est né sous une tente, du diktat présenté par l’envoyé du gouvernement britannique au futur roi d’Arabie Saoudite. Le journaliste cite les mémoires de l’attaché militaire anglais dans la région, qui raconte qu’lbn Séoud se fit « réprimander comme un méchant garçon par le haut commissaire de Sa Majesté et s’entendit déclarer sèchement que lui, Sir Percy Cox, déciderait lui-même du type et du tracé général de la frontière. » Ainsi fut fait raconte G. Frankel, « La Grande Bretagne avait gagné et tous les autres estimaient avoir perdu. » Russel Baker, dans le New York Times : « Les Américains sont très gravement intoxiqués au pétrole, au point qu’il sont prêts à tuer pour en avoir... Retirez le pétrole à l’équation et la brutale saisie du Koweit par Saddam serait simplement pour les Etats-Unis un nouvel incident sans intérêt dans les incessantes querelles qui divisaient les Arabes du vieil empire ottoman avant que les Anglais ne viennent y semer leur désordre durant la Première Guerre mondiale. Le président Bush dit que le mode de vie américain est menacé. Il veut dire la possibilité pour nous d’aller acheter un poulet rôti dans un fast-food où l’on accède en voiture, et celle d’être assis quarante-cinq minutes par jour, un banlieusard par voiture, dans le trajet entre la maison et le bureau. » Dans une libre opinion, le père d’un marine écrit à Bush : « En rendant visite à mon fils [NB. : avant son départ] j’ai eu l’occasion de le voir empaqueter sa tenue de guerre chimique... Je ne sais si vous avez jamais eu une telle expérience, M. le président. Je ne vous le souhaite pas. J’ai aussi rencontré beaucoup de camarades de mon fils. Ce sont de superbes jeunes gens. Bon nombre d’entre eux m’ont dit qu’ils étaient originaires de familles pauvres. Ils sont entrés dans les marines pour gagner de quoi payer leurs études. Aucun d’eux ne sera invité à effectuer son service militaire au conseil d’administration d’une caisse d’épargne, comme ce fut le cas de votre fils Neil... Le « mode de vie américain » pour lequel vous dites que mon fils risque sa vie, consiste-t-il a maintenir le droit pour les Américains de consommer 25 pour cent du pétrole mondial ? » (3) Certes, la prise d’otages est répugnante. Mais, dans les faits, quand deux nations sont en guerre, ne se prennent-elles pas mutuellement leurs populations en otages ? Certes, Saddam Hussein est un tyran. Mais pour que cette soudaine « découverte » ne soit pas pur prétexte, le gendarme planétaire devrait éliminer tous les dictateurs sanglants de la surface du globe. Chiche ! Après, nous nous occuperons de la légitimité de dirigeants qui envoient tant de « superbes jeunes gens » respirer le gaz moutarde.

Sur l’invitation de Saddam Hussein, George Bush a enregistré une cassette qui a été diffusée intégralement à la télévision irakienne. Du discours que le dirigeant de Bagdad a envoyé en réponse, les networks américains n’ont retenu que de minimes extraits. Tout bon démocrate devra donc se gausser de la liberté d’expression accordée à Bush en Irak parce que c’était sur ordre, et se réjouir de la censure appliquée à Saddam aux Etats-Unis, parce que les télés l’ont exercée sans qu’on ait eu besoin de le leur demander. Selon le Monde, (1) qui n’y trouve apparemment rien à redire, « Dans une démocratie comme la France, il ne doit pas exister d’activités clandestines ou de structures cachées. Telle est la conviction des RG parisiens. » Le bon démocrate prendra note avec satisfaction de cette conception panoptique de la démocratie : désormais, il n’est plus nécessaire qu’une activité soit délictueuse pour attirer l’attention de la police, il suffira qu’elle prétende rester cachée. Deux militants, qui publient un bulletin bien documenté sur la situation dans les prisons françaises, (2) ont été gardés à vue vingt-quatre heures par la police, et leur matériel a été confisqué. On leur reprochait d’avoir constitué un fichier sur le personnel pénitentiaire, qui n’avait rien en soi d’illicite, puisqu’il ne portait que sur les positions publiques des individus concernés, mais qui avaient été mises sur ordinateur, ce qui le faisait tomber sous le coup de la loi « Informatique et libertés ». Le bon démocrate sera content d’apprendre que la dite loi, qui n’a jamais réussi à empêcher l’extension et le fonctionnement des fichiers illégaux des différents services de police, va enfin trouver une utilité : interdire à de simples citoyens de conserver des informations. Le bon démocrate sait que dans un Etat de Droit, la raison d’Etat, c’est la raison du Droit. Il souhaite donc seulement qu’au fronton de ses monuments, I’Etat inscrive une nouvelle formule qui illustre mieux que l’ancienne le triomphe du bonheur : « le Droit c’est moi ».

