Serge Quadruppani

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Haiti, un pays mondialisé à mort

jeudi 21 janvier 2010, par Serge Quadruppani


1 Des cochons et des lois

Jacmel, novembre 1999 : dans la tiédeur caraïbe, sur la plage de sable gris où la mer bat contre la carcasse décomposée de l’Albano, navire échoué là va savoir quand, devant le Yaquimo, "pub-bar ristorante italien" (où l’on ne sert que de la cuisine locale), on les aperçoit, paissant les détritus dont la ligne court en parallèle à la mer : les cochons noirs d’Haïti. Ils sont bien là, paisibles et voraces, et leur présence est une bonne nouvelle.

En 1981, sous la dictature de Bébé Doc, fut menée une campagne d’éradication de la Peste Porcine dite Africaine (PPA), entièrement financée par le gouvernement étasunien. Elle consistait à faire abattre jusqu’au dernier les cochons créoles (noirs), bien adaptés aux conditions locales, pour les faire remplacer par les cochons nord-américains (roses), bien plus fragiles. Des brigades "d’allure vaguement para-militaire" soutenues par les tontons-macoutes traquèrent systématiquement le cochon noir jusqu’au fond des campagnes. En réalité, le cochon noir était "porteur sain" de la PPA : il était en excellente santé, et sa viande pouvait être consommée sans danger. Mais la PPA représentait une menace mortelle pour les éleveurs nord-américains dont les cochons roses, beaucoup moins résistants, risquaient de crever en masse, en cas d’épidémie dans leurs porcheries ultra-moderne. Comme l’écrit A.-M. d’Ans, « l’abattage des cochons haïtiens fut donc une tâche de solidarité obligatoire, imposée par les éleveurs américains à Haïti, avec la connivence de autorités haïtiennes de l’époque ».

On sent bien ce que cette histoire d’animal noir porteur sain d’un mal mortel pouvait éveiller comme fantasme chez les nord-américains à peau rose, quand on se souvient qu’à peu près à la même époque, Haïti fut désignée comme la terre natale du sida. Du côté du paysan haïtien, contraint de réaliser son "capital sur pattes" sans attendre le moment opportun (cérémonie aux esprits vaudous ou au dieu chrétien, rentrée scolaire…), l’opération a dû simplement apparaître comme la dernière, et vraiment pas la pire, des exactions absurdes et innombrables infligées par le pouvoir central. Contrairement à ce que croyait d’Ans, le cochon créole a survécu : on en aperçoit beaucoup dans les campagnes et jusque dans les ravines de Port-au-Prince, on voit aussi beaucoup de sangs-mêlés dont les robes peuvent arborer toutes les gradations et les taches en rose et noir. Je vois dans ces porcs le signe de l’opiniâtre et inventive résistance du peuple rural à ses maîtres noirs, roses (Blancs) ou tachetés (mulâtres). Depuis trois siècle, le Haïtien a appris à considérer l’autorité étatique et ceux qui la monopolisent comme un mal non nécessaire et néanmoins inévitable. Du sud de l’Italie à l’Indochine en passant par l’ex-URSS et l’Afrique noire, on peut considérer que ce sont des milliards de gens, peut-être la majorité de la population mondiale, qui se sont ainsi, pendant des siècles, organisés plus ou moins bien pour vivre en dépit de l’Etat — et qui continuent.

Le Haïtien de la rue et des champs n’en finit pas de payer pour l’héroïsme de ses ancêtres, pour le geste magnifique des esclaves chassant leurs maîtres et créant la première République noire de l’histoire. A peine ceci accompli, leurs chefs, les Toussaint Louverture et les Dessalines, n’eurent qu’une hâte : rétablir le système des plantations et une forme déguisée d’esclavage, à leur propre profit. Rien d’étonnant à ce que, devant un tel programme, les ex-esclaves aient fui dans les mornes (les montagnes), pour y développer une agriculture de subsistance. Jusqu’à Duvallier dit Papa Doc, l’histoire politique d’Haïti s’est résumée à l’affrontement de deux castes, celle des militaires noirs surtout présents au Nord (Cap Haïtien) et celle de la bourgeoisie mulâtre dominante à Port-au-Prince. Entre-temps, aura lourdement pesé sur l’île le paiement de la rançon de son indépendance. Ce n’est en effet qu’en 1825 qu’Haïti obtint sa reconnaissance internationale, quand Charles X "consentit" à la lui accorder (sans la nommer) contre le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs aux colons français : la nécessité de s’acquitter de cette dette entraîna, entre autre conséquences, la militarisation des campagnes, et, de la part des paysans qui cherchaient à lui échapper, une nouvelle fuite dans les mornes. Le remboursement immédiat par la France de cette somme, augmentée des intérêts, apparaît comme le minimum exigible de la part d’un Etat qui passe son temps à donner des leçons en droits de l’homme et en développement.

