Serge Quadruppani

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"Sans commentaires"

Une interview exclusive de Cesare Battisti

jeudi 3 mars 2005, par Serge Quadruppani

C’est devenu un secret de polichinelle. Dans les conversations parisiennes, dès que le nom de Cesare Battisti surgit, pour peu que votre interlocuteur soit proche des cercles militants, culturels, ou médiatiques (oui, ça fait du monde), vous aurez droit à un clin d’œil, assorti d’un lourd sous-entendu sur l’endroit où il se trouve (avec allusion aux micros certainement présents à proximité de l’interlocuteur, suivi nuit et jour par la police politique). Alors, puisque tout le monde le sait, pourquoi le cacher ? C’est donc dans la grotte de Lascaux III, où il a élu domicile, sous une splendide fresque mêlant les aurochs, les bisons et les chevaux, que j’ai rencontré Cesare, alors qu’approche le jour où le Conseil d’Etat devrait enfin revenir sur l’extravagante décision d’extradition. Un peu pâli par son séjour, mais pour le reste en pleine forme, Cesare a bien voulu répondre à ma question.

Q. :- Les processus déjà à l’œuvre dans la période qui a précédé ta disparition des rues parisiennes n’ont fait que s’aggraver. On a vu un douteux réfugié italien, garde du corps du micro-Béria d’Aubervilliers, te couvrir courageusement de boue en ton absence, dans une interview à la Repubblica. On a vu quelques Italiens de Paris s’ériger en gardiens d’une orthodoxie sur l’histoire des années 70-80 outre-Alpes, et en détenteur de la seule analyse juste de l’offensive judiciaire qui te visait (les autres ayant droit à un mépris condescendant). On a vu ceux-là nous prêter (à Valerio Evangelisti, à moi et quelques-autres) des positions grotesques (sur un soi-disant « complot fasciste des juges italiens », ou sur le fait que nous aurions parlé de « tribunaux militaires » à propos des juridictions italiennes) pour mieux nous disqualifier. On a vu les mêmes prendre pour attachée de presse une journaliste du Monde, Ariane-fait-ton-Chemin, mise sur l’affaire Battisti quand, dans le journal de tous les pouvoirs, a triomphé la tendance hostile à Cesare, influencée par le lobby revanchard italien. Notons que cette journaliste, qui s’était déjà distinguée pour faire monter la mayonnaise de pseudo-polémiques à l’extrême-gauche (j’en sais quelque chose), s’est fait une spécialité, dans l’affaire Battisti, de détecter des « dissensions » dans les soutiens. Bref, des gens qui, de par leur histoire politique, auraient dû être proches de toi, en ont surtout profité pour défendre de vieilles boutiques idéologiques. La chose est d’autant plus remarquable que l’assez extraordinaire mobilisation qui s’est faite autour de toi (appuyée, pour l’essentiel, sur le réseau d’amitiés que tu as su, toi, te constituer, grâce à ton travail d’écrivain et de mémorialiste), cette mobilisation s’est trouvée, en revanche, des porte-paroles (je pense à Fred Vargas ou à Mesplède) d’une grande rigueur et d’une grande efficacité, qui n’étaient pas forcément proches de toi politiquement. Ne crois-tu pas que tout cela est le signe que la communauté des réfugiés italiens, depuis vingt-cinq ans, n’a pas été capable de mener une réflexion critique sur l’expérience des années 70, réflexion qui aurait été pourtant essentielle à la recomposition d’une opposition réelle à l’ordre capitaliste mondial, vu l’ampleur sans égale du mouvement de contestation qui a secoué l’Italie pendant deux décennies ? Ne crois-tu pas, au fond, que cela prouve que la « communauté des réfugiés italiens » n’a jamais existé ? J’en veux pour preuve le fait que le seul porte-parole italien qui se soit détaché face aux caméras, ce fut à chaque fois ce cher Oreste, dont la logorrhée fluviale est certes porteuse de pépites de précieuse pensée, mais qui n’était peut-être pas le mieux qualifié pour adresser un message clair au grand public. Ne crois-tu pas que ce travail de mémoire, de réflexion critique, sur les années 60 à 80 en Italie, est plus que jamais nécessaire, et qu’il doit être mené non pas seulement par les exilés ou les Italiens de l’intérieur mais par tous ceux, quels que soient leur âge ou leur nationalité, que préoccupe le passé, et donc l’avenir, du rêve révolutionnaire - et sa réalisation ?

Pendant que je posais ma question, Cesare avait tour à tour froncé le sourcil, levé les yeux au ciel, s’était gratté le nez, avait baîllé avant de prendre un air si concentré que je me demandais s’il était en train d’élaborer sa réponse ou bien de réfléchir à la suite du magnifique roman dont il m’avait fait lire les premiers chapitres. Puis, quand j’eus fini de la poser, ma question, il y eut un silence et, en détachant bien les syllabes, avec ce sourire ironique et tendre que nous lui connaissons, il répondit : "Pas de commentaire" "Cesare Battisti, je te remercie."


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