Comment ne pas se réjouir de la vague de compréhension qui a déferlé sur les émeutiers de Vaulx-en-Velin ? Comment ne pas être satisfait par la séance d’autocritique générale à laquelle nous venons d’assister ? Comment ne pas se féliciter de la rude sévérité avec laquelle journalistes, magistrats, ministres, même, mettent en cause des comportements policiers qu’ils n’avaient pas remarqués jusque-là ? Comment ne pas se congratuler en voyant les architectes qui rajoutent des bow-windows aux HLM, les élus locaux et le président de la République, le Premier ministre et les éducateurs, le primat des Gaules et le procureur, tous, manifester soudain une douloureuse compassion pour ceux qu’ils avaient jusque-là fait vivre dans l’invivable ? Pour une fois, ne jouons pas à l’esprit fort : nous n’invoquerons pas les effets spectaculaires de la frousse, et goûterons sans arrière-pensées les apaisants délices de l’unanimité. Nous apporterons même notre contribution, avec cette nouvelle, tirée du Parisien Libéré, qui occupe désormais à gauche la place laissée libre par Libération : les voleurs à la tire, à la roulotte et à l’arraché délaisseraient les arrondissements de l’Est de la capitale pour exercer de plus en plus leurs talents dans le XVIe. Si cette tendance se généralisait, tous ceux qui manifestent à présent une si vive sollicitude pour les pauvres se réjouiront certainement de voir qu’ils cessent de se voler entre eux et qu’ils ont entrepris sans attendre de partager avec les riches les fruits de la croissance.

Le plus effrayant, dans les jours que nous vivons, ce ne sont ni les navires chargés de cercueils qui croisent en Mer Rouge, ni la Marine française qui recompte une dernière fois ses sacs à cadavre, ni l’officiel britannique qui prévoit froidement 50 % de pertes : après tout, les soldats de métier sont payés pour mourir, et leurs chefs pour les y aider. Ce n’est pas non plus que l’on envisage le massacre des populations et des troupes menées à la schlague par le calife de Bagdad : l’Occident nous a habitués à ces boucheries en gros où la mauvaise conscience n’apparaît qu’après, pour faire de grands films. Ce n’est pas davantage que des intellectuels choisissent de se mobiliser pour sauver l’accent circonflexe plutôt que des principes de civilisation : seuls les marginaux de la corporation ont encore quelque chance de figurer sans honte dans la mémoire humaine. Ce n’est pas, enfin, que les médias fassent œuvre de propagande en nous parlant de tout, Eddy Mitchell déçu, l’essence chère et les performances de nos matériels, plutôt que de l’essentiel : les chairs concassées, les sols brûlés, les survivants qui regretteront de n’être pas morts. Nous savons que l’objectif des médias - s’en cachent-ils ? - est avant tout la distraction. Non, le plus effrayant, c’est l’immense silence des gens. A vrai dire, le citoyen n’est ni pour ni contre la guerre : il est loin. Dans toute sa vie, Saddam Hussein n’aura peut-être dit qu’une vérité, mais elle aurait dû toucher l’homme de la rue qui l’a délaissée depuis longtemps pour se réfugier derrière un écran. « La guerre ne ressemblera pas à un film de Rambo », a prévenu ce fin connaisseur des séries américaines. Mais en vain. Que la boucherie ait lieu ou qu’elle se termine en pantomime diplomatique, le plus terrible enseignement de la crise que nous vivons sera sans doute que l’imaginaire de nos contemporains a été vidé, retourné en doigt de gant et rempli d’images computérisées, au point qu’ils ne peuvent plus désormais voir la mort des autres et celle qui les attend peut-être un jour, que sous les traits d’un microcéphale à grosse mâchoire qui crève de manière si rassurante : sans cesser de mâcher son chewing-gum .