Le Blanc qui se mettrait en tête de marcher dans les rues de Port-au-Prince doit se préparer à connaître une expérience qui n’a pas grand chose à voir avec les joies du baguenaudage. Hésitant entre une chaussée où règne une jungle automobilistique d’avant le Code, et des trottoirs que se disputent une foule d’une densité impressionnante et les paniers des marchand et marchandes des rues, suant dans un centre-ville qui mérite bien son surnom de « Chaudron », peinant sur les rudes pentes où les faubourgs s’étalent sur des distances interminables jusqu’à Pétionville la bourgeoise, attentif où il pose le pied (la bouche d’égoût à ciel ouvert n’étant pas rare), asphyxié par les nuages noirs des gaz d’échappement d’un carburant de mauvaise qualité, nuages que les gens d’ici ont appris à subir sans broncher, soumis à tous ces aléas assez banals dans le Sud, il s’apercevra soudain, avec des sentiments mélangés, qu’il est, au milieu de ces milliers de visages noirs, le seul blanc qui marche. A Port-au-Prince, les blancs ne vont pas à pied : on parle, comme d’une pittoresque exception d’un curé qui s’obstinerait, chaque jour, à descendre les pentes. Ici, les blancs roulent, le plus souvent dans des véhicules tout terrain frappés du sigle d’une ONG ou d’une agence de l’ONU.

A travers la présence de centaines d’institutions et d’organisations, et de milliers d’« internationaux », Haïti partage avec le Cambodge, le Kosovo et quelques autres lieux le privilège d’être sous occupation ONU-ONG. Pour juger des objectifs et des conséquences de cette imposition de facto d’une souveraineté limitée, il faudrait, à l’écart autant du radicalisme creux que de l’angélisme droidlomiste, arriver à se mettre dans la peau du prolétaire d’ici : la métaphore même dit assez la difficulté de la chose, surtout quand on sait que nombre de Haïtiens classent spontanément leurs compatriotes sur une échelle de pigmentation comprenant d’une douzaine à une vingtaine de nuances, du très noir au presque blanc, chaque catégorie évitant en général de se mélanger à celle « d’en dessous ».

De quelque couleur qu’il soit, le Haïtien qui n’était pas lié à un pouvoir criminel, ne pouvait que se réjouir du rôle que joua par moments la MICIVI (Mission civile en Haïti), lorsque l’ONU et l’OUA eurent imposé son installation dans un pays encore sous la botte des militaires qui avaient renversé Aristide. Par exemple, lors des funérailles de victimes de la dictature, certains des participants ayant crié des slogans en faveur du curé qui incarnait alors les espoirs des opprimés des bidonvilles, l’église fut cernée par la police et le chef de la MICIVI fit alors venir toutes les voitures de l’ONU disponibles pour évacuer, masqués, les gens menacés et les flics ne purent les arrêter. Moment fugitif et paradoxal où la bureaucratie onusienne joua le rôle d’un contre-pouvoir. Mais quand Aristide revint, avec l’appui des Américains, et de l’ONU dans ses bagages, très vite cette seconde occupation étasunienne dut évoquer, dans la mémoire populaire, les mauvais souvenirs de la première (1915-1934).

