Serge Quadruppani

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Traces d’un suspect : textes politiques et antipolitiques (1990-2001)

Citoyen ? Non, merci !

lundi 7 juin 2004, par Serge Quadruppani

Rompant aussitôt avec le principe de la rubrique, je livre ici en premier un ensemble d’écrits dont une bonne partie ont déjà été publiés (de Mordicus à la Quinzaine Littéraire en passant par No Passaran). Mais le dit ensemble, d’abord accepté par un éminent représentant des Editions de l’Insomniaque, a finalement été refusé à cause d’un texte (Gênes 2001, les multiples visages de la révolte globale et la face assassine de Big Brother), qui avait déjà été publié en ligne notamment sur Samizdat, sur la liste Multitudes, dans les revues No Pasaran, Agone et Carré Rouge, texte que je voulais intégrer dans l’ensemble mais que les doctrinaires de l’idéologie émeutière ont jugé politiquement incorrect. L’inimitié que je me flatte de m’être attiré de la part de quelques microcéphales a donné lieu à un incident rapporté dans "Anecdote pouvant servir à l’étude du culte de la force en milieu contestaire" (rubrique Interventions directes). L’ensemble couvre une bonne partie des interventions que j’ai rédigées durant la période 1990-2001. Il contient un certain nombre d’inédits, comme le "dialogue aux enfers" entre Marx et Tocqueville, qui le conclue. S’ils ont un intérêt autre qu’anecdotique, c’est évidemment, comme traces d’évolutions et de réflexions collectives dont j’étais partie prenante. "Traces d’un suspect" n’était encore qu’un projet, certes bien avancé, lorsque j’ai interrompu sa préparation en apprenant son refus soudain par le Gallimard de l’ultra-gauche. N.B. : Je livre cet ensemble dans l’état où il était quand il a été refusé, en attendant d’avoir le temps de préciser les dates et d’intégrer les articles manquants. Par exemple, les billets de la Quinzaine ne sont pas datés : mais on se remémorera facilement les événements auxquels ils se réfèrent. Nombre d’articles de Mordicus sont seulement mentionnés par leur titre, en attendant leur scannage...

Avant-Propos

Quand j’étais petit, ma maman me répétait : “ Il y a toujours eu des pauvres et des riches, et il y en aura toujours ”. Et puis, comme c’était une de ces pauvres qui nourrissent d’obscurs espoirs de revanche, en même temps qu’elle aimait les livres de l’amour sans recul que les riches cultivés ignoreront toujours, elle m’incitait à en produire plus tard. Longtemps, j’ai résisté : je refusais même d’apprendre à lire. Comme tous les enfants pas encore démolis, je n’avais pas besoin de signes sur le papier pour vivre dans un autre monde, plein d’oiseaux tempêtes, d’aurores boréales, de vaisseaux fantômes et de tous les mots qu’il suffit d’entendre une fois pour qu’ils se déploient en réalité dans la tête, un monde peuplé de jolies copines avec qui jouer au docteur et de chouettes copains avec qui se branler en chœur. Ma résistance à l’alphabétisation prit fin le jour où, par un bref échange entre institutrice et génitrice, j’ai découvert le malentendu. On n’avait pas saisi que, pro-situ avant l’heure, je méprisais la culture, on me tenait simplement pour un débile léger. Plus tard, j’éprouverai le même douloureux sentiment d’être incompris en m’apercevant qu’il y avait des gens pour s’imaginer que mon défaut de notoriété serait dû plus à un manque de talent qu’à mon altier refus des compromissions. Pour démentir le diagnostic, je rattrapai le temps perdu. Maman m’invitait à me plonger dans les livres, j’ai plongé, j’ai cherché longtemps à tâtons et j’ai fini par trouver de quoi la contredire : Marius Jacob et les Pieds Nickelés, les Rapetout et Mémed le Mince et aussi Marx, Rimbaud, Rousseau, Sahlins, Mauss, Fourier et quelques autres allaient m’aider à développer la rationalité passionnée, la passion rationnelle qui seule permet d’atteindre cette très simple vérité, la plus refoulée de notre temps : il n’y a pas toujours eu des pauvres et des riches, et il n’est pas acquis qu’il y en aura toujours. Depuis, en manifestant chaque fois que je peux mon attachement au projet d’une révolution mondiale anticapitaliste, je ne cesse d’essayer de prouver à maman qu’elle avait tort. Dans le même temps, je n’arrêterai jamais de démontrer combien elle avait raison, en ne prenant qu’une seule activité au sérieux, à côté de celle qui vise à changer la vie : l’écriture . L’activité créatrice a ceci en commun avec l’activité révolutionnaire qu’elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même, et à ceux qui s’y intéressent pour elle-même. Comme le révolutionnaire qui pose que le monde est mauvais dans son principe s’émancipe de toutes les lois particulières à ce monde, leur respect ou leur transgression ne dépendant que d’orientations tactiques décidées de concert avec les autres joueurs de la partie finale, le créateur produit une réalité qui ne cherche son fondement qu’en soi. Ni gâteux académicien ni embarrassant dantec , je n’aurai pas l’idiotie de croire que la création est réservée aux métiers que la société, en son déplorable état présent, déclare “ artistiques ” ou “ créatifs ”. Je n’ignore pas qu’il y a plus d’intelligence et de beauté dans le pied de chaise tourné par un ébéniste amoureux de la chaise et de celle qui s’y assied, que dans les œuvres complètes de Bernard-Henri Lévy. Quelques expériences et beaucoup de bonnes lectures m’ont appris que ce qui est précisément aliéné par l’exploitation capitaliste, la capacité créatrice des humains, peut refleurir partout, jusque dans les plus abrutissantes usines et les plus inhumains ordinateurs, grâce au bon génie du sabotage. Mais justement, en balançant le boulon au bon endroit, en glissant son virus dans le bon programme, le saboteur déclenche une catastrophe dont la splendeur est à elle-même sa propre raison. Le luddiste moderne n’a nul besoin des idéologies dont les théoriciens (qu’ils soient néo-primitivistes ou post-opéraistes en quête de nouveau sujet social ) voudraient charger son geste. Dans la mesure où le sabotage est création (de situations, de sensations, de fumées, etc...), il passionne ceux qui le pratiquent et transforme ceux qu’il rencontre, hors de tout discours qui prétendrait de l’extérieur lui assigner un sens. Le casseur d’assiettes, comme l’avait suggéré Bataille et comme l’a soutenu La Banquise est le seul interlocuteur du révolutionnaire, le seul dont la logique demeure irréductible à celle du changement social. Dans la mesure où mes fictions échappent aux stéréotypes mentaux de la culture dominante et à la langue morte d’un quotidien dominé, dans cette mesure-là, la seule à laquelle j’accepte qu’on les évalue, elles ne relèvent en rien d’un jugement idéologique, si radical qu’il se veuille. Les piètres crétinEs féministes et/ou staliniens (y compris dans la variante pro-situ) qui prétendent appliquer leurs critères rances à ce qui s’écrit aujourd’hui peuvent se vanter de cette unique réussite : à une époque où tout se vaut pourvu que ça se vende, où les idées se distinguent les unes des autres comme Coca de Pepsi, ces gens-là ont relativement résisté, en effet, à la langmol et à la pensée génétiquement modifiée des médias. Mais à force de se protéger d’un