Serge Quadruppani

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Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie nécessaire

vendredi 8 février 2008, par Serge Quadruppani

« Rentrez chez vous, un jour vous serez tous notaires » : l’apostrophe lancée à un groupe d’étudiants de mai 68 par Marcel Jouhandeau, écrivain réactionnaire mais non dépourvu de lucidité, aurait pu servir de devise aux immondes commémorations dont l’entonnoir médiatique vient de nous gaver, en attendant de nous faire boire la Coupe du monde jusqu’à la lie. Sauvageot, Cohn Bendit, Geismar : le parcours des trois personnages que les écrans d’alors avaient transformés en emblèmes spectaculaires du mouvement permet de nuancer la prophétie.

Trois icônes

Quels que soient les désaccords qu’on se trouverait certainement avec lui, Sauvageot, militant discret, montre qu’on peut toujours se désintoxiquer de la drogue médiatique et qu’on n’est jamais obligé de devenir un bouffon ou un salaud. Cohn Bendit, lui, l’avoue sans détour : « J’aime la caméra et la caméra m’aime. » On les laissera volontiers entre eux, dans leur éternel duo amoureux, une fois vérifié qu’aujourd’hui comme hier, entre le sourire goguenard et la chevelure bouclée qui plaisent tant aux objectifs, sous cette voûte crânienne où le vent de l’histoire était censé souffler, il n’y a rien, juste l’écho creux de l’air du temps. De l’éloge de l’excellent Makhno à celui du sinistre Euro, ce que raconte Dany n’a jamais eu d’importance, et trouve donc la place qui lui revient dans la démocratie des idées-télé, entre les pensées de Céline Dion et celles de Comte Sponville.

Toutefois, la honteuse expédition d’Algérie, où, avec quelques mines et quelques réticences, Cohn Bendit prêta son auréole garantie 68 aux députés européens venus cirer les pompes de la junte qui se partage avec les barbus l’équarissage du peuple algérien, cet épisode a montré que du con au salaud, il n’y a qu’un pas. Un pas facile à franchir, Geismar est là depuis longtemps pour le prouver, comme l’ont constaté les chômeurs occupants de l’Ecole normale supérieure qui eurent affaire à cet ex-chef mao devenu haut fonctionnaire partisan de la manière forte, ou les profs, élèves et parents de Saint Denis qui eurent l’esprit de lui souhaiter un « très mauvais trentième anniversaire ».

68 contre les soixante-huitards

De la presse au Sénat en passant par l’université et la direction du personnel des grandes entreprises, la fabrique de notaires a bien fonctionné. Si on veut le détail de l’affaire, on peut lire cette saga des parvenus qu’est Génération, de Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au prolétariat — ce dernier mot déclenchant particulièrement l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement d’une mémoire vivante : la commémoration.

C’est d’autant moins étonnant que, maoïstes ou trotskistes, leurs idéologies et leurs organisations ont été, dès le départ, les ennemis résolus de ce qu’il y avait de plus neuf et de plus profond dans 68. Sans parler de l’aveuglement obtu des sectes bordiguiste ou lambertiste qui ne virent dans ce mouvement qu’une agitation petite-bourgeoise, comment les adorateurs du Grand Timonier ou les défenseurs de l’URSS-Etat ouvrier dégénéré pouvaient-ils saisir l’ampleur de ce qui se déroulait sous leurs yeux, ce jaillissement depuis les tréfonds de la société d’une utopie qui échappait radicalement à leurs pauvres catégories mentales ?

Du jour au lendemain, les rapports hiérarchiques ont explosé, et, du prof de Nanterre au cantonnier de La Crau (Var), de l’ouvrier CGT aux lycéennes twisteuses, chacun s’est mis à communiquer aux autres, sans forcément le vouloir, sans forcément l’exprimer avec des mots, la conscience qu’il était possible de vivre autrement. Quand on a vécu cela, le retour historique de l’utopie, on sait qu’ils avaient raison, les lycéennes et l’ouvrier, le prof et le cantonnier, contre tous les experts qui, par la suite, ont accumulé des milliers de pages pour démontrer qu’au fond, le mouvement de 68 fut une simple crise d’adaptation des institutions et des discours officiels à la « société de consommation ».

Dépassement des catégories sociologiques, internationalisme concret, subversion de l’autorité étatique et de son monopole de la violence, libération de l’imaginaire et de la mémoire, communication généralisée et autogérée, intelligence sociale, critique anthropologique du capitalisme, les richesses de « 68 » n’ont pas fini d’être développées par les mouvements sociaux d’aujourd’hui.

