Serge Quadruppani

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Entre Mordicus et les Billets de la Quinzaine (3)

lundi 7 juin 2004, par Serge Quadruppani


La presse nous apprend que le géant publicitaire Saatchi & Saatchi a été chargé par la communauté européenne de réaliser une vidéo un peu particulière. Il s’agit de vanter aux boat-people vietnamiens internés à Hong Kong les mérites de la mère patrie pour mieux les inciter à y retourner Ce serait la dernière trouvaille humanitaire permettant de combattre ces fantasmes d’invasion chers à nos vieilles grues de la politique anxieuses de retrouver leur charme électoral. L’imagination des experts qui gouvernent les choses et administrent les hommes est toujours impressionnante. En l’occurrence, il me semble pourtant qu’ils ont manqué d’audace. Face à l’ensemble du problème des populations attirées par la richesse moderne, le recours à la réalité virtuelle devrait s’imposer Des sociétés américaines proposent désormais aux entreprises vendant des produits hauts de gamme, de faire leur publicité commerciale par le biais de cette technique. On se place face à un écran, on enfile des gants spéciaux, on coiffe un casque et l’on peut ainsi « pénétrer » dans l’écran, y « circuler » comme dans un grand magasin, y « choisir » des objets et les « essayer » Ne suffirait il pas de placer ces dispositifs en nombre suffisant aux frontières pour que les pauvres de l’Est et du Sud s’abstiennent de les franchir ? Grandiose vision : des milliers d’Albanais, des millions de Chinois bougeant sans bruit devant un écran pour s’emparer virtuellement de tous nos objets, sans nous incommoder de leurs odeurs. Ces braves gens n’atteindraient ils pas d’un coup a l’essence même de notre richesse : son spectacle ?

Poursuivant notre lutte contre la sinistrose, nous avons voulu nous porter à l’avant-garde en recensant dans l’avenir proche une bonne demi-douzaine de raisons de se réjouir. Aux désespérés qui ont déjà une jambe pardessus la rambarde, on rappellera que, s’ils renoncent à nous quitter, l’année 1992 leur permettra de célébrer : 1) L’inauguration d’Eurodisneyland, territoire jouissant d’une extraterritorialité de fait par rapport au droit du travail et des sociétés, en raison de son apport éminent à la culture. 2) La création d’une Europe-bunker qui se donnera, grâce aux accords de Schengen, les moyens de rendre la vie un peu plus dure aux pauvres qui auront eu la mauvaise idée de s’inviter à notre table. 3) Le premier anniversaire de la mort d’Yves Montand, exemple manifeste d’intégration reussie, puisqu’il sut être stalinien quand le stalinisme était en position dominante chez les servants de la culture, reaganien quand ce fut le reaganisme, et pagnolesque quand, la France demeurant à la traîne de tous les événements mondiaux, il ne lui resta plus qu’à célébrer les vertus du terroir. 4) Le cinq centième anniversaire de la découverte par une société maritime d’un continent où vivaient des sociétés non marchandes et la liquidation des secondes par la première. (Et quant au génocide dont ils furent victimes, les Amérindiens se consoleront en écoutant le banquier écrivain, auteur de 1492, leur expliquer qu’il n’y a pas à regretter des cultures qui reposaient sur le sacrifice humain. Effectivement, la civilisation qui a inventé les chambres à gaz et Hiroshima est sûrement bien placée pour faire la leçon aux descendants des Incas et des Aztèques). 5) La mise en pratique des idées lepénistes par la droite respectable, à moins que ce ne soit pas la gauche respectable. 6) L’adoption par le Parti socialiste d’un corps de doctrine entièrement nouveau, grâce au penseur de l’autotransmétasociologie et de l’auto-génophéno-égo-éco re organisation vivante . Et si, à cette alléchante énumération, on ajoute quelques autres bonheurs prévisibles, tels que la Roue de la Fortune, les jeux d’Albertville ou les apparitions télévisées du Secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire, si, après cela, le désespéré saute, c’est qu’il avait décidément mauvais caractère.

