Serge Quadruppani

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Réponses noires

Une interview dont j’ai complètement oublié l’origine...

jeudi 12 janvier 2006, par Serge Quadruppani

...une interview dont j’ai complètement oublié l’origine, qui date un peu (sans doute de la dernière année du XXe siècle) mais dont l’essentiel demeure d’actualité...

1) Serge Quadruppani, vous êtes à l’origine, avec Portes d’Italie et Bleu Blanc sang, d’une entreprise assez originale et que l’on pourrait qualifier d’européenne. Pourriez-vous nous dire en quoi elle consiste précisément ?

Il s’agit de deux anthologies de nouvelles noires, la première d’auteurs italiens (18), la deuxième d’auteurs français (25). Portes d’Italie a été publié d’abord en français, au Fleuve Noir, et ensuite en version originale dans la collection historique Gialli Mondadori sous le titre 14 colpi al cuore. Bleu Blanc Sang a été publié au Fleuve Noir et devrait être publié chez Mondadori, mais probablement pas dans la collection Gialli Mondadori, parce que le public de cette collection, diffusée en kiosque, ne s’intéresse, du moins d’après l’éditeur, qu’à une littérature noire très classique (correspondant au roman à énigme du type Agatha Christie), n’aime pas les gros mots, etc. Le projet, du moins le projet initial, était (est encore ?) de publier les deux anthologies dans les deux langues, en montrant ce qu’il y a de plus novateur dans les deux pays, en matière de littérature « noire ». Si vous sentez quelques incertitudes dans ce qui précède, c’est parce que le partenaire italien montre un certain fléchissement dans sa détermination à publier d’auteurs français. Cependant, la discussion continue et j’ai bon espoir...

2)Quels enseignements ou quelles conclusions avez-vous tiré de cet échange ? Est-il possible de distinguer des lignes de forces communes entre noir italien et noir français ? Ou des différences ?

Disons que l’Italie, marquée jusqu’alors par un mépris académique pour la « littérature de genre », est en train de rejoindre la France dans l’acceptation culturelle (rendue possible par le succès commercial) de la littérature noire. On peut parler à ce propos d’une véritable naissance d’un genre « noir » (atmosphère, regard critique sur la société, intérêt pour ses marges et ses rebelles) proprement dit en Italie, qui se distingue assez nettement du genre « à énigme » qui était jusque-là dominant. Même si un grand prédecesseur comme Serbanenco, les œuvres d’auteurs mainstream comme Gadda ou Sciascia et plus près de nous, un Machiavelli, préfiguraient ce qui se développe aujourd’hui. Cela dit, en France comme en Italie, il subsiste une littérature à base de recettes. C’est par exemple la tentative de reproduire le modèle américain de grande consommation avec des histoires de Serial Killer (« tradition » étrangère à la France comme à l’Italie : même l’affaire dite du « tueur de Florence » ressemble plus aux exactions d’une bande dans le style des pouvoirs occultes italiens), des histoires de secte (du genre « Rivières pourpres »), basées pour l’essentiel sur le « thrill », cette secousse censée réveiller le télespectateur (le lecteur mais pour cette culture-là, c’est la même chose) toutes les quatre minutes juste avant la coupure publicitaire. Deux points me paraissent particulièrement prometteurs et originaux chez les Italiens :
 un mélange des genres bien plus avancé : parmi les auteurs que j’ai publiés, plusieurs sont catalogués dans les genres SF ou Fantastique mais ils n’ont jamais hésité à recourir à la « contamination », comme ils disent. C’est l’effet positif du ghetto dans lequel on voulait enfermer ces littératures : elles se sont fécondées entre elles. Le travail d’un Evangelisti, en ce domaine est particulièrement abouti : sa série des Eymerich tisse, à travers trois trames temporelles, tous les genres : roman historique, polar ou espionnage, science-fiction et fantastique. Il ne lui manque que le genre érotique, mais je ne désespère pas de le convaincre d’en passer par là.
 l’accent sur les identités régionales. Pour des raisons historiques (unification tardive du pays), les identités très fortes se manifestent de toutes les manières, que ce soit par la cuisine, la langue, la musique, des traditions sociales et culturelles... Ces identités ne sont pas restées ancrées dans un passé folklorique et malgré le rouleau compresseur télévisé, elles ont trouvé des formes modernes d’expression, par exemple à travers les groupes de rap ou de rock issus des Centres sociaux, ou dans le roman noir (bien plus que dans la littérature « générale » qui ignore encore largement la question sociale).

