Serge Quadruppani

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Le spectacle antiterroriste et ses metteurs en scène

A propos de Bauer-Raufer, les duettistes du cirque antiterroro

lundi 16 novembre 2009, par Serge Quadruppani


En février 2009, Michèle Alliot-Marie exposait l’argumentaire justifiant les énergies déployées pour monter le spectacle appelé « affaire de Tarnac » : « L’effondrement du parti communiste et des partis de gauche d’une façon générale entraine automatiquement (…) la résurgence de groupes très radicaux et souvent violents. Nous sommes aujourd’hui en Europe dans cette phase. Ce qui se passe en Grèce, ce qui se prépare en Allemagne, en Italie ou en Belgique, ce que nous commençons à voir surgir en France, c’est cela. » Et d’inviter ses interlocuteurs à l’aider dans la lutte contre des gens qui « contestent l’Etat, contestent l’autorité ». Mais à qui demande-t-elle de « créer de la part de l’opinion publique un rejet de ces groupes » ? En fait, elle parle à la tribune de la convention annuelle du Mouvement Initiative et Libertés, association qui se défend d’être une simple résurgence du Service d’Action civique (SAC), organisation gaulliste de droite qui s’était rendue célèbre dans les années 70 par son activité de fichage et ses interventions musclées antigrévistes et antigauchistes. Mais le MIL a été fondé par les dirigeants du SAC peu après l’autodissolution de ce dernier, consécutive à la tuerie d’Auriol, affaire de meurtres commis par certains de ses membres, et l’idéologie que le mouvement défend est la même.

En 2009, la ministre de l’Intérieur invite donc des « milistes » (je n’ai pas dit « miliciens ») à jouer sur le besoin d’Etat qui travaillerait la population. Les gens, selon elle, seraient « mieux disposés » à « isoler » ceux qui attaquent l’Etat. « A condition d’y croire. Je dis bien à condition d’y croire ». Pour produire cette croyance dont la ministre expose avec tant d’insistance la nécessité, le duo Xavier Raufer-Alain Bauer s’est depuis longtemps imposé dans un rôle de conseillers des princes et d’experts médiatisés. Leur binôme est tout à fait dans l’air d’un temps où le sarkozisme fait fusionner les idées et les hommes venus de l’extrême-droite avec ceux provenant de la « gauche » gestionnaire : Raufer (de son vrai nom Christian de Bongain), vient d’Occident et des réseaux de guerre froide, tandis que Bauer a commencé du côté de Michel Rocard et poursuivi au Grand Orient de France. Le premier semble mieux doué pour s’imposer dans les milieux universitaires et éditoriaux, le second pour gagner de l’argent : alors que les deux compères ne semblent pas plus pourvus, l’un comme l’autre, de légitimité universitaire – Raufer n’a passé que récemment un doctorat de… géographie, ce dernier a créé dès 1998 une structure à sa main au sein de l’Institut de criminologie de l’université Paris II (avec l’aide d’un prof du Front national), le Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC), tandis que Bauer a dû attendre l’année dernière pour qu’en récompense des services rendus, le pouvoir sarkozyste crée spécialement pour lui une chaire de criminologie au Conservatoire des arts et métiers, suscitant de nombreuses protestations (mais le fait de ne posséder qu’un Diplôme d’études supérieures spécialisées ne l’empêchait pas de dispenser depuis longtemps des cours dans de nombreux instituts à travers le monde). L’un et l’autre se flattent d’être enseignants et directeurs de recherche dans ces hauts lieux démocratique que sont, en Chine, l’Ecole supérieure de police criminelle et le Centre de recherche sur le terrorisme et le crime organisé. Bauer a développé une société de conseils en sécurité qui accumule les contrats juteux avec les collectivités locales et les entreprises.

Voilà longtemps que l’on sait à quoi s’en tenir sur la « science » du duo. En 1998, leur « Que Sais-Je » intitulé Violences et insécurités urbaines était déjà remarquable par la prédominance de l’idéologie sur l’analyse empirique, alors même que les auteurs prétendaient avec insistance s’en tenir aux faits : ainsi, toutes les émeutes recensées dans les quartiers chauds étaient-elles présentées comme destinées à protéger le trafic de drogue, ce qui permettait ensuite de suggérer une prétendue mesure de la croissance du trafic.

Publiée par nos duettistes sous un titre qui fleure l’altermondialisme, La face noire de la mondialisation est en fait la transcription sur un support prestigieux et prétendument neutre (les éditions du CNRS) des thèses du DRMCC, déclinées sur le site de ce dernier souvent exactement dans les mêmes termes que dans le livre, dès les déclarations de principe du département et ensuite, jusqu’à plus soif, dans d’innombrables articles. Le discours opère en deux temps : description terrorisante du monde : caractère mutant et hybride des nouvelles menaces, incapacité de la communauté internationale à ramener l’ordre sur terre, etc avant de dégainer la « trouvaille » des auteurs : le « décèlement précoce ». Il faut s’attaquer aux nouvelles menaces quand elles ne sont encore qu’un « bourgeon », et cela grâce au regard d’experts formés par les Bauer et Raufer. On a eu une démonstration de « décèlement précoce » avec l’affaire de Tarnac. En avril 2009, au terme d’un sujet du Journal télévisé de France 2 qui mélangeait allègrement des images des bagarres au sommet de l’OTAN à Strasbourg et d’autres de Coupat et de L’insurrection qui vient, Bauer expliqua que les « prémisses étaient les mêmes » entre les gens de Tarnac, Action directe et les Brigades rouges. Président du groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie, il répond le 19/10 à une interview de Libération à propos de deux nouveaux fichiers (pouvant intégrer des mineurs de 13 ans) créés par Hortefeux en prenant prétexte de 18 vitrines brisées à Poitiers : « il s’agit de fichiers de renseignements sur des personnes qui n’ont pas encore commis d’actes répréhensibles mais qui sont susceptibles de le faire » !

Une fois le décèlement précoce opéré, et les personnes susceptibles de commettre des actes répréhensibles dûment fichées, qu’est-ce que nos experts conseillent de faire ? Voici les lignes conclusives de leur livre publié par le CNRS : « Quels coups sévères porterait-on à toutes ces entités (…) dans tous leurs champs d’action en considérant désormais comme stratégiques le cadre et les harmonies – le terreau criminel – dans lequel elles opèrent, puis en entreprenant de les nettoyer (souligné par moi, SQ) ? Cette approche est infiniment plus efficace que la démarche consistant à « saucissonner » l’ensemble en mille procédures tatillonnes, pathétiquement lentes et finalement inutiles, selon des codes dépassés… » Il n’est pas indifférent de savoir que la Ministre de l’Intérieur, aujourd’hui ministre de la Justice, a cette « pensée »-là dans la tête quand elle s’adresse aux continuateurs d’une organisation où l’on dressait, en 1968, des plans pour regrouper les gens de gauche dans des stades.


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