Serge Quadruppani

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Un petit texte pour accompagner une photo de l’auteur dans une future expo d’Hermance Triay

Mon quartier change

jeudi 18 novembre 2004, par Serge Quadruppani


Au supermarché de mon quartier, on voit de plus en plus de produits bio et de cafés du commerce équitable, et de moins en moins de pauvres. Dans mon immeuble, les cas sociaux ont tous disparu au profit de jeunes gens créatifs qui abattent des cloisons pour vivre à deux là où l’on logeait à sept ou huit. Nous avons bien une HLM non loin, mais des lois nouvelles et des rondes fréquentes ont conjuré le risque de mixité sociale. Aujourd’hui, au supermarché, j’en ai quand même remarqué un, de pauvre. Je le connais bien : c’est le dernier encore visible de mes fenêtres. En bas de chez moi, sur le banc de la place qu’une municipalité sensible aux goûts du jour vient de piétonniser, il soliloque en regardant les habitants presser le pas dans un sens puis dans l’autre, selon l’heure. Selon des sources sûres et citoyennes, c’est un fin de droit, mal-logé, quinquagénaire sans projet de reconversion professionnelle. Sans la moindre bouteille sous la main, il passe ses journées là, sur ce banc, d’où il se contente de commenter ce qu’il a sous les yeux : le déplacement des humain(e)s. Et souvent, ça le fait rire. A cause de son air bonhomme et du bonnet rouge qui le coiffe à l’année, je l’ai surnommé « le père Noël ». Aujourd’hui, au supermarché, le père Noël ne rigolait plus. Deux flics l’encadraient, il avait des menottes au poignet. Une citoyenne m’a renseigné : tentative de vol de gaufrettes fourrées à la framboise. Quelquefois, quand j’ai mal dormi, je rêve les yeux ouverts et je vois des milliers de père Noël sortir des trous où on les a refoulés, une hache à la main.

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