Serge Quadruppani

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Cesare libero, le combat continue

lundi 7 juin 2004, par Serge Quadruppani


Cesare libero, le combat continue

En attendant le 7 avril et le jugement sur le fond de sa demande d’extradition, Cesare Battisti a été remis en liberté hier, 3 mars, par la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris. Après nous être gelés à quelques centaines devant le palais de Justice de Paris (tandis que d’autres faisaient de même, notamment à Montpellier et à Lyon), nous n’allions pas bouder notre plaisir, et nous nous sommes embrassés sans retenue : c’est bien une première victoire. Une victoire contre les gouvernements italien et français lancés dans un spectacle électoral-sécuritaire, une victoire contre le cynisme, l’arbitraire et le mensonge, une victoire contre le découragement et la passivité engendrées par les avancées législatives de l’état d’urgence permanent et des politiques sociales réactionnaires. Toutefois, nous savons la bataille loin d’être gagnée : il faut obtenir que non seulement, le 7 avril, un avis défavorable à l’extradition soit rendu, mais encore que le gouvernement français renonce à toute autre extradition de réfugiés italiens, conformément aux engagements pris par les représentants de l’Etat pendant plus de vingt ans. A ce stade, on peut dresser un premier bilan de la mobilisation exceptionnelle qu’a suscité le cas Battisti, et en tirer pour la suite des leçons qui concernent autant notre sort que le sien. Car elles touchent des questions bien plus vastes que sa seule personne.

Une mobilisation multiforme en réseaux Ce qui frappe, dans la mobilisation qu’a suscitée le cas Battisti, c’est d’abord sa forme en réseaux : de multiples initiatives se sont fédérées, sans centralisation excessive (le Comité de soutien est, de manière informelle, un petit groupe d’amis et connaissances qui tente d’organiser le chaos), en s’appuyant sur le Web et sur des rendez-vous non virtuels (sous les murs de la Santé ou du Palais de Justice, dans ceux de la Ligue des Droits de l’homme ou de la Société des gens de lettre). Cela fait plusieurs années qu’on a pu assister à des agrégations de révoltes par l’intermédiaire du net, un exemple récent étant fourni par la campagne anti-pub dans le métro. Mais ici, le net n’aura été qu’un des vecteurs permettant la mise en contact et le renforcement mutuel des initiatives : il faudrait parler aussi du réseau des librairies, de celui des bibliothèques publiques, et aussi des réseaux individuels, avec ces dizaines de gens qui ont décidé de manière autonome d’alerter leurs amis. Si la pétition en faveur de Cesare a pu recueillir à ce jour près de 15000 signatures, c’est aussi grâce au réseau informel de Cesare : à travers sa participation aux festivals de polar, aux résidences d’auteur, aux ateliers d’écritures et autres rencontres littéraires, il a su se faire apprécier à des centaines de personnes ses qualités humaines, et leur faire comprendre les particularités de son histoire et de celles de sa génération italienne. Si aujourd’hui, des retraitées de La Mure, dans les Alpes, et des ouvriers de Saint Nazaire, sur l’Atlantique, savent ce qu’est un repenti ou ce qu’étaient les motivations des révoltés des années 70, on le doit d’abord à Cesare. On observera aussi, avec Valerio Evangelisti, le rôle éminent de deux sites dévolus aux littératures noire et de s-f, Mauvais Genres en France et Carmillaonline en Italie, ce qui ne manquera pas de renforcer la conviction que c’est de ce côté-là de la littérature, et de la culture en général, que se trouve le dynamisme et le contact avec le social. Cette mobilisation a pris bien des visages, qu’on peut trouver suivant les cas et les orientations idéologiques, sympathiques, ou gênants ou carrément déplaisants. La ville de Frontignan déclarant Cesare citoyen d’honneur, les élus du Conseil de Paris venus le soutenir écharpe au vent, les centaines de lettres reçues en prison : dans le film de cette histoire, on aurait déjà du mal à choisir les images. Pour moi, je prendrais, pour le meilleur, la chorale de la Canaille réunissant pour une sérénade sous les murs de la Santé un anar basque septuagénaire, Dominique Grange (chanteuse emblématique des années 70, qui émut mes hormones post-pubertaires et toujours sur la brèche), un jeune gaillard de la CNT qui chantait fort et faux et Oreste Scalzone à l’accordéon. Pour le pire, je retiendrais le confusionisme gauchiste de certaines réactions de mes camarades. Dans les huées qui accueillaient les questions agressives de certains journalistes lors de la conférence de presse à la ligue des droits de l’homme, j’entendais les voix de mes amis en même temps que l’expression des faiblesses d’un milieu dont je suis issu.