C’est un de ces débats à la hauteur de l’époque, aussi neuf et imaginatif que les émissions de variétés à record d’audience. Deux vedettes de la charité, l’abbé Pierre et Mme Mitterrand, proposent de changer les paroles de la Marseillaise. Le ministre de la Défense est contre, le magazine Elle, pour. Devant pareil choc de puissances, on se sent bien petit. Si, en plus, on n’a guère de tendresse pour la notion de patrie, on ne se sent pas très qualifié pour intervenir . Pourtant, on ne peut s’empêcher de voir dans cette minuscule affaire un symptôme de l’entreprise d’euphémisation du monde à quoi paraît se résumer l’idéal de la modernité. Chacun doit se convaincre que la violence ne sera plus jamais l’affaire des citoyens. Désormais, seul l’Etat moderne- et donc démocratique-aura le droit d’en disposer, et ce monopole se combinant à celui du secret, il ménagera nos sensibilités et ne fera plus couler le sang impur, qu’à l’abri des regards de l’homme de la rue, derrière les écrans. La transformation de la guerre en jeu électronique a effacé de nos horizons le féroce soldat. Celui-ci n’a pas pour autant disparu : les occupants kanaks de la grotte d’Ouvéa, passés au lance-flammes, et les Irakiens enterrés vivants ont eu quelques soupçons à ce sujet, et peut-être avaient-ils des arguments convaincants pour prouver de quel côté est la plus grande férocité. Mais comme ils ne sont plus en position de les communiquer, l’image des égorgeurs de fils et de compagnes est définitivement démodée sous nos latitudes, réservée aux bagarres de chefs-lieux de cantons arriérés, du côté de Stepanakert ou de Sarajevo . Allons bon, se récrie le lecteur, vous n’allez pas regretter l’enthousiasme de la fleur au fusil et la mythologie des traîneurs de sabre ? Certes non, et pour soutenir la grande espérance de notre temps, celle qui unit les ambitions personnelles et les besoins collectifs, voici une modeste proposition qui permet trait d’évacuer l’encombrante imagerie guerrière : Allons enfants de la reprise, Le CAC 40 est remonté Avec nous les entreprises Gonfleront leurs parts de marché bis (Eprouvant tout à coup un sentiment de grande lassitude, le billettiste laisse le lecteur poursuivre dans cette voie).

Bien sûr, comme il a été excellemment expliqué dans un précédent numéro, Fuyukama, ce n’est pas nul. Il faut en effet bien du talent pour donner un air de nouveauté à une conviction si répandue qu’elle se fond dans l’air du temps. Mais il est vrai que cette idée, pour paraître, a tout intérêt à e couvrir d’atours savants, de colliers de concepts et de perles philosophiques. Avec le triomphe du capitalisme de marché et de la démocratie parlementaire, nous vivrions l’avènement définitif de la meilleure société possible :dans le plus simple appareil elle a moins bonne mine, cette croyance qui flanche dès qu’elle s’énonce, cette énormité risible et grimaçante dans l’incendie de South Central. Ainsi donc, à Los Angeles, vingt-sept ans après les premières grandes émeutes, il a fallu trois fois moins de temps pour faire deux fois plus de morts. Que la violence des ghettos cesse de se concentrer sur l’auto-génocide de faible intensité qui les occupe, pour déborder, très peu, juste un instant, sur le reste de la société, et les détenteurs de la parole dénoncent à l’unisson le libéralisme, dont les recettes ont été pourtant constituées par eux en dogme sur la planète entière A côté de mille autres signes plus sérieux, de tels revirements suffisent à suggérer que non, décidément, l’Histoire n’est pas tout à fait finie.

Dans un grand établissement versaillais, le meilleur de France paraît-il, au terme d’une semaine d’humiliations sadiques particulièrement imbéciles qui en disent long sur ce que les « élites » françaises ont dans la tête, les bizuts sont autorisés à chanter pour la première fois l’hymne des classes préparatoires aux Hautes études commerciales, dont le refrain est : « L’argent n’a pas d’odeur » Aujourd’hui, force est de constater que cette opinion n’est pas partagée par tous leurs compatriotes. Pour des millions de gens, I’argent, au niveau où le manipuleront les anciens de HEC, a l’odeur des champs en friche et des hauts fourneaux éteints. Les dirigeants présents et futurs ont certainement du mal à comprendre qu’en dépit des menaces sur le CAC 40 et la démocratie, tant de citoyens aient eu un réflexe de recul devant Maastricht. Quand on a formé sa jeunesse en se promenant pendant une semaine à quatre pattes avec un poireau dans la bouche, quand le seul contact avec une autre réalité que celle des « lois » économiques a été de jouer au nouveau pauvre dans le métro en demandant un « sou-sou pour mon bizutage », on est peut-être mal équipé pour saisir les surprenantes réactions de la moitié de nos compatriotes. On a sûrement du mal à deviner que la classe à laquelle on appartient s’est mise dans une impasse en travaillant pendant des dizaines d’années à éliminer toute perspective de changement social pour laisser le terrain de la contestation aux seuls démagogues de droite. Et certes, quand on a perverti son odorat au point de trouver le fric inodore, comment s’apercevrait-on qu’il y a, au fond de l’air du temps, comme une odeur de roussi ?


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