Contre les catégories

Ramener l’événement à un « soulèvement de la jeunesse », fût-il « mondial » signifie s’enfermer dans la sociologie, cette science de la pacification sociale dont les catégories furent précisément battues en brêche par le mouvement même. Ceux qui ont vécu la fermentation de ces années-là peuvent en témoigner, il a fallu attendre cinq ou six ans après mai, pour que dans les rencontres et les échanges, la question de l’âge de l’interlocuteur soit prise en compte. En mai même, c’étaient ceux qui ne comprenaient rien qui nous parlaient déjà de « révolte des jeunes ». Quant à la distinction entre « étudiants » et « ouvriers », si elle fut, dans la rue largement dépassée, (y compris par l’existence d’étudiants bohèmes et autres chômeurs volontaires que les situs mythifiaient sous l’appellation de « blousons noirs politisés »), on sait que la CGT s’employa à la maintenir sur les lieux de production. C’est une grande nouveauté, qui n’a pas encore été vraiment analysée, que les syndicats aient, en décembre 95, adopté la tactique de laisser faire tous les contacts pour mieux les contrôler.

En tout cas, les participants aux divers mouvements sociaux de ces dernières années (disons depuis la lutte anti-CIP) savent bien que les meilleurs moments, dans la rue et dans les assemblées, furent ceux où il n’y avait plus ni « jeune » ni « vieux » , ni « étudiant », ni « ouvrier », ni « Français », ni « étranger ». Ils savent aussi que ceux qui réintroduisaient ces catégories pour défendre leur appropriation privative de la lutte (syndicalistes étudiants, SOS-quotas, groupuscules en mal de reconnaissance…) étaient les premiers ennemis du mouvement.

Rire au nez du pouvoir

Quoi qu’ait été, quoi que soit devenu Cohn Bendit, il est bien vrai que la photo de son visage rigolard devant celui d’un CRS reflète un des aspects les plus forts, une des vrais redécouvertes de 68 : toute rupture sociale profonde commence par la rupture instantanée avec la servitude volontaire indispensable au maintien de la domination. Après, quand les dominants se sentent acculés, peut venir le moment des armes, il n’en reste pas moins que des pans entiers de leur pouvoir peuvent s’écrouler au premier éclat de rire. Que ce soit en 70, quand des élèves riaient au nez de leur proviseur dans un lycée occupé, ou en 97, quand des gueux buvaient son champagne à la barbe d’un supercadre de l’action sociale dans des locaux officiels occupés, quand la tronche des chefs se défait, ce qui se défait avec, c’est une des principales forces de l’ordre, la peur quotidienne où nous maintiennent la concurrence et la précarité générales. Ce vent de liberté, quiconque en a senti la caresse un jour, le reconnaîtra toujours : quand, brusquement, il se lève, c’est le signal qu’enfin, les choses sérieuses vont commencer.

L’intelligence et son contraire

Hors des états-majors de partis comme des cerveaux de Clausewitz radicaux, peut alors naître une nouvelle intelligence sociale, à travers l’élaboration spontanée et tâtonnante d’une stratégie de subversion qui évite les vieux pièges. Ainsi en fut-il, en mai, du recours à la violence, qui sut s’autolimiter à la mesure du nécessaire et du possible, évitant ainsi l’impasse où devait se fourrer un peu plus tard une bonne part du mouvement social italien, que l’hallucination du P38 permit d’isoler du reste de la société pour le livrer plus aisément à la répression. Ainsi en fut-il du mouvement des chômeurs qui, à ses meilleurs moments, put pratiquer des expropriations massives de supermarchés sans aucuns dégâts pour les expropriateurs. Car le mouvement de mai sut utiliser la mémoire vivante des luttes du passé, par des barricades à la fois symboliques et réelles, qui incarnaient bel et bien la création d’espaces de liberté sans jamais leur être indispensable, la barricade tombée devenant dès le lendemain le lieu de création d’un nouvel espace de rencontre. Car le mouvement des chômeurs sut (presque toujours) repousser avec finesse les limites de l’illégalité admise, retourner à son profit la compassion où on voulait l’engluer, et jouer (parfois) de la contradiction majeure des médias, qui parlent de ce qui menace le consensus pour mieux le renforcer.