Petites misères gauchistes et nécessités stratégiques L’incapacité à concevoir l’opposition au monde en termes historiques et stratégiques, l’incapacité à se déterminer en fonction du lieu et du moment sans perdre la boussole, cette double incapacité est le produit d’une facilité de pensée que nous avons trop longtemps supporté, la tendance à l’équivalence généralisée qui fait proférer des âneries mettant sur le même plan démocratie parlementaire et dictature, ou l’aliénation publicitaire de la femme moderne et la domination masculine dans sa forme islamique. Ce qu’exprimaient les cris des gens qui confondaient une conférence de presse dans les locaux d’une ONG avec une assemblée générale en amphi, c’était outre le simplisme de leur vision du monde, le fait qu’ils fonctionnaient principalement à l’indignation. Quand on n’est plus porteur d’un projet de transformation sociale, quand on n’agit plus que par réaction aux coups les plus bas du pouvoir, on est condamné à cette posture de l’indigné confus qui se bat pour des victimes. J’imagine ce que les indignés auraient dit si le PS (étrangement, la présence du PC dérange moins : indulgence éternelle du gauchisme à l’égard du stalinisme et de ses avatars) avait regardé ailleurs : que ces crapules avaient oublié la parole donnée par Mitterrand, et de fait, cela aurait été plus simple, on aurait pu dénoncer droite et gauche (la dénonciation étant l’une des activités préférées de ce milieu auquel je me flatte toujours moins d’appartenir) sans avoir à opérer de distinguo fatiguant entre les différents politiciens. Il ne sert à rien d’invoquer les Basques et les Sans-Papiers (nous n’avons pas non plus songé à réclamer l’abolition du travail salarié) pour éviter d’analyser un peu précisément la situation créée par la mise sous écrou extraditionnel de Cesare et nos possibilités réelles d’intervention. Pour résumer, nous nous battons le dos au mur - ou plutôt, pour nos amis réfugiés italiens, le dos à l’entrée de la prison. Quand De Luca parle d’une génération vaincue, cela veut dire que nous devons nous battre presque entièrement sur le terrain de l’ennemi, celui de la démocratie capitaliste, pour obtenir au moins qu’elle respecte ses propres règles. Ensuite, s’il doit y avoir un débouché politique à ce combat, ce sera d’aider les courants, encore très minoritaires dans la péninsule, qui demandent l’amnistie. Sur ce terrain, tous les alliés qui ne réclament pas de nos camarades de renier leur histoire et leurs idéaux, sont bons à prendre. Qu’il y ait même dans le soutien à Cesare des élus de droite est une excellente nouvelle (incohérence de la radicalite : tout à coup, le distinguo droite-gauche redeviendrait opérant pour alimenter l’indignation), comme il est excellent que Cossiga, l’un des principaux artisans des lois d’exception, dialogue aujourd’hui avec Persichetti sur le thème de la nécessité de l’amnistie. Qu’il s’agisse de Cossiga ou des élus français, les motivations des politiciens sont forcément politiciennes, et donc entièrement étrangères aux nôtres. Cela signifie simplement que nous devons nous situer avec eux uniquement sur le terrain de l’aide pratique, dans toutes ses composantes, y compris symboliques (tout est bon à prendre, les citoyennetés d’honneur et autres fariboles), du moment qu’elles sont clairement destinées à la protection de Cesare et des autres contre l’extradition. A nous aussi de les pousser à donner les formes les plus concrètes possibles à cette protection. La peur de la « récupération par les démocrates » qu’on entend exprimer, paraît-il, ici et là, repose, me semble-t-il, sur une méconnaissance du rapport de forces et de la réalité de l’Italie d’aujourd’hui. Se battre pour le « respect de la parole donnée », c’est mettre les gouvernants