La vision d’immeubles effondrés et de corps souffrants dans un quartier résidentiel de Tel-Aviv est épouvantable. Et à Bagdad ? Si le rudimentaire Scud fait de tels dégâts, comment concevoir les effets de bombardements qui équivalent, nous assure-t-on, à plusieurs Hiroshima ? Les bombes américaines auraient cette particularité d’éviter les civils ? On se lamente sur le sort des pilotes bombardeurs odieusement transformés en boucliers humains. Mais le feu allié n’a-t-il pas commencé de tuer des otages, dans cette population irakienne tout entière otage de son dictateur ? En vérité, il y a fort à parier que, derrière le grand jeu vidéo, Bush et Saddam se rendent chaque jour complices de dissimulation de cadavres. Pour l’heure, on nous présente une guerre qui ressemble à ces films U.S. sur le Vietnam ou l’on ne voit pas un Vietnamien. Mais patience, la pornographie de la charogne viendra en son temps : lorsque les tués seront Blancs. On ne s’étonnera pas que de telles réflexions n’aient pas cours dans les médias. Mais quand on nous parle ici d’ « arbre de Noël au-dessus de Bagdad » et qu’on nous explique là que les menaces de terrorisme viennent de la jeunesse des banlieues, il apparaît qu’il y aurait peut-être avantage à remplacer les journaux par un bulletin du SIRPA. Cela ferait des économies de consultants. L’union sacrée se développe. Quelque part en France, on interdit un concert de musique maghrébine. Mais, explique le préfet, cette mesure ne vise pas une population particulière ; dans le contexte actuel, tous les rassemblements de jeunes sont dangereux, donc interdits. Ah bon, nous voilà rassurés. Décidément, cette société mérite vraiment qu’on meure pour elle.

Cher petit gars dans le désert Le nouveau maître à penser des années 90, celui qui a pris dans le cœur de tant de nos intellectuels la place dès longtemps désertée par Mao ou Soljénitsyne, le sage qui a enfin réussi cette gageure philosophique si ardemment poursuivie par nos penseurs, de réaliser la vérité en la supprimant, I’homme qui incarne les plus grandes réussites techniques de notre civilisation, le général Germanos, patron du SIRPA, nous invite à t’écrire. Alors voilà des nouvelles du pays : on attend. Les marchés attendent. Quelles seront les entreprises les mieux placées pour la reconstruction de l’lrak ? A quel niveau se stabilisera le prix du baril ? A celui que réclamait Saddam ou bien un peu au dessus ? Les Allemands et les Japonais rafleront-ils la mise ? L’industrie chimique sera-t-elle stimulée par les épandages de gaz ? Tu devines combien les opérateurs s’impatientent. Les dirigeants politiques attendent. L’égalité Saddam = Hitler, justification ultime de l’intervention dans le Golfe, demande encore quelques confirmations. Il est temps qu’une offensive terrestre donne au calife l’occasion de commettre des crimes de guerre, et qu’on puisse sans hésitation distinguer cet homme d’Etat-là des autres. Quand tu sauras que la réélection de Michel Noir est passée inaperçue, tu comprendras que cela ne peut plus durer. Les pacifistes attendent aussi. Ils savent que la mort d’Occidentaux en général et de Français en particulier regonflera leurs manifestations. Car ils se souviennent que leurs concitoyens se mobilisèrent en masse non pour les centaines de morts de la ratonnade d’octobre 61, mais pour les quelques victimes françaises de l’incident de Charonne . Voilà, petit gars. Tu as compris que nous sommes tous avec toi. Alors, ne nous fais pas trop lanterner. Dépêche-toi de mettre ton masque et d’aller mourir.