3)Vous faites un travail de traducteur important en ce qui concerne les écrivains de genre italien. Quelles ont été vos découvertes les plus marquantes et en quoi ? Valerio Evangelisti, pour les raisons énoncées et aussi parce que, côte à côte avec les interventions d’un Erri de Lucca et celles de Wu Ming (collectif d’écrivains critique de la médiatisation), ses prises de position sur des questions brûlantes (la guerre en Irak, la demande d’extradition de Cesare Battisti), constituent l’une des seules, sinon la seule, forme d’opposition intellectuelle existant en Italie. C’est d’ailleurs une supériorité de l’Italie sur la France, puisque dans ce dernier pays, réputé être « mien », je ne vois aucun auteur, à audience égale (la mienne est très faible et je suis un auteur « controversé »), qui soit à la hauteur du travail critique d’un Evangelisti ou d’un Wu Ming1. Je citerai aussi Andrea Camilleri, évidemment, que j’ai fait connaître en France avant qu’il soit à la mode en Italie et y devienne le megaseller qui a poussé les éditeurs français à sortir leurs carnets de chèques pour s’emparer d’une partie de l’œuvre du Sicilien et la faire traduire en dialecte lyonnais. Camilleri fait un travail original sur la langue, qui a eu beaucoup d’imitateurs calamiteux en Italie, et parle de la Sicile d’aujourd’hui à travers des polars et des romans historiques. Sandrone Dazieri, dont chaque tome de la saga dont le héros porte son propre nom est meilleur que le précédent, et intègre les événements de l’époque, libère le style en y intégrant, quelle surprise, des éléments de langue régionale. Piergiorgio DiCara, auteur de l’excellent « Ile Noire ». Marcello Fois, capable de parler aussi bien des états d’âmes post-modernes d’un travesti que de décrire le ciel sarde et ce qui se passe au-dessous vers la fin du XIXe siècle. Et n’oublions surtout pas Massimo Carlotto, qui a fait l’expérience de la prison et de l’arbitraire judiciaire, et qui nourrit de ces années de douleur sa série de l’Alligator aussi bien que des œuvres plus personnelles, à la souriante crutauté.

4)Avez-vous, en dehors des italiens, d’autres auteurs de noirs européens qui vous ont marqué ? En quoi ?

Montalban, Van Wettering et tant d’autres ont prouvé à ceux qui en doutaient encore que le noir était de la littérature. Parmi les auteurs italiens que je n’ai pas « découverts », il faut insister sur l’apport très original de Cesare Battisti, sur son travail de mémoire à propos des années 70, leurs dérives sanglantes (le sang étant surtout versé par l’Etat et ses complots) et leurs beautés (du côté du mouvement social).

5)A l’inverse, avez-vous des « détestations » et pourquoi ?

Je déteste cet avatar affadi du réalisme socialiste que certains auteurs (Daenainckx pour ne pas le nommer, et ses minuscules admirateurs Roger Martin, Thierry Maricourt, Simsolo et quelques autres) essaient de nous refiler au nom d’un antifascisme consensuel. C’est cet esprit-là qui a rendu le Poulpe totalement illisible. C’est cet esprit-là qui suscité les ridicules indignations suscitées par ma collection Alias au Fleuve Noir.

6) A votre avis est-il possible de donner une définition générale de ce que serait un roman noir européen( notamment par rapport à l’américain) ou pensez-vous qu’ici comme là-bas, le clivage se fait autrement : entre les auteurs pour qui il s’agit d’une littérature à part entière et les autres ; entre les auteurs qui font du polar un instrument de lutte sociale et ceux pour qui il s’agit d’un pur produit de consommation ? La liste des auteurs de noir américain qui nous sont indispensables (de Jim Thompson à Nisbet, de Hammet et Chandler à Chester Himes, Ellroy, Bunker, tant et tant d’autres), et plus généralement la contribution des natifs des Etats-Unis à la création littéraire et artistique, tout cela est si vaste qu’on ne comprend pas comment quiconque pourrait sombrer dans l’insignifiance d’une fausse opposition entre l’Amérique et l’Europe. Le véritable combat est entre ceux qui soutiennent la colonisation de l’imaginaire (à travers notamment l’industrie du divertissement et ses récits formatés), et ceux qui tentent de libérer l’imaginaire et, plus largement, toute l’activité humaine de cette nouvelle religion qui intègre si aisément les autres : l’Economie.


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