Une aventure de la communication

68, ce fut d’abord le moment où, à toute heure du jour et de la nuit, on pouvait aborder un inconnu dans la rue et débattre avec lui de tout (l’avenir du monde) et de rien (la réforme de l’université). Ce fut aussi, la réappropriation des murs de la ville par les subjectivités et pendant plusieurs années la chose se prolongea dans le métro, jusqu’à ce que revienne la colonisation marchande de nos champs de visions. A l’inverse du tag schizophrénique qui enferme dans une pauvre tribu, le graffiti exprimait un bouillonnement où, comme on le voit encore dans les assemblées d’aujourd’hui, l’intelligence prend son essor sur beaucoup de bêtises . Au milieu de tant de niaiseries, de naïvetés et d’idioties réformistes ou staliniennes, jaillirent des slogans sur lesquels les décennies à venir auraient à réfléchir. Ainsi du fameux « interdit d’interdire » que les mandarins psychanalisés s’empressèrent de déclarer infantile, alors que cette formule contient sous une forme ramassée l’énigme à résoudre par les générations futures, celle de la création d’une société sans Etat — c’est-à-dire où la règle et l’interdit ne reposeraient ni sur leur intégration passive, ni sur la coercition. La poésie subversive qui s’exprima alors (jus des crânes ou fruit de bonnes lectures), la créativité des affiches allait bien au-delà de la bouillie des tracts groupusculaires. En marquant pour longtemps les sensibilités, la tentative soixante-huitarde d’autogestion de la communication sociale a laissé pour les mouvements à venir la conscience que le libre bavardage est une arme, et que, pour prendre conscience de sa force et s’étendre à d’autres, toute rupture doit se donner ses propres canaux de communication. C’est ce dernier point qui a sans doute beaucoup manqué au mouvement des chômeurs. Il est vrai qu’entre temps la communication aliénée a beaucoup progressé. Mais malgré l’utopie capitaliste d’un enfermement de tout l’imaginaire humain dans la réalité virtuelle, malgré la tendance à créer par le téléphone mobile un monde où l’on est toujours plus en contact pour se parler toujours moins, où grâce à sa laisse électronique, l’employé ne sortirait plus jamais de l’entreprise, l’impasse du luddisme peut être évitée, comme le montrent les réseaux de lutte sur internet ou l’usage des fax et des téléphones portables pendant les occupations.

Les femmes aux internationaux de l’anticapitalisme

L’une des faiblesses majeures de 68 a sans doute été (mais le temps, peut-être, a manqué) d’être resté, malgré l’effort de communication autonome, dépendant des médias. Utilisant dans un premier temps les radios, le mouvement s’est trouvé fort dépourvu, faute d’avoir créé les siennes, lorsque les transistors ont cessé de raconter les affrontements en direct. Mais le comble de l’aliénation a sans doute été atteint avec la création d’icônes comme celles de Cohn Bendit, haut parleur répercutant et renforçant le plus mou du mouvement. N’empêche qu’un des slogans les plus beaux fut : « Nous sommes tous des juifs allemands », crié en réponse à la répression gaullienne et à l’insulte antisémite des staliniens. Le moment de l’histoire où fut vécu concrètement un internationalisme évoquant les meilleures heures de la Révolution Française et de la Commune de Paris, résonne aujourd’hui dans le cri « Nous sommes tous des sans-papiers ».

68 fut aussi le moment de l’irruption massive des femmes comme critiques de la vieille politique. Il est piquant de voir que les petits chefs gauchistes qui traitaient les féministes de « mal baisées » se passionnent aujourd’hui pour la pilule contre l’impuissance au point d’en faire les gros titres de leurs journaux. Que des militantes aient ensuite milité pour améliorer le code pénal, que d’autres ou les mêmes aient sombré dans la politique de lobby ou les groupes d’auto-analyse nombrilistes, n’enlève rien au fait que la critique du patriarcat et de ses suites contient une de ces questions anthropologiques qui ne pourront être résolues que par l’avènement d’une civilisation libérée du fardeau de la marchandise et de l’Etat.

Une seule solution, la révolution

Le Front National construit son succès sur la disparition de toute véritable opposition aux prétendues Lois de l’Economie. Plus longue grève générale de l’histoire du monde, Mai 68 fut porteur de ce mot d’ordre profondément anti-économique : « changer la vie ». La barbarie aujourd’hui, c’est le FN, mais ce sont aussi les socialistes qui appliquent son programme et reprennent son argumentaire, en justifiant l’expulsion d’immigrés par la lutte contre le chômage . Parmi les tâches les plus urgentes de l’heure, il faut, développer, inséparablement, la résistance aux expulsion (gare au mois d’août) et la recherche d’autres rapports sociaux. Contre la barbarie qui monte, contre les embaumeurs du rêve, il n’est pas d’autre arme que le retour de l’utopie.



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