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Coeur pur et langue acérée, Jean Malaquais, un Javanais à l’assaut du capitalisme

lundi 26 janvier 2009, par Serge Quadruppani

Ceci est un article à paraître, en italien, dans "Alias", supplément culturel du quotidien "Il manifesto"

En 1968, dans les premiers jours du beau mois de mai, aux abords de la Sorbonne occupée, une star faisait son apparition, provoquant curiosité, attroupement, adulation, brouhaha, détournant sur soi une partie de l’énergie discuteuse alors employée en ces lieux à changer le monde (et elle l’a d’ailleurs changé). Cette vedette des lettres et de la politique incarnait à la fois quelques-uns des plus beaux moments de la poésie française et le pire des compromissions avec la catastrophe stalinienne. Il fallait nommer cela. Ce fut fait par un groupe de loustics qui s’empressèrent d’aller chercher dans les caves d’une librairie alors très bien fréquentée un minuscule opuscule, d’un format de cinq centimètres sur quatre, au titre blasphématoire : Le nommé Louis Aragon, ou le patriote professionnel. Il y était rappelé les palinodies du personnage férocement antipatriote dans sa jeunesse (« si nous devons faire la guerre, que ce soit au moins sous le glorieux casque à pointe allemand », écrivait-il dans les années 20) et platement patriotard dans l’après-guerre (ses très oubliables hymnes à la France), son ode à la GPU et autres serviles services rendus aux représentants en France du Petit père des peuples. La brochurette faisait partie d’une collection de poche, « Les égaux », symbolisée par deux silhouettes d’hommes se touchant du poing dans le style ouvriériste vaguement homosexuel des années 30 et publiée en supplément à la revue Masses. Dans cette dernière s’exprimait la critique de gauche du stalinisme, en s’appuyant sur Rosa Luxembourg, la tradition libertaire et anarcho-syndicaliste, le bordiguisme et le communisme de conseil. Jean Malaquais, auteur de ce libelle attaquant l’une des icônes les plus respectées de la culture française, présentait la double particularité d’être un ardent compagnon du courant conseilliste et le prix Renaudot 1939. De lui, que j’ai connu vers la fin de sa vie, je garde, entre autres, deux souvenirs qui me paraissent incarner les deux pôles du personnage, entre les tripes et la tête.

Du côté des tripes, c’est peu dire qu’il détestait les flics. Quand nous nous promenions, près de chez lui et non loin de chez Mitterrand, au long de ces quais de Seine dont l’un lui avait donné son pseudonyme, chaque fois que nous croisions un couple de policiers (on sait que Paris est l’une des villes les plus fliquées du monde), je voyais son expression se durcir, son regard clair virer au noir et on sentait que ce petit bonhomme presque octogénaire n’avait pas dû être commode dans le combat rapproché. Une fois sur deux, il me racontait ce jour où, jeune apatride vivant dans la dèche à Paris - comme Orwell et à peu près à la même époque que lui, il s’était réfugié une nuit qu’il mourait de froid, sous la bâche d’un « carrousel » (vieux mot français pour manège) et qu’il en avait été délogé à coups de pied par un sergent de ville.

Du côté de la tête, je revois encore les feuillets de l’avant-propos d’un livre que j’ai publié en 1989 (L’antiterrorisme en France), alors à l’état de manuscrit et que je lui avais soumis. C’était criblé de corrections au stylo rouge, avec une impressionnante minutie d’amoureux de la langue française, de ses pièges grammaticaux, de ses subtilités syntaxique, de sa musique Grand Siècle et de ses variantes populaires. Il me semble entendre encore sa diction volée aux grands bourgeois d’autrefois, son français châtié et ses tournures argotiques accompagnées de guillemets auditifs, répéter que l’histoire moderne repose sur la reproduction élargie du capital.

