Serge Quadruppani

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A propos de la disparition du mot "paysan" et de quelques autres dans le Larousse agricole

Le cher disparu

jeudi 30 septembre 2004, par Serge Quadruppani

Elégie furieuse suivie d’une fugue nocturne sur les mots-spectres qui hantent le Larousse Agricole

Le look à l’oncle

En 2002, dans la famille Larousse, le vieil oncle Agricole avait fait sensation au banquet de la rentrée avec son nouveau louque. Sans doute avait-il cédé aux injonctions du tonton Médical, car, dès le premier coup d’œil, on remarquait les résultats d’une lutte efficace contre la surcharge pondérale. Conformément à l’absorption tendancielle par les bilans comptables de toute forme d’appréhension du monde, cette restructuration d’un corpus lexicologique s’est traduite, pour un tiers des mots, par une mise à la retraite anticipée. Le sous-titre du dico annonce son ambition : « le monde paysan au XXIe siècle ». Ce « monde paysan »-là se signale d’emblée par la disparition du paysan. Le terme n’apparaît en effet que sous forme d’adjectif, dans le dossier « Institutions et organismes », à la rubrique « Confédération paysanne », dont on nous dit, sans plus, qu’elle défend « l’agriculture paysanne ». Mais c’est en vain que le lecteur chercherait, dans l’encyclopédie, davantage d’explications. Ni le pays, ni le paysan, ni la paysannerie n’ont droit à une notice. Le paysage, lui, a sa rubrique, mais pour y être aussitôt décomposé en agropaysage, pédopaysage, hydropaysage et puis circulez, il n’y a plus rien à voir. Les clients de l’oncle Agricole sont invités désormais à ne plus distinguer dans le lieu où ils vivent qu’une résultante des « interactions des composantes du milieu naturel (...) et des activités humaines ». De ces dernières, on cite les cultures, les agglomérations, les réseaux ferrés et routiers, le parcellaire. Les dimensions esthétiques, culturelles, historiques, la qualité de l’air, la musique visuelle du lieu, le pays lui-même sont, par définition, exclus du champ de vision des aménageurs de terme et de territoire. Mais un paysage n’est-il pas fruit de la rencontre entre des activités et un regard ? Les activités qui l’ont modifiées n’ont-elles pas elles-mêmes, au cours des siècles, été déterminées par la manière dont les humains qui y vivaient, et aussi ceux qui y passaient, voyaient l’espace ? Sans doute, nous répondront les spécialistes de la ruralité, mais justement, le regard moderne doit se débarrasser des naïvetés urbaines, des archaïsmes locaux et des stéréotypes culturels. Les spécialistes en sont certains : il faut virer les derniers Angélus de Millet qui traîneraient encore dans les cuisines des derniers paysans. On dit qu’avec l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, la bourgeoisie faisait le tour du propriétaire, des artefacts qu’elle produisait ou dont elle s’était emparée, et de la nature dont elle prétendait, suivant un programme repris plus tard par Marx, se rendre « maître ». Avec l’Agricole du XXIe siècle, on peut dire plus modestement que la société industrielle fait le tour du lopin à quoi elle a réduit son espace non urbain : un « écosystème cultivé », où il n’y plus de place pour la « campagne » (notion, paraît-il, historiquement datée), pour la « ferme » (sinon, implicitement, à la rubrique « fermier », sous l’aspect juridique du contrat de location) ni pour la « grange » (tout cela étant remplacé par les bâtiments d’exploitation), ni même pour le « cultivateur » (sinon sous la forme d’un « instrument de travail du sol muni de dents »). Un non-lieu où même les taupes ne pointent plus le bout du museau qu’à la notice « taupicide » : brutale exposition d’un rapport au vivant dans lequel tout ce qui n’est pas monnayable est parasite à éliminer. Rechercher les traces du monde paysan dans ce mode d’emploi technique de la terre et de ce qu’elle porte relève de l’autopsie. Ce corpus sent le cadavre.