monde mauvais derrière des grilles de lecture, ils ont fait de leurs têtes une cage. Parmi les encagés, il ne m’est pas agréable d’apercevoir tant de pro-situs, d’ultra-gauches, anars et apparentés. C’est ma tribu d’origine. J’y distingue beaucoup de victimes - j’en fus - d’un mythe funeste selon lequel la mort de l’art et le triomphe du Spectacle condamnerait toute activité créatrice à n’être plus qu’auto-contemplation de la marchandise. Les plus sincères tenants de cette conception se sont enfermés à perpétuité dans la stérilité volontaire. Combien en avons-nous connus, de ces ricaneurs assez cultivés pour mépriser la culture, “ inversion de la vie ”, assez anesthésiés par leur drogue idéologique pour se satisfaire d’un simplisme très proche de la bêtise pure, mais pas assez pour éviter que le sommeil de leur esprit ne soit troublé par la question : s’ils n’ont rien écrit de ces poèmes, de ces fictions, de ces musiques qu’ils auraient porté en eux autant que quiconque, était-ce vraiment par refus de la récupération ? Ou bien, s’ils n’ont rien produit n’est-ce pas simplement parce qu’ils n’en étaient pas capables ? Leur radicalisme ne serait-il que l’alibi de leur impuissance créatrice ? Comme ils ne prendront jamais le moyen de répondre, dans la pratique, à cette interrogation, ils se saoulent amèrement de paroles ou d’alcool, ou - le plus souvent- des deux. Ironie suprême de l’histoire, cette incapacité à penser le rapport entre création et critique sociale radicale, cette régression par rapport même à Breton ou Trotski, cette épidémie de paresse intellectuelle ont connu leur développement maximal grâce au situationnisme, courant dont le principal dirigeant, compilateur du meilleur des productions culturelles de son temps, cinéaste expérimental et habile manipulateur de sa légende médiatique, est devenu, à son corps peu défendant, une icône de la culture moderniste. Ne perdons pas davantage de temps à demander aux piliers du comptoir radical s’ils ne lisent jamais de roman, s’ils ne vont jamais au ciné, s’ils ne s’intéressent qu’à la littérature d’avant 14, ne nous attardons pas à les plaindre s’ils répondent qu’en effet... Revenons plutôt à cette certitude : nous ne transformerons pas le monde, nous ne changerons pas la vie avec nos seules aigreurs. S’il y a bien, dans le présent, un monde qui peut nourrir l’utopie d’une meilleure société à venir, c’est celui de la création. Que celle-ci soit sans cesse rabaissée et désamorcée par sa transformation en marchandise, comment le nier ? Mais comment refuser de voir que dans tel polar de Crumley, tel pochoir de Miss Tic, tel air de Nusrat Fateh Ali Khan, tel tableau d’Asger Jorn, les forces de l’imaginaire excèdent sans arrêt leur récupération commerciale ? Que dans les fictions, les musiques, les poèmes et les formes qui se créent et se recréent sans cesse, quelque chose court qui résiste aux bigoteries comme à l’homogénéisation marchande, quelque chose qui tourne autour de l’intuition fondamentale qui, un jour ou l’autre, pourrait bien abolir le capitalisme : la seule vraie richesse, ce sont les relations humaines. On m’a parfois demandé si ça ne me gênait pas de signer du même nom des romans chez des éditeurs commerciaux et des textes de critique sociale dans des revues enragées, Les Alpes de la Lune chez Métailié et des considérations sur le dépassement de la forme travail dans Mordicus, des billets dans la Quinzaine Littéraire et des adresses aux libertaires. Il y a effectivement des contradictions à affronter, des compromis à passer dès lors qu’on accepte d’intervenir dans le monde réel - c’est-à-dire médiatisé - pour s’adresser à lui. Le danger de devenir une marionnette des stratégies de carrière est réel. Longtemps, j’ai compté sur mes amis dans la tribu révolutionnaire pour m’aider à ne pas franchir la ligne floue qui sépare le compromis de la compromission. Depuis que j’ai été l’objet des attaques obscènes d’un analphabète stalinien, j’ai été amené à réviser les critères de l’amitié (moins d’idéologie, plus de courage pratique). Mais la critique amicale reste l’indispensable garde-fou. Je n’ai jamais trouvé de meilleure manière de m’y exposer qu’en affrontant à visage découvert les contradictions inévitables entre les activités de promotion inséparables du métier d’auteur et l’activisme pratiqué à Mordicus ou au Collectif Anti Expulsion. Ces contradictions existent, et on ne peut pas toujours les dépasser en faisant signer dans un salon du livre un texte de soutien aux personnes interpellées dans une action à laquelle on vient de participer. Mais il me semble qu’elles sont le prix à payer, toujours discutable et toujours discuté, pour échapper à la stérilité volontaire, tout comme on s’expose forcément au danger du réformisme quand on refuse de se cantonner au radicalisme contemplatif de l’ultra-gauche. Au bout du compte, on pourra certes mesurer la différence de ton entre mes billets de la Quinzaine et mes projets de tract. On ne pourra manquer d’y déceler pourtant une certaine unité d’inspiration : je continue de penser que, sur la question des riches et des pauvres, ma maman avait tort.