La meilleure notice biographique existante, à ma connaissance, sur Jean Malaquais se trouve sur http://www.left-dis.nl/, site qui a pour fonction de « mettre à la disposition du plus grand nombre des textes touchant l’histoire de la Gauche communiste, celle que Lénine avait attaquée comme « extrémiste » dans la Maladie infantile du communisme. » On y lit que Jean Malaquais est né à Varsovie le 11 avril 1908 dans une famille polonaise juive non croyante. « Son père, professeur de lettres, était un amoureux des livres. Sa mère était une militante socialiste du Bund juif internationaliste qui s’était développé en Pologne. Sa famille disparaîtra dans les camps hitlériens pendant la deuxième guerre mondiale. » Le site affirme aussi que son vrai nom était Malacki, prénom Vladimir, et c’était bien ce qu’il disait quand je l’ai connu, et c’était bien sous ce nom qu’il était connu dans les milieux militants. Le site « Planète Malaquais » (malaquais.org) lui rajoute deux prénoms, Jean et Pavel. Mais Geneviève Nakach, éditrice de la correspondance entre Norman Mailer et notre auteur, raconte dans une interview au site littéraire du Nouvel Observateur : « Malaquais ne s’est jamais considéré comme juif. J’ai appris tardivement qu’il s’appelait en réalité Israël Pinkus. En consultant pour mes recherches un registre de l’Institut juif de Varsovie, j’y ai découvert le nom du père de Malaquais, Morduck Malacki, professeur indépendant, et, au cimetière juif, j’ai trouvé de nombreuses tombes portant ce prénom lâché un jour par Malaquais à sa fille : Israël Pinkus. Rentrée à Paris, j’ai continué mon enquête et sur l’extrait de naissance du fils de Malaquais, (.…) il était inscrit « fils d’Alina Einsenberg et d’Israël Pinkus Malacki ». Pourquoi a-t-il occulté ce prénom ? parce que Malaquais ne voulait pas se présenter comme juif. Interviewé en 1953 sur le lien qu’il faisait entre sa création et la judaïté, il avait répondu : « Je ne me suis jamais considéré comme juif et s’il y a quelques juifs réussis dans mes romans, c’est un peu un hasard(…) » »

S’il avait mis tant d’ardeur à attaquer Aragon, c’était parce que le poète « prototype du patriote apatride professionnel », était à ses yeux l’antithèse de ce dont lui se revendiquait : la qualité d’apatride internationaliste. Le refus de toute appartenance autre qu’humaine allait de pair avec un goût érudit pour la diversité des humains, pour les langues, les accents, les métissages, qui se donne joyeusement à voir dans Les Javanais, kaléidoscope d’accents et d’argots magnifiquement traduit dans la version italienne.

Le jeune Malacki quitte la Pologne à dix-sept ans, juste après avoir passé son bac, il traverse l’Europe, l’Orient et l’Afrique. En 1927, il travaille chez un avocat à Casablanca. Il débarque à Toulon en 1926, repart de France et y revient à plusieurs reprises, exerçant divers rudes métiers, comme mineur dans les mines d’argent et de plomb de La-Londe-les-Maures, localité voisine de la ville de Hyères, sur la Côte d’Azur. Cette mine, propriété anglaise, dont le minerai était envoyé directement à Swansea, servira de cadre aux Javanais. Mais avant, le jeune Malacki devra faire le détour par Gide.

En 1935, tandis qu’il fréquente la Gauche communiste (trotskistes dissidents et bordiguistes) Malacki est, la nuit, débardeur aux Halles. Et comme il fait glacial en ce mois de décembre, il passe ses après-midi à la bibliothèque Sainte-Geneviève, bien chauffée, où il découvre dans la NRF un texte de Gide qui le met en fureur : « Je sens aujourd’hui, gravement, péniblement, cette infériorité de n’avoir jamais eu à gagner mon pain, de n’avoir jamais travaillé dans la gêne ». Scandalisé, le jeune Malacki envoie à l’écrivain une lettre incendiaire où il l’informe que « s’il était superbement à même de faire des livres, c’est précisément parce qu’il n’avait pas à faire le manœuvre ; que, si lui se sentait inférieur de manger son content, je ne me sentais nullement supérieur de ne point manger à ma faim ». André Gide répond à ce courrier, en y joignant 100 francs, que le jeune homme s’empresse de lui renvoyer. Gide l’invitant à venir le voir, s’ensuit le fameux dialogue : « C’est toi Malacki ? » « C’est toi Gide ? » Comme dit le site left-dis : « Personne n’avait osé tutoyer le grand écrivain. Flairant vite un écrivain doué, passionné et riche d’une expérience de paria, Gide lui donna de l’argent qui lui servit à louