Serge Quadruppani

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Le Poulpe en mai

La vocation du Poulpe

samedi 19 juin 2004, par Serge Quadruppani

On notera avec intérêt que dans l’agenda en question voisinaient des auteurs qui avaient participé de l’esprit de 68, et d’autres qui comptèrent (et comptent encore), comme le stalinien Didier D., parmi ses pires ennemis.


- Rentrez chez vous, un jour, vous serez tous notaires ! Ce qui d’abord avait frappé le petit Gabriel, c’est qu’en dépit de la tiédeur de mai, le vieil homme portait une écharpe de laine et plusieurs épaisseurs de gilet. Au bord d’un trottoir, mal rasé, véhément et maigre, il agitait sa canne en insultant les manifestants. Sur la chaussée de la rue Saint Jacques, on brandissait des drapeaux rouge ou noir, on chantait à pleine gorge un élan collectif vers va savoir quoi, on avançait. Le vieillard cria encore un peu puis se détourna, passa devant l’enfant qui reçut en plein visage une odeur de pipi de chat, puis sa silhouette bancale s’éloigna dans dans la rue des Fossés-Saint Jacques.
- Gabriel ! Qu’est-ce que tu fais ? A quelques mètres de là, Pedro répéta sa question en haussant la voix, mais le gamin ne parut pas l’entendre, occupé qu’il était à regarder alternativement la manif et le vieux qui s’en allait. Pedro secoua la tête, écarta les bras puis se replongea dans sa conversation avec Ida Mett. C’était une vieille copine à lui, une révolutionnaire allemande octogénaire, auteur de La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des soviets. Elle avait connu les espoirs de la révolution russe, puis la terreur stalinienne, puis l’horreur nazie, mais ne cessait de s’exclamer avec enthousiasme, en contemplant le défilé :
- C’est Petrograd 1917 !
- Oh, pas si vite, t’as vu ça ? se récria Pedro en montrant dans la foule une banderole où s’alignaient les profils de Marx-Engels-Lénine-Staline-Mao-Enver Hodja. Je suis pas sectaire, mais là-dedans, il y a des tronches qui me reviennent pas ! Redoutant une tirade sur les méfaits des stals pendant la Guerre d’Espagne, la vieille Ida amorça une diversion :
- Et toi, qui es-tu ? demanda-t-elle en souriant à l’adresse de Gabriel, qui revenait vers eux. Le petit-fils de Pedro ?
- Ah non ! protesta le gosse avec une grimace.
- Quoi, dit l’Espagnol avec un sourire un peu niais, ce serait une honte, peut-être ?
- Eh, t’es vraiment trop laid ! lança le gosse avant de partir en courant derrière la queue de la manif. Ida rigola, Pedro essaya de faire bonne figure. Gabriel réussissait toujours à le prendre au dépourvu, à contre-pied, à rebrousse-poil. Ça n’empêchait pas qu’il l’adorait. L’Espagnol parla longuement des parents de l’enfant, de grands amis à lui, qui étaient morts trois ans plus tôt dans un accident.
- C’est son oncle et sa tante qui l’élèvent, expliqua-t-il ensuite. Je m’occupe aussi de lui de temps en temps. Ils me l’ont confié pour que je l’emmène aux Buttes Chaumonts, mais j’ai pensé qu’un petit tour au Quartier Latin serait plus instructif... Pendant ces explications, ils avaient rejoint la manif, qui s’était immobilisée. Le carrefour de la rue des écoles était en effet barré de fourgons noirs et de gardes mobiles tenant leur mousqueton devant eux à l’horizontale. On gueulait CRS-SS, mais sans trop de hargne. Deux gaillards soulevèrent les grilles au pied d’un arbre, mais personne ne semblant disposé à les aider, ils les laissèrent retomber. On préférait coller l’oreille à un transistor, s’embrasser sous les porches ou débattre par petits groupes de la société nouvelle qu’il faudrait bâtir. Dans l’air que parfumaient les tilleuls en fleur, il y avait plus de gaieté que d’envie d’en découdre. Les gens refluaient doucement. Ida, Pedro et Gabriel entrèrent dans la Sorbonne occupée.

A onze heures du soir Gabriel ne dormait toujours pas. Dans sa tête, il repassait sa journée. Certes, il avait commencé par s’ennuyer ferme aux débats dans les amphis enfumés. Puis Pedro s’était fait ovationner avec un discours sur l’autogestion généralisée, avant qu’on passe au vote sur la réforme de l’Université. Mais une fois qu’il avait réussi à s’éclipser, Gabriel en avait vu de belles. Il avait appris l’art du cocktail avec les Katangais (plus tard on les nommerait des « casseurs »), il avait joué avec des travailleurs immigrés (plus tard, on les appelerait des « clandestins »), et même causé avec un théoricien de la Guerre Civile (plus tard, on l’appelerait « M. le directeur »). Il avait déchiffré d’innombrables slogans qui maintenant se mêlangeaient dans sa tête (« Il est interdit-de-solidarité-avec-le-peuple-cours-camarade-est-une-mandarine »). Le seul qui émergeait intact de sa mémoire orienterait toute sa vie, mais il l’ignorait encore : « comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? » Au retour, Ida et Pedro avaient parlé des révolutionnaires que la vieille militante avait croisés dans sa vie aventureuse. Ils avaient évoqué les grêves dans le port de Hambourg menées par Jean Valtin, le marin sans patrie ni frontière, les braquages en Argentine d’un futur héro de la guerre d’Espagne, un certain Durutti et les évasions du bagne de Marius Jacob le cambrioleur anarchiste. « C’était de véritables personnages de roman », avait conclu Ida avant de les laisser près du pont Saint Michel. Ensuite, Gabriel avait demandé à Pedro ce que c’était qu’un notaire, Pedro avait voulu savoir pourquoi il lui posait cette question, et c’est ainsi que l’anar avait fini par expliquer au gamin le sens d’un vilain mot très long : « embourgeoisement ». Gabriel se retourna dans son lit et soupira. Il pensait à cette immensité qui s’ouvrait devant lui, l’avenir. Il calcula qu’il aurait quarante ans en l’an 2000. Qu’est-ce qu’il ferait à cette date incroyablement éloignée ? Il savait qu’il ne voulait pas devenir notaire, ni ressembler au vieux misantrophe. Juste avant de s’endormir, il comprit qu’il avait trouvé sa vocation : il serait personnage de roman.


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