Articles de Mordicus, billets de la Quinzaine

Début des années 90. Le mur de Berlin s’effondre ; les chars des autocrates chinois écrasent les espoirs et les illusions nés sur de la place Tien Anmen ; pour rappeler au monde qui c’est qui commande, les Etats Unis bombardent Bagdad et expérimentent leur concept de guerre à zéro mort en enterrant des milliers d’irakiens dans les sables du désert ; une tribu Mohawk se révolte, armes à la main, contre l’Etat canadien ; une gentille manif lycéenne permet pour la première fois aux lascars des banlieues de venir en masse saccager le centre-ville parisien et s’approvisionner en “ marques ”. Une trentaine d’individus proclament qu’ils “ veulent encore parler ”, “ affûter les armes de la critique et exciter les énergies de la colère ”, préciser pourquoi ils désirent “ la ruine de tout ce qui existe : le tiède clapotis du discours dominant, les vomitives modes intellectuelles et commerciales, les petites lâchetés de la misère quotidienne et l’ennui insondable du boulot. ” Ils observent : “ Aux dires des partisans de la servitude volontaire, toute idée un peu extrémiste, toute expression virulente serait nécessairement vaine, erronée ! En réalité, face à un monde dont l’obscénité mercantile atteint la démence, c’est bien la mesure et la retenue qui sont incongrues. ” Ronflant, rigolo, méchant avec les juges d’instruction qui se suicident et tendre avec le Dr Petiot, Mordicus arrive. Les premiers numéros ont un succès inattendu (dix mille pour le premier) puis les autres, paraissant irrégulièrement, connaîtront le sort de ce genre de presse en période de relative paix sociale. En nombre toujours décroissant, les mordicants tiendront quatre ans et une douzaine de numéros, ils parleront des révoltes du jour et de l’opposition à la guerre du Golfe, de la prison et des banlieues, de l’utopie et de la gastrosophie, de l’amour et du travail moderne, des ordinateurs et des Peaux Rouges... Les textes d’humeur voisineront avec les articles fouillés, le graphisme fera la part un peu trop belle à la mythologie de la baston mais restera un des aspects les plus plaisants du journal. Pour faire connaître leur organe, les mordicants colleront et diffuseront beaucoup d’affiches (“ je chie sur le consensus, je lie Mordicus ”), donneront de l’esprit aux mornes personnages des publicités du métro grâce à des bulles de BD (on leur doit l’invention du béquet orientable), créeront quelques scandales (tracts blasphématoires à l’enterrement de Montand), diffuseront des autocollants fameux (“ Mordicus aime l’armée ”, avec photo de cimetière militaire)... Partie prenante du projet dès ses débuts, j’en serai le responsable de publication après Florence Tosi : cela nous vaudra d’être inculpés d’“ Apologie du vol, du meurtre et du pillage ”, ridicules poursuites bientôt ensablées, mais Mordicus eut quelques autres tracas avec les chaussettes à clous. Dans mon roman noir Rue de la Cloche, j’ai fait apparaître notre journal sous le nom de Titanic et j’ai raconté l’atmosphère survoltée, souvent délirante, très rarement ennuyeuse des réunions de rédaction. Les ravages de l’esprit de sérieux, ou de la simple bêtise, en milieu radical peuvent seuls expliquer que certains aient trouvé à redire à cette transposition qui était un hommage affectueux : la période Mordicus demeure, pour moi comme pour pas mal d’autres participants, une des plus stimulantes, fructueuses et amusantes de nos vies d’agités. Et pendant ce temps, je continuais à donner des billets à la Quinzaine Littéraire. Maurice Nadeau, le directeur, m’y laissait dire à peu (très peu) près ce que je voulais. On constatera la différence de ton, on n’y verra pas de divergence de fond.

(suite dans article "Entre Mordicus et les Billets de la Quinzaine")

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