Ayant écrit cela, je vais me coucher. Et je me dis, avant d’éteindre que, quand même, dans l’étable à pépé, ça puait. Pays, paysan, paysage Paix sans âge Pétain te va mal au teint Paysan rouge qui bouge encore, Armées messianiques à l’orée de l’An Mil, Levées par la Promesse de la terre est à tous, Insurgés provençaux contre Napo le petit Rebelles du Larzac contre la technocrature, Paysans limousins De l’an mil neuf cent vingt La terre vous ment Depuis cinquante-mille ans Avant de larguer ces idées, je me dis qu’il faudrait un Nougaro pour les mettre en mots et les swinguer. Puis à ma mie je rêve, à tire d’Elle. L’odeur à pépé

Il est, me dit le réveil à l’ancienne, un peu plus de deux heures et demie quand je m’éveille en sursaut. Quelqu’un dans ma chambre. Quelqu’une. Dans la pénombre, je distingue une chevelure, des courbes féminines. Mais la silhouette reste dans l’ombre, assise au pied du lit. Une lumière. L’intruse s’est allumée au front une espèce de lampe de mineur, elle se penche vers un journal dont je reconnais aussitôt la maquette osée et les couleurs criardes :
 Permettez-moi, dit-elle, de vous lire le passage d’un article paru dans une revue extrémiste : « Quand je trouve chez le Chinois de mon quartier des pamplemousses de deux kilos, et chez l’Arabe des dattes rouges, je me réjouis de cet exploit du cosmopolitisme moderne jusqu’à ce que je me rappelle que pour manger des pêches mûres et savoureuses en ville, il faut désormais aller dans une épicerie de luxe. Si le pamplemousse et les dattes ont encore du goût, c’est que les conditions modernes ne production ne se sont pas encore tout à fait imposées dans leur pays d’origine. Selon certaines sources, la persistance en France (à la différence de ce qui se passe en Angleterre ou en Allemagne) du paysan comme catégorie socio-économique, avec les particularismes culturels afférents, cette existence repose sur des motifs exclusivement politiques (et notamment électoralistes). Les mêmes sources assurent qu’avec les méthodes de clonage mises au point par l’INRA, on pourrait déjà produire dans les caves du ministère de l’Agriculture toute la viande consommée par les Français. Cette viande, on peut parier que dans un premier temps, elle serait insipide, puis, dans un second, on trouverait sûrement un goût synthétique, et que pour finir, on travaillerait à la variation aléatoire du goût, de manière à recréer une diversité pour relancer la consommation... » C’est bien vous qui avez écrit ça ? En tâtonnant, je trouve la poire de la lampe de chevet, j’allume, cligne les yeux, et, bouche bée, dévisage ma visiteuse : une superbe créature dont la longue chevelure rousse flotte au vent et qui, en parlant, souffle sur des ombelles d’où s’envolent des semences ailées.
 C’est bien vous ? insiste la Rousse. Je cesse de béer, déglutit, bêle :
 Maiaiais... oui, bon, mais... ? Maiaiais... que ? Quoi ?
 Et alors, poursuit-elle, implacable, si vous avez écrit ça, comment pouvez-vous tenir des propos si virulents sur un ouvrage qui se contente de prendre acte d’une évolution que vous même avez relevée ? Je lâche le bout de moi que je tenais en dormant, me redresse sur mon séant, balaie des poils de ma poitrine quelques-unes des ombellules qui s’y sont collées, reprends du poil de la bête. Aïe.
 Et si vous lisiez la suite ? lancé-je sur un ton visant à l’ironie. Elle me jette un regard interloqué, se redresse sur ma chaise de grande consommation suédoise, baisse les yeux, lit rapidement :
 « Si la production de viande n’était plus qu’affaire de clonage, la variété des espèces disparaîtrait. Les costauds Charolais, les jolies Frisonnes-pie noire, les gracieuses Pie-rouges de l’Est, les Blondes d’Aquitaine, et les Limousines au regard si doux, et les nerveuses Bazadaises n’existeraient donc plus que sous forme de paillettes congelées dans les banques de gênes, de vidéos dans les banques d’image et de recettes de génie biologique dans les banques de donnée. On peut toujours se dire que, pour le citadin d’aujourd’hui, qui voit rarement une vache ailleurs qu’à la télé ou par la fenêtre du TGV, l’essentiel serait qu’il y ait du goût dans l’assiette. On sent pourtant confusément que quelque chose aura été perdu dans un monde où la diversité ne serait plus qu’une réserve bancaire, et où la maîtrise de nos sensations quotidiennes serait placée irrémédiablement hors de portée des individus. Le maire pyrénéen qui a déclaré : « les dinosaures ont disparu, après tout on ne mourra pas si les ours disparaissent », a certes exprimé une opposition basiste à la bureaucratie écolo, mais aussi, et surtout, l’aspect le plus crétin des rapports que l’homme entretient avec la nature depuis des millénaires. A l’idée que les loutres géantes et les putois à pattes noires sont menacés de disparition, j’ai le sentiment d’y perdre personnellement quelque chose. »... Les lèvres de la Rousse se gonflent, soupirent avec mépris. Ces muqueuses qui s’ourlent et tremblent et se mouillent à peine, c’est sensuel, c’est fou, c’est...
 C’est complètement con, dit-elle, ce que vous dites. Ou plutôt non, c’est concon, c’est à dire, romantique.
 Et vous avez quoi, contre le romantisme ? dis-je à mon tour tandis que je penche vers elle en lui faisant mon oeil de merlan frit.
 Le romantisme, historiquement... attaque-t-elle. « Historiquement ». Aïe. Aïe. Je me redresse. Quand des lèvres si sensuelles s’ouvrent sur un truc si lourd, le Verbe a peu de chance de se faire chair.
 ...le romantisme, poursuit-elle, fut un refus des transformations du monde qui barbotait dans l’ignorance volontaire. Son meilleur descendant français, André Breton, donnait une parfaite illustration de cette attitude quand il refusait d’ouvrir des pois sauteurs venus du Mexique pour y constater la présence des vers qui les animaient : cela risquait d’anéantir la magie de la chose. Pourtant, vous le savez bien, même si vous refusez de l’admettre : pour que les loutres géantes fassent partie de votre imaginaire, il a bien fallu que des chasseurs, puis des zoologues aillent les déranger dans leur habitat demeuré jusque-là inviolé. Si vous pouvez vous permettre de parler des paysans, c’est parce que d’autres que vous sont allés les regarder sous le nez, étudier leurs travaux et leurs jours. Mais le regard, forcément, modifie l’objet regardé. Vous ne l’ignorez pas, c’est le principe d’incertitude de... de qui déjà... Elle pose le journal, feuillette nerveusement une liasse de notes.
 Pfff... fait-elle, sans trouver ce qu’elle cherche.
 Ah oui, dis-je, je vois. Comme vous n’avez pas le temps, vos fiches, vos notices, vos dossiers, vos rubriques, ce sont vos collaborateurs universitaires qui sont censés les faire, mais eux-mêmes, leur temps est pris par les débats sur les attributions de postes et de crédits, les colloques à travers le monde, les articles dans les revues prestigieuses et quelquefois même les tâches d’enseignement ou de recherche... et donc, ils donnent le boulot à des doctorants qui, parfois, pressés de revenir à leur thèse, le bâclent quelque peu, le boulot. La sous-traitance [voir ce terme], c’est la plaie des dicos, non ? La Rousse se mordille la lèvre inférieure avec tant de nervosité qu’elle en grimace de douleur. Un bout de langue rose pointe au bord de la bouche, caresse la morsure. Ô divins attraits ! Devant tant de charmes assemblés, le sang me bout, la tête me tourne, me voilà au bord de perdre la raison. Une odeur me retient. Ça sent la pierre à fusil. Je tourne la tête, m’exclame :
 Pépé ! Dans mon fauteuil de brocanteur retapissé chic, la canne entre les jambes, mains sur le pommeau courbe, son menton hérissé appuyé au dos des mains, le blanc de la moustache abondante jauni par le tabac, pas de doute, c’est bien lui. Pépé Gandolfo, le père de ma mère, celui qui a descendu à la pointe de ses grolles la poussière schisteuse des vallées au-dessus de Vintimille pour la mêler à l’argile de La Crau (Var). Cette odeur de caillou chaud, de brûlure minérale... Dribblant l’attendrissement, je démarre lourd :
 Alors, pépé, tu viens défendre les bouseux ? Il ne répond pas. Apparemment, le fait d’être mort ne lui semble pas une raison suffisante pour sortir de son mutisme ordinaire. Faut dire qu’il a beau avoir été naturalisé hexagonal en 20 et des poussières de l’autre siècle, il n’a jamais causé français. De lui, je ne garde que quelques mots, quelques images. Et des odeurs. Les mots, c’était quoi déjà, ça va me revenir... là, je ne m’en souviens plus mais je me rappelle que j’ai cru jusque vers mes cinquante ans que c’était de l’italien qu’il gueulait, mon pépé, dans la chambre où il souffrait en attendant la mort, et puis j’ai appris en causant avec un spécialiste, un de ces types qui sont allés examiner les pedzouilles sous le nez, ce que c’était que ce sabir que pépé Gandolfo avait emporté à la semelle de ses souliers. Avant d’aller, une plume de faisan au chapeau, se terrer dans une tranchée pour flinguer les Autrichiens, il avait grandi dans un recoin des Alpes où se parlait le franco-provençal, un pays enchâssé quelque part au milieu du bordel linguistique montagnard, entre