On a gagné ! La bannière étoilée flotte sur Koweit-city libérée. Les horreurs commises par les tortionnaires irakiens sont révélées au monde. Pour savoir ce qui se passe dans les geôles des alliés saoudiens ou syriens, on est prié d’attendre la prochaine opération de police des marchés. On a gagné ! L’Occident a montré sa capacité à faire la guerre en épargnant les vies occidentales, au prix de cent mille morts arabes. Contre un tyran qui menaçait d’utiliser les gaz asphyxiants, le recours bien réel à des bombes « qui asphyxient les troupes » a incarné le Droit international dans sa terrible splendeur . On a gagné ! La transparence des sociétés démocratiques a été illustrée par la plus grande opération d’illusionnisme de tous les temps : placés dans la position des satellites d’observation, des centaines de millions de téléspectateurs voyaient tout et comme les satellites, ce qu’ils voyaient n’était qu’un leurre. Le diable, ses armes chimiques et son effrayante puissance, n’étaient qu’une image de synthèse. On a gagné ! Les affaires reprennent, le démocrate émir du Koweit a donné un pourboire d’un milliard de dollars à la France et les Palestiniens, peuple surnuméraire, retrouvent leur rôle de dindons de la farce du nationalisme arabe. On a gagné ! Encore quelques victoires comme celles-là, chers concitoyens de l’Occident, et il nous sera bien difficile de voyager hors de nos terres, certes prospères, mais un peu étroites.

L’ltalie est l’avenir du monde. Ce pays, qui a su, à travers l’histoire, donner tant de preuves de sa maîtrise des arts de l’image et de ceux du complot, est aujourd’hui gouverné par deux grandes puissances : la télé et la mafia. Alliance excellemment illustrée par le couple que forment Berlusconi, patron des médias, et Andreotti, Premier ministre qui fait l’admiration de ses pairs d’Occident par sa capacité à se succéder toujours à lui-même. Cet automne, on a vu ce politicien se séparer de l’aile gauche de son parti, la Démocratiechrétienne,pour ne pas avoir à faire voter des lois insuffisamment favorables au roi de la télépoubelle. Ainsi fut spectaculairement illustrée la collusion entre les maîtres de l’ombre et les dominateurs des apparences. Car le mot mafia ne saurait être limité à une organisation réduite à ses cotés les plus spectaculaires et les plus folkloriques, aspects sur lesquels les écrans s’entendent si bien à nous obnubiler, avec leurs parrains numérotés, et ces dénoniations du complot qui font partie du complot (1). Tandis que la télé leurre, les réseaux d’influences officieux, les lobbys semilégaux, les rackets criminels et les circuits financiers au sein de la veritable loge P2 (Potere Due) du pouvoir moderne, dont l’intense activité se laisse percevoir seulement, parfois dans un lointain écho : affaire Boulin, pasteur Doucet, Urbagracco, financement de l’OM... Généraux convaincus de savoir mieux qu’elle ce qui est bon pour la patrie ; flics amateurs des fonds de culotte de la république ; journalistes écrivant des révélations à la gloire du service qui les paie en « infos » ; patrons de clubs de foot se croyant, à raison, tout permis, tant que le spectacle est bon ; conseillers ministériels manipulant les ayatollah de banlieue ; politiciens aiguisant leurs couteaux, tous ces gens dînent, ont des entretiens, concoctent des coups bas, reprennent une portion de pouvoir, achètent, vendent, se réconcilient, bref, ont une vie passionnante. Et pendant ce temps-là, dans leur campement pluvieux sur le parvis de la mairie du XX arrondissement, à Paris, six femmes et douze enfants expulsés de leur logement, s’ennuient beaucoup .


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