A présent, les agences de l’ONU ne représentent plus que les béquilles d’un Etat embryonnaire livré aux appétits des cliques dirigeantes qui se disputent le pouvoir. A travers l’ONU et les ONG, la démocratie capitaliste mondiale s’efforce d’imposer ses normes à une société dominée jusque-là par une conception purement familiale et clanique du pouvoir. Avec Papa Doc, on avait eu, à travers le réseau des tontons Macoute, ce que A.-M. d’Ans a appelé une « démocratisation de la corruption » : la possibilité de « rendre des services », de « pistonner », de prélever sa dîme sur toute circulation d’argent public, et de vendre la totalité des services quotidiens que l’Etat, dans les pays modernes, rend gratuitement (en échange de l’impôt), cette possibilité n’était plus réservée aux seuls membres de l’oligarchie (noire et mulâtre), mais diffusée aussi à un niveau inférieur. De sorte que la plupart des familles n’étaient pas mécontentes d’avoir un tonton macoute dans leurs rangs, même si ces nervis faisaient régner une terreur constante par la torture et le meurtre, et même si, Bébé Doc parti, on a réglé des comptes avec une partie d’entre eux (mais une autre partie, bien entendu, a su se reconvertir).

L’ONU et les ONG s’échinent maintenant à enseigner les normes d’un ordre social où la domination de classe atteindrait un degré suffisamment abstrait pour que chacun ait l’impression d’être « égal en droit ». Le résultat de cette action, c’est qu’il peut arriver que des sanctions soient prises contre ceux qui ne respectent pas les normes dans les rangs inférieurs (des policiers violents, par exemple, peuvent être poursuivis). Toutefois, la corruption, les prébendes et l’appropriation privative de l’Etat n’ont pas disparu, elles ont simplement reflué vers le haut, vers ceux qui se partagent le peu d’Etat qui subsiste (principalement sa représentation face au monde), membres de la haute bourgeoisie, religieux de haut rang et représentants des classes moyennes qu’ils ont cooptés. Simple exemple parmi d’autres, le seul serveur internet installé en Haïti a été obligé de fermer parce que des amis d’Aristide avaient l’intention d’en ouvrir un bientôt. L’ambiguïté de l’action internationale apparaît ridicule quand des fonctionnaires aux salaires de cadres supérieurs nord-américains (entre 30 et 50 000 francs, parfois beaucoup plus) viennent exhorter des juges payés cent fois moins à renoncer à la corruption.

Cette ambiguïté devient franchement insupportable, comme ce jour où j’ai accompagné un membre d’une ONG autorisé à entrer dans un commissariat pour venir se renseigner sur la situation d’un prévenu. Le prisonnier était l’un des dirigeants d’une organisation qui, pour commencer à répondre à un criant besoin de logements, avait occupé un vaste terrain dans le dessein d’y construire un ensemble de logements populaires. L’action avait eu d’abord le soutien du maire aristidien de la commune. Mais ensuite, celui-ci avait perdu son poste et le propriétaire du terrain, la famille Meuse, une des plus riches d’Haïti, avait su se ménager l’appui d’Aristide et il s’est donc trouvé un juge pour emprisonner le dirigeant de l’organisation sous un prétexte fallacieux. C’est ainsi que je me suis retrouvé face à des cellules de garde à vue où les détenus peuvent rester jusqu’à six mois et où ils sont tellement entassés qu’ils s’y tiennent accroupis et ne peuvent jamais s’allonger, et tandis que tous ces visages noirs se tournaient vers moi à travers les barreaux, je me suis rendu compte qu’on m’avait laissé accompagner mon copain sans me demander aucun papier simplement parce que je suis blanc. Pour la même raison, quelles que soient les transgressions que je commettrais, je pouvais tenir pour assuré de ne jamais me retrouver dans l’extrême inconfort où ils étaient. Deux cents ans après la révolte de Toussaint Louverture, je me retrouvais dans la peau du Blanc libre face aux nègres emprisonnés dans des conditions inhumaines (et je ne peux pas dire que je me suis senti plus à l’aise en me rappelant comment le peuple haïtien sait s’entasser dans les moyens de transport collectifs au-delà de ce que je pourrais supporter). Les voitures marquées du sigle UN qui avaient semblé apporter avec elles un bol d’air libre, n’incarnent plus aux yeux des gens de la rue que l’arrogance d’une bulle de richesse qui leur est hermétiquement fermée.