pays niçois, de langue italienne, pays d’Aoste, au jambon francophone, et bassins germaniques ou ladinos. C’est de cette Babel des cimes qu’il est descendu pour faire pousser des artichauts, engendrer une portée de descendants et suspendre l’Angélus de Millet au mur de sa cuisine. Les images, c’est un rameau de néflier dont les feuilles aiguës, au rebord d’une citerne, frottent le ciment surchauffé de soleil. Les figues violettes suintant leur sucre dans la grotte d’un figuier. Le miracle incongru du plaqueminier, l’arbre des Hespérides, dont les branches, si nues qu’elles semblent mortes, étalent sous le pur ciel glacé de l’hiver provençal, leurs fruits d’or roux qui glissent leur crème âpre sous ma langue. L’image de deux péquenauds mains jointes et face à face debout dans leurs champs, qui m’ont toujours semblé adresser leur prière à la terre. Les odeurs... La pierre à fusil, dont semble continûment frotté le pantalon de velours grand-paternel. L’étable... pouah, passons. Les plants de tomate et leur odeur si forte que l’INRA s’efforce sans doute aujourd’hui de reconstituer, après qu’on l’a fait disparaître sous les serres. Les tomates branchées des supermarchés ne donnent qu’une très faible idée de la violente alchimie qu’elles développaient sous mes narines, les tomates de pépé. Pour la sentir encore, intacte de finesse et de brutalité, il a fallu que je me retrouve au fin fond d’une vallée géorgienne. La bouche de la Rousse Au bout, tout au bout du monde, il y a un joli jardin... ça pourrait commencer comme un conte pour enfant, mais c’était vrai, le jardin était joli, avec des buissons d’estragon et des plants de capucine séparés d’assez de vide pour assurer leur prolifération future, et tout un rectangle de fraisiers occupant la moitié du potager, et le fil du linge en diagonale soutenu par une longue branche écorcée plantée dans la terre noire, tout ça de biais, en pente vers la vallée, à contre courant du fleuve et de la perspective sur les montagnes au fond. Et c’est vraiment le bout du monde, à l’extrémité d’une journée de véhicule tout terrain sur des pistes de montagne défoncées jusqu’à la roche, submergées par les coulées de pierres plates répandues comme d’énormes paquets de 52 fois 52 cartes, il n’y a pas d’électricité (dans les gorges, les fils pendent au-dessus des torrents, cassés depuis la fin de l’empire soviétique), l’eau de la cuisine est loin sur une pente rude, et pourtant on se sent installé dans la paix et le confort, sur le long balcon de bois et sous les festons floraux, les tresses d’herbes (menthe sauvage et plantes inconnues), et l’étagère qui porte des boules de fromage mises là à durcir jusqu’à ce qu’elles deviennent ocres et dures comme la pierre, et alors le berger les emmènera très haut très loin, et la couchette étroite avec son coussin oblong, à l’endroit précis où, calant la tête, il permet de s’étendre et de voir jusqu’à la Tchétchénie. De ce balcon où finit le monde pacifique et confortable, face au mur des montagnes où pleuvent les bombes qu’on n’entend pas, dans le silence du soir j’ai senti monter l’odeur des tomates à pépé. Puis, je suis descendu de là et j’ai glissé dans la bouse de vache et j’ai pensé ce qu’à présent, je gueule à pépé :
 Putain, ça fait cinq mille ans que vous les avez domestiquées, les vaches, et vous leur avez toujours pas appris qu’il faut pas chier partout ? L’analyste sauvage qui sommeille en chaque lecteur aura deviné ce qui s’exprime là. Avec ce cri, auquel, bien sûr, le père Gandolfo s’abstient dignement de répondre, me sort la haine accumulée contre cette gadoue plouc où j’ai pataugé, enfant. Dans le jargon des journalistes, pour parler d’une activité à laquelle se prêtent volontiers les politiciens français, en particulier ceux du lobby auvergnat qui domine le monde, on dit qu’ils vont « tâter le cul des vaches ». Je n’ai jamais pu entendre ou lire ces mots sans éprouver une envie de gerber particulièrement pas métaphorique. (Le psychanalyste sauvage qui, dans cette réaction exagérée, devine un refoulement de mes tendances zoophiles, est prié de la fermer.)