français face à leurs contradictions et éviter de s’aventurer sur le terrain glissant de l’innocentisme (glissant parce qu’il entraînerait la négation du caractère collectif de la révolte, et de la férocité anti-éthique de sa répression). Le mouvement de solidarité envers Cesare a déchaîné les plumes serves d’outre-Alpes, de droite comme de gauche. En Italie, la Gauche de gouvernement et ses relais journalistique ont voulu mettre la pierre tombale d’une vérité officielle (et donc mensongère) sur le mouvement social des années 70, rassemblé de manière indiscriminé sous l’appellation « années de plomb ». Parce que cette gauche voue une haine durable à une époque et un mouvement qui avait ébranlé son hégémonie sur la culture et sur les classes populaires, et aussi, raison humainement plus acceptable, parce que certains de ses plus éminents représentants ont laissé leur peau dans les attentats de l’époque. Aujourd’hui, que cette gauche est toujours en train de chercher comment être de gauche, alors qu’elle quête son identité entre Blair et Clinton, elle a moins que jamais envie qu’on lui rappelle que les activistes d’extrême gauche sont souvent passés à la lutte armée (ainsi des BR) en reprenant les armes laissées ou carrément transmises par les anciens partisans communistes des maquis anti-fascistes. Alors, dès qu’elle voit qu’on défend, en France, une sorte d’amnistie de fait, elle n’hésite pas (voir la Repubblica de ce jour), à ressortir les vieilles ficelles : interviewes des « victimes du terrorisme », rappel que « l’Italie n’était pas le Chili » (qui l’a jamais prétendu ?). Et je pense que nous n’avons pas encore tout vu, en matière de distorsion et de falsification du passé. Donc, le climat est rien moins que favorable. Quant à ceux qui prétendent qu’une « défense démocratique » nous contraindrait à nous désolidariser des « camarades » victimes de la répression en Italie, cela manifeste un risible aveuglement sur la réalité socio-politique de ce pays aujourd’hui. Hormis l’onction de quelques détenus en quête désespérée d’un débouché à leur discours fossilisé, et des opérations de copier-coller sur les vieilles « résolutions » des années 70, les pseudo-néo-BR d’aujourd’hui ne peuvent se revendiquer d’aucune continuité avec les BR historiques, en tout cas pas de la seule qui vaille, la continuité sociale. Si, à l’époque, on pouvait déjà s’interroger sur les dégâts que le stalinisme et le militarisme de cette organisation ont fait sur un mouvement social multiforme, il était vrai qu’elle possédait une base dans les usines et dans la jeunesse. Aujourd’hui, où sont les racines sociales des néo-BR ? Et qui comprend quelque chose aux colis piégés attribués aux anarchistes insurrectionnalistes ? Le recours aux armes, dans les années 70, s’il peut s’expliquer, était déjà, quand il n’était pas purement défensif, une impasse tragique. Dans l’Italie d’aujourd’hui, ce n’est plus qu’un « phénomène de société » qui entretient à peine plus de rapports avec la politique que les menaces du groupe AZF en France. Nous n’avons pas à nous solidariser ou nous désolidariser des faiseurs d’attentat italiens d’aujourd’hui : en tant qu’expression d’un malaise, en tant que victimes de la dépolitisation et d’éventuelles manipulations, en tant que prisonniers, ils ont droit comme les autres à notre soutien humain. C’est tout. Là-dessus, je m’arrête, en attendant le déluge de merde que ces quelques remarques vont me valoir. Cela ne m’empêchera pas d’essayer, dans une dernière partie, de tirer quelques leçons positives de la mobilisation contre l’extradition de Cesare et de ses camarades. Cela nous empêchera encore moins de la maintenir et de la porter à un niveau plus vaste. Serge Quadruppani


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