Serge Quadruppani

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Des pistolets en couverture

(A propos d’{Insurrezione} de Paolo Pozzi)

mercredi 12 décembre 2007, par Serge Quadruppani


Dans le nombre 1977, qui constitue l’unique illustration de la couverture des éditions Derive Approdi, des pistolets ont remplacé les deux derniers chiffres. Il semble que beaucoup des personnages réels d’Insurrezione, acteurs du mouvement autonome milanais des années 70, ne se soient pas retrouvés dans cette couverture. Ramener cette période à une explosion de violence, n’est-ce pas la vision dominante aujourd’hui, caractéristique de l’amnésie italienne contemporaine, socialement produite et entretenue ?

Dans un avertissement introductif, l’auteur déclare : “ Il y avait alors un mouvement fait de femmes et d’hommes qui pensaient changer le monde. De manière radicale. Ces femmes et ces hommes pensaient que le changer pouvait aussi être marrant. Et même, ou c’était marrant ou ça n’en valait pas la peine. Tout et tout de suite (…) Je me revois jeune et je pense : on nous l’a fait payer cher, mais qu’est-ce-qu’on s’est marrés. ” De fait, si Pozzi et ses camarades se sont amusés, ce ne fut pas, essentiellement, en pressant la détente de leurs pezzi corti (leurs armes de poing), mais bien plutôt en inventant concrètement de nouveaux rapports sociaux, dans la rue, dans les quartiers populaires, dans les maisons occupées, aux portes des usines et à l’intérieur. A une époque où, pour rencontrer d’autres gens en dehors de son cercle immédiat, on se fie toujours plus aux écrans, il devient difficile d’imaginer, pour ceux qui ne l’ont pas vécu, la richesse passionnelle, émotive, imaginaire et réflexive du mouvement de 77. Tel que le restitue simplement et magnifiquement Pozzi, il ressemblait moins à l’élan d’un “ tous ensemble ” vers un objectif politique déterminé, qu’à l’attraction universelle de corps terrestres, forcément terrestres, lourds de leurs origines, de leurs accents, de leurs catégories sociales, et qui pourtant s’attiraient, se repoussaient, s’aggloméraient, formaient des galaxies, se plaçaient sur des orbites communes pour quelques jours ou quelques mois longs comme des années lumières, et parfois, entraient en fusion.

La force qui faisait bouger ces individus, c’était d’abord des mots. Des flots de mots. Torrents et tourbillons des polémiques d’assemblées, fleuve amazonien des discours de tant de leaders, paresseux ruisselets des échanges entre camarades au bout des nuits militantes. Les dialogues d’Insurrezione, qui occupent la plus grande partie du livre restituent l’esprit d’un temps, où, à côté de la colère contre l’Etat et les patrons, prévalait une allégresse aux mille facettes : de la joie tranquille du coup bien réussi (le bonheur après la tension d’un braquage exemplaire, “ una rapina da manuale ”) à la liesse carnavalesque des autoréductions et de certains cortèges en passant par un goût de l’ironie et de la dérision qui n’épargne personne, surtout pas les plus proches. Pour un ressortissant français qui eut seize ans en 68 et n’a cessé depuis de s’intéresser de près aux mouvements sociaux et à la critique radicale du capitalisme, le sentiment de fraternité est immédiat devant ces filles et ces garçons de vingt ans, pour ce Coz dont le regard s’allume à l’idée de foutre encore une fois le bordel, pour un Sarde heureux de bloquer à quelques-uns une usine entière, pour un Tulio qui jette le désarroi en avouant publiquement son homosexualité, pour les ouvrières de la Siemens qui mettent en crise le pouvoir mâle jusque dans les assemblées autonomes, pour ces “ quattro signore ”, quatre femmes sublimes qui font défiler les compagni chez elles et les assaillent de discours féministes avant de les consommer.