 C’est vrai, quoi, dis-je d’une voix moins hargneuse. La station debout fut pourtant une conquête décisive qui a fondé l’humain, cette capacité unique en son genre a libéré les mains et pour affronter le défi que posait l’infinie liberté créatrice ainsi conquise, le cerveau a dû se développer... Pourquoi, alors qu’on était devenus chasseurs-cueilleurs et qu’on courait à la surface de la terre, a-t-il fallu que vous vous courbiez de nouveau sur elle, eh, paysans ? Pourquoi avoir planté des clochers vers le ciel au lieu de juste le regarder ? Vous savez bien que quand le clocher montre le ciel, les humains regardent le clocher. Je n’ignore pas que la dernière mode, chez les critiques français les plus radicaux (et donc les plus intéressants) de la société industrielle, c’est de faire l’éloge de la « civilisation paysanne ». Mais pour tant de bergers qui avaient un branchement direct sur les étoiles, tant de fêtes aux relents païens, tant de savoir poétique accumulé au contact des plantes et des oiseaux, combien de millions de commis de fermes maintenus en quasi-esclavage jusque dans les années soixante, combien de millions de femmes cloîtrées dans l’enceinte de la ferme, combien de milliards d’échines courbées par les religions et les pouvoirs après avoir été assouplies par combien de dizaines de milliards de jours de labeur abrutissant ? Le père Gandolfo ne répond toujours pas, il me fixe sans me voir comme ces vieux des Pourpres, hameau de la commune de La Crau (Var), nos concurrents directs dans l’occupation de l’espace, à nous les minots gardiens de ces ruelles lépreuses aujourd’hui si pittoresquement retapées. Ils avaient le génie de s’installer, à toute heure du jour et de la nuit, au meilleur endroit, banc ou bord de fontaine, et de s’y attarder des heures durant pour se taire longtemps et patiemment, nous empêchant de disposer de l’aire indispensable à nos conneries. Comme eux, pépé fixe le vide et comme alors, je tente d’entrer dans cette vacuité, de ranimer les yeux de merlan frit. Au bout de quelques instants de non-contemplation réciproque, je me tourne vers La Rousse qui, elle, me fait les yeux doux. Le fleuret de son regard me va droit au plexus. Touché. Et comme toujours, dans ces cas-là, au lieu de toucher à mon tour, je cause :
 L’air de la ville rend libre, dit un auteur trop peu lu aujourd’hui. Je suis parti en courant de La Crau pour ne plus affronter les balourdises d’une population d’horticulteurs en train de couvrir la plaine des serres où ils feraient pousser leur tomates sans goût pour payer à leurs fils des grosses bagnoles de marque allemande avec lesquelles ils joueraient à renverser le sans-papier à vélo qui vient de se suer ses dix heures de serre. J’aime la liberté de n’être connu de personne, de n’avoir aucun compte à rendre sur mes mœurs ou sur mes mouvements. Mais je dois bien avouer que les plus belles villes sont celles qui ont su faire venir d’une seule coulée la campagne jusque dans leur sein. Les villes comme Rome où, après avoir pris en plein champ la via Appia, on peut, en suivant la ligne des cyprès, marcher jusqu’au Forum de l’Urbs, jusque là où, grâce à la proximité de l’Afrique et de l’Asie, bat toujours le vrai coeur de l’Occident. Je me sens chez moi dans les cités comme Florence où la vague des collines toscanes vient s’échouer en centre-ville dans une écume de statues et de pelouses. Ou comme Berlin, dont les jardins ouvriers, les lacs et les parcs laissent