2 Un pays inventé par le commerce (et qui en crève)

Les limites de la notion de « mondialisation » ne sont nulle part plus visibles qu’en Haïti. Nulle part l’idée de retour à un âge d’or ne révèle autant son ineptie. En effet, comme on sait, le pays a été découvert par Colomb en quête d’une voie plus courte pour aspirer les richesses de l’Inde dans le circuit marchand de l’Europe. Et les Espagnols n’ont commencé à s’intéresser vraiment à cette île qu’au moment où ils ont vu qu’ils pouvaient y développer la culture d’une plante susceptible d’entrer dans ce circuit : la canne à sucre. Au prix du génocide des Taïnos, la population qui occupait alors l’île (opéré par les armes mais surtout par les maladies et la destruction des liens sociaux), a donc commencé la première période de l’industrie sucrière, interrompue ensuite pour un siècle quand les plantations du Brésil se sont avérées plus performantes. Durant cet intermède, l’île fut livrée aux boucaniers qui, loin des joyeux libertaires qu’imagine l’iconographie radicale, étaient des petits entrepreneurs dynamiques et féroces. Pour chasser les troupeaux de bovidés qui avaient prospéré dans l’île après le départ des Espagnols qui les y avaient apportés, les boucaniers se faisaient fabriquer spécialement des armes ultra-modernes en Europe et recrutaient des sortes de serfs parmi la petite paysannerie appauvrie par l’évolution économique dans l’Ouest de la France. Ainsi équipés, ils fournissaient en viande fraîche les flibustiers qui, eux-mêmes, ne « travaillaient » qu’en fonction des rapports de force géopolitiques de la région : même là on est très loin de l’île au Trésor et de Robinson !

La deuxième période de l’économie sucrière vit porter à son paroxysme la logique de ce type de monoculture entièrement tournée vers la production d’une marchandise pour le marché mondial : logique d’exploitation à mort des hommes — les esclaves transportés d’Afrique et maintenus dans d’atroces conditions concentrationnaires — et des sols (dès qu’une zone était épuisée, on passait à la suivante). Ensuite, comme on l’a déjà dit, Toussaint Louverture et ses successeurs n’eurent de cesse de réinstaller ce système, et l’on ne doit qu’à la résistance des anciens esclaves constitués en petite paysannerie que la totalité d’Haïti ne soit pas aujourd’hui un désert. Mais on n’en est aujourd’hui plus loin. Comme la classe dirigeante s’est satisfait des revenus du sous-développement (entretenu aussi par le service de la dette à la France, soldée seulement dans les années cinquante du XXe siècle) et n’a jamais su ni voulu développer d’industrie locale, le pays est resté massivement agricole, avec cultures de subsistances dans les mornes.

Mais ces cultures ont cessé depuis longtemps de nourrir de manière satisfaisante les populations rurales. A cause de la pression démographique d’abord — bien entretenue par les curés (rappelons que le second personnage de l’église catholique haïtienne était, au début du règne Duvallier, le cardinal Ducaud-Bourget, devenu par la suite le chef des intégristes de Saint Nicolas du Chardonnet). A cause aussi du blocus imposé par les bonnes âmes humanitaires contre le régime Duvallier et qui, là comme ailleurs, s’est exercé exclusivement aux dépens des plus pauvres : en effet, leur seule ressource énergétique étant constituée par le charbon de bois, ils ont aggravé le déboisement, synonyme de ravinement et de disparition des terres cultivables. La dégradation des conditions de vie à la campagne est visible dans le fait qu’en plusieurs régions, on est passé du stade de la charrue à celui de la… houe. Aujourd’hui, une bonne part d’Haïti, vu d’avion, ressemble à une terre brûlée.