Les tendances émancipatrices qui, depuis lors, n’ont pas cessé de travailler l’occident et le reste du monde, étaient largement portées en Italie par le courant autonome. Dans le récit de Pozzi, on voit qu’elles n’étaient pas encore limitées à des revendications lobbyistes et que chaque particularité, chaque identité n’hésitait pas à se métisser aux autres. L’universalité – la notion de “ tort universel ” cher au Marx des manuscrits de 44 - n’avait pas encore disparu dans des esprits embrumés de relativisme culturel, de post-modernisme et autres drogues molles. Les impasses du “ couple ouvert ”, racontées avec un humour désolé, illustrent les limites auxquelles se heurtaient de partout, en Italie comme ailleurs, ceux qui cherchaient de nouveaux comportements que seule une autre civilisation aurait pu permettre vraiment : comme dit le détournement de Vaneigem, “ il n’y a pas d’amour heureux dans un monde malheureux ”. Repris comme leurs grands-parents entre une pornographie anti-érotique et des modèles romantiques ou chrétiens dont des millénaires de cocufiage et de névroses n’ont pas encore dégoûté l’humanité, beaucoup de jeunes que je croise aujourd’hui ouvriront de grands yeux en lisant les aventures d’Arianna, l’évanescente amoureuse du narrateur. Pour moi, l’échec de cette femme à vivre un amour fou qui ne l’étouffe pas, indique, comme d’autres échecs visibles dans le livre, l’un des chantiers à venir pour la construction d’un autre monde possible. Au nombre de ces échecs on relèvera la difficulté à sortir des modèles hiérarchiques. Ah le désarroi du groupe quand le chef n’est pas là ! (“ Giulo n’est pas là et ça crée des problèmes aussi bien sur le commandement de notre mouvance que dans le rapport avec les autres groupes plus ou moins organisés ” p.109). On citera aussi l’incapacité à sortir du modèle avant-gardiste léniniste (“Pour Giulio… le défi que lancent chaque jour les ouvriers au capital… doit être recueilli par les avant-gardes ouvrières auxquelles revient le devoir de hausser le tir de la violence ouvrière ” p.120). On citera enfin la difficulté à se libérer d’une relation parasitaire aux syndicats : il faut attendre 77 pour qu’advienne cet “ événement d’une nouveauté absolue ” : en soutien à une grève, en l’absence des syndicats, une manifestation autonome de l’autonomie !

On citera surtout la question de la violence. Aujourd’hui que l’Italie a rejoint la norme du bunker européen, qui refoule la violence soit dans ses marges, ses banlieues et ses frontières(1), soit dans le secret des règlements de comptes familiaux, l’hypocrite discours archi-dominant (dans les médias et dans les têtes) ne porte sur ces années-là qu’un regard de juge et de flic. On ne s’attardera pas ici à le discuter, en rappelant par exemple combien la société italienne était alors violente, et que la liste des tués n’est pas principalement à mettre sur le compte de l’extrême-gauche, qui a massivement payé (10 000 années de prison, je crois, pour les quelques milliers d’emprisonnées), à la différence de l’extrême-droite (sans parler des tués par des représentants de l’ordre, dont aucun n’a jamais été condamné). Comme il s’agit plutôt ici de lire dans les années 70 des indications pour l’avenir, il faut bien dire qu’on s’étonne de la réaction citée au début de cet article, à propos d’une couverture qui illustre bien ce qu’il y avait dans les têtes autonomes. Et plutôt que d’image réductive, c’est de l’autoréduction du mouvement lui-même qu’il faudrait parler. Du fait qu’il s’est réduit chaque jour un peu plus autour de l’affrontement violent, de l’identification de la subversion avec la violence.

La fascination pour les armes est illustrée dès le premier chapitre par le récit extasié d’un compagno de retour d’une manifestation à Rome, pleine d’épisodes de fusillades, avec trois cents autonomes armés de pistolets et une armurerie pillée. Et l’on se dit qu’au fond, avec toutes les balles qui furent tirées, en ces années-là, s’il y a eu si peu de morts, il faut bien qu’il y ait eu (comme ce fut le cas, à une échelle bien plus basse, en France, en 68) une auto-limitation de la violence intériorisée par tous, manifestants et policiers. Mais ensuite, comme le montre bien Pozzi, la concurrence entre les groupes, jouera toujours plus en faveur de ceux qui voulaient “ hausser le tir ”. Jusqu’à ce qu’intervienne une force étrangère au mouvement (et passablement opposé à lui), les brigades rouges, avec l’enlèvement de Moro. Toppone, un militant autonome, résume son sentiment aux portes de l’Unidal : “ Là, c’est la fin. Ils vont nous mettre tous en taule. C’est la fin du mouvement ”.

Il faudrait parler encore, évoquer par exemple l’épisode du concert du Parco Lombro, où les autonomes organisés assistent avec des sentiments mélangés à l’arrivée de milliers de ragazzi des quartiers populaires qui vont autoréduire les barraconni militanti, les actions pour “ fermer les repères du travail au noir ” ou chasser les dealers de drogue dure, le rassemblement de Bologne. Mais le mieux est évidemment de lire le petit (le grand) livre de Paolo Pozzi. Parce que c’est seulement en retrouvant une mémoire pleine et entière des années 70, de ce dernier “ grand assaut du ciel ” qu’on pourra retrouver les voies d’une transformation de la société qui ne confonde pas la subversion avec la guerre, la guerre que l’Etat saura toujours mieux mener que tous ses adversaires. Pour retrouver un jour l’allégresse de “ changer le monde, de manière radicale ”, et sortir enfin de l’étouffoir d’une pensée unique où certains noms sont aujourd’hui imprononçables : cet article est dédié à Cesare Battisti.

(1) Il est vrai que les marges débordent en bas de chez vous, les frontières se franchissent et les banlieues passent par la Gare du Nord, mais c’est une autre histoire !


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