encore juste assez de place pour des maisons aux façades imaginatives et quelques centre-villes dispersés. Je n’aime pas voir les pays mités de maisons de série B construites, faute de mieux, par les natifs, avec leurs plantes de jardinerie sur la pelouse. Je n’aime pas non plus la nécrose de ces « authentiques demeures dans le style du pays » retapées par les retraités actifs de toute l’Europe. Je n’aime pas que, dans ce qui fut une campagne maillée de lieux-dits aux noms drôles et vifs, on s’oriente aujourd’hui sur l’emplacement des supermarchés. Je n’aime pas ce que vous en avez fait, de la campagne... Au fait, la Rousse, c’était le surnom de la police, non ? Comme elle se dresse, indignée, je tends une main, tente de la retenir :
 Vous fâchez pas, belle enfant... Et puis, c’est mon caractère, je poursuis :
 Sur le bouquet des mots par lesquels le monde paysan s’exprime, vous avez opéré une taille assez semblable au travail des Hautes Autorités qui régentent l’usage des semences. Grâce à leur furie réglementaire, on sera peut-être contraint de dire adieu au melon de Bellegarde, à la laitue Cybèle, au cardon plein blanc, à la chicorée rouge de Chioggia, au haricot nain Soisson hâtif, à la laitue beaujolaise, au haricot à rame à cosse violette, au haricot nain roi des beurres... Elle se dirige vers la porte mais je continue :
 ...au poivron doux bastidon, au chou brocoli calabrais à jets verts (dernière variété non hybride du catalogue français)... Elle tourne la poignée, je gueule :
 ...à la carotte de Chantenay ! Elle ouvre la porte.
 ...au chou rouge à tête noire ! Elle se tourne vers moi et sa moue m’écrase de son si beau mépris :
 Passéiste ! dit-elle En sortant, elle claque la porte.
 Mais non, je lance, à l’adresse de l’huisserie. J’ai jamais dit que c’était mieux avant. Je dis juste que c’est pas mieux maintenant ! J’ai crié les derniers mots mais je reviens à un ton normal pour énoncer, sentencieux :
 C’est une constatation d’évidence, et ça devrait suffire à taire le chant des chantres de l’industrialisation de l’agriculture... Comme il n’y a plus que du silence dans ma chambre, j’ajoute : « Oui ou non ? Oh et puis merde ! » Je me retourne vers le père Gandolfo. J’essaie de le regarder dans les yeux, mais il fixe toujours le vide. Puis je sursaute : il bouge ! Sa main lâche la canne, l’appuie contre le rebord du lit. De la poche de son pantalon, il extirpe un vaste mouchoir, s’essuie le front en rejetant la casquette en arrière, replie proprement le tissu, reprend la canne et sa position. N’était la gapette à présent de guingois, on croirait qu’il n’a jamais bougé.
 Pépé, dis-je, je voudrais qu’on croise nos regards. Son visage se plisse, sa moustache se meut, son œil s’anime, ses lèvres bougent, il veut parler, il va parler, il parle... Il crie, même. Il crie ces mots que j’avais oublié, ces mots de provençal que je croyais italiens, ces mots qu’il hurlait la nuit, nous réveillant mon frère et moi dans notre chambre HLM. Malade, le vieux criait sa peur de mourir et nous, à force, avec l’impatience de l’âge, comme on ne le voyait pas se décider à décéder, on restait frustrés dans notre attente d’émotions fortes, et pour se venger et conjurer la frousse, on pouffait et nous aussi, on criait dans le noir avec lui, de toute la force de nos voix enfantines : « M’en vau ! M’en vau ! »

Au réveil, évidemment, ça sentait la pierre à fusil.


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