On peut encore, dans des recoins boisés, apercevoir un homme qui souffle dans une corne, appelant les gens des alentours à une corvée commune. Toute une littérature ethnologique et apologétique a fleuri autour de la « combite », association traditionnelle de paysans. Ces formes de solidarité sont en pleine décomposition, sous la pression démographique, mais pas seulement. Dans l’Artibonite, zone de rizières qui produit le « riz national » dont, officiellement, on est très fier, des ONG croyant bien faire, ont voulu mieux intégrer les paysans dans le circuit marchand et leur ont offert de l’argent pour accomplir des corvées de désengorgement des canaux qui, autrefois, étaient réalisées en commun. Résultat : nettoyage des canaux les plus rentables et explosion de la solidarité. Quand on sait que la moyenne est à présent d’un demi-hectare par famille de cinq enfants, que des écoles rurales refusent de prendre de nouveaux élèves (elles en sont à cent par classes) et surtout que le riz américain envahit à présent le marché et se vend bien moins cher que le riz national, on comprend ce qui reste à faire au paysan : gagner la ville.

Ainsi donc, hors les terres brûlées et les rizières, quelque zones boisées subsistent, et quelques petites villes vivotent, coupées du monde non par la distance mais par l’état des pistes (ce ne sont plus des routes, puisqu’au revêtement de ciment, plus durable, on a préféré en général l’asphalte, plus profitable pour les compagnies internationales), Haïti, c’est surtout deux métropoles qui gonflent sous l’effet de l’exode rural, Port-au-Prince et Cap Haïtien. Cette dernière ville est passée, en dix ans, de 80 000 à cinq cents milles habitants. Les centre-villes atteignent des degrés de décomposition parfois difficiles à imaginer. Les bidonvilles poussent à la périphérie mais aussi, à Port-au-Prince dans les ravines : tandis que les crêtes sont occupées par les villas des riches, les cahutes en dur des pauvres s’entassent sur les pentes et s’effondrent avec les premières inondations. Pas étonnant que là, comme ailleurs, plus qu’ailleurs, se développe l’industrie de la peur. Omniprésence des barreaux, des barbelés, des gardes privés munis de fusils à pompe : à Pétionville, il y en a jusque devant les pâtisseries.

Les rues sont encombrées de panneaux écrits, presque tous en français, que la grande majorité des gens, à présent, ne savent pas vraiment lire, puisqu’ils ne parlent que créole — et sont souvent analphabètes. La majorité sont des enseignes de boutique qui proclament la foi en Dieu et la nature de la marchandise proposée : « Jésus-Christ Roi des Rois Cola Boisson Gazeuse Clairin Riz ». Les autres, également omniprésents, présentent les deux seules manières de s’enrichir qui s’offrent à l’immense majorité de la population : les boutiques de loterie (certaines fonctionnent sur le championnat de foot italien, d’autres sur des tirages à New York ou à Saint Domingue), et les écoles.

A mon arrivée, les écoles publiques étaient en grève. Un mois plus tard, la grève s’était beaucoup effilochée mais n’était toujours pas terminée. Le précédent gouvernement avait promis une augmentation de 30 pour cent aux enseignants, l’actuel refusait de tenir la promesse : tout cela portant bien sûr sur un salaire dérisoire, insuffisant pour nourrir la famille (et pendant ce temps, dans les bureaux du Ministère, des coopérants français à 50 000 frs par moi imaginent de savantes stratégies pédagogiques). Donc, prospèrent les écoles privées, où affluent les enseignants du public, dégoûtés : les parents se saignent aux quatre veines pour y envoyer leurs enfants (il faut tout payer, y compris l’uniforme : pas d’école sans uniforme). Cela dans l’espoir que l’enfant apprendra assez pour s’assurer un revenu qui fera vivre la famille. Mais sauf dans un tout petit nombre d’établissements très chers, l’enseignement est en général d’une très basse qualité. Tout repose sur le « par cœur » : le soir, dans les villes moyennes, en l’absence d’électricité dans la plupart des maisons la plupart du temps, on voit des dizaines de lycéens qui cherchent les sources de lumière (magasins, institutions, alliance française…) pour lire pendant des heures des textes en français qu’ils apprennent souvent sans comprendre — puisque, dans la vie, ils parlent créole.

Quel est le bilan de la présence massive des organisations internationales ? Il est pour le moins mitigé, même si on peut penser que la barbarie institutionnelle, au moins, a reculé : on ne torture presque plus, on tabasse plus rarement, il arrive que les détentions arbitraires cessent. Beaucoup d’argent est distribué, qui sert sûrement aussi, parfois, à aider les plus démunis — à les aider à vivoter, évidemment pas à remettre en cause leur misère. Mais par ailleurs l’ONU-ONG a créé, ici comme partout où cet ensemble s’installe, une économie artificielle qui a beaucoup fait pour la cherté de la vie, et en particulier la hausse vertigineuse des loyers des maisons habitables (les autres, les cahutes dangereuses, sont construites sans droit ni titre). Il y a donc deux sociétés qui cohabitent. D’un côté, l’immense majorité de la population, qui vit dans une précarité générale, avec presque pas d’électricité, pas de soins médicaux (dans les hôpitaux, si on peut pas payer les médicaments que les ONG ont donné, on crève), des transports épuisants, pas d’eau courante (fait partie du paysage le défilé vespéral, jusque dans les villes des fillettes et des femmes, parfois des petits garçons, jamais des hommes, qui portent les seaux d’eau sur la tête : on a fait beaucoup de belles photos avec). De l’autre, la bourgeoisie et les internationaux derrière leurs barbelés, avec leurs équipements et leurs produits du monde entier. Entre les deux, opérant de bien faibles transferts de richesses, les zengledos, les bandits qui utilisent les armes de l’armée dissoute par Aristide pour parfois tuer quelques riches et souvent tuer pour les riches.

Outre la présence encombrante de l’« aide » internationale, le Haïtien pauvre doit aussi supporter celle des trafiquants de drogue. D’abord, celle, très minoritaire mais néanmoins délétère, des trafiquants de cocaïne : quinze pour cent de ce qui est consommé par les narines étasuniennes passe par Haïti. Les commerçants en coke contribuent eux aussi à la flambée des prix de l’immobilier, car ils se méfient des banques et investissent dans la pierre et la terre. Ils achètent aussi des stations-services : dans un pays aussi sinistré, il est assez étrange de voir l’incroyable abondance des pompes, et aussi des supermarchés qui les flanquent, morceaux du rêve US où l’on trouve toutes les marchandises que presque personne, dans les pays ne peut s’offrir. Mais les pires trafiquants, quantitativement et qualitativement, ce sont bien sûr les marchands d’opium du peuple : la religion est l’un des principaux fléaux d’Haïti. J’ai retrouvé là, comme en Asie, particulièrement visibles et envahissantes, ces sectes protestantes d’origine étasunienne, fortes de leur fric et acharnée à éradiquer les traditions communautaires pour imposer la concurrence capitaliste comme volonté de Dieu. Mais Haïti, c’est la grande foire des cultes : entre le révérend qui, au Nord, trafique l’aide alimentaire internationale et revend sur les marchés les aliments qui auraient dû être distribués aux enfants des écoles et l’évêque qui, au Sud, commande une armée de paysans qu’il envoie contre ses adversaires en leur promettant un cochon chacun, à l’exception peut-être de quelques rescapés de la théologie de la libération, les hommes d’église se conduisent ici comme les pires des hommes de pouvoir. Le premier d’entre eux, Aristide, curé à peine défroqué, attend son heure et laisse ses hommes agir, par le sabotage et l’intimidation, afin que les élections législatives soient repoussées jusqu’au moment des présidentielles, où il espère bien enfin accéder au pouvoir suprême. Alors, l’ex-libérateur d’hier pourra être enfin ouvertement ce qu’il est déjà potentiellement : un Duvallier en plus présentable. Mais outre la personnalité des religieux, ce qui me paraît le plus grave, c’est au fond l’esprit de résignation qu’ici comme ailleurs, ici beaucoup plus qu’ailleurs, la religion instille.

Sur nombre de taps-taps (taxis collectifs) de Port-au-Prince, on peut lire ce message obsessionnel : « Merci Jésus ». Au vu de l’Etat du pays, on imagine bien le crapaud de Nazareth en train de ricaner dans sa crèche : « Pas de quoi, les gars, vraiment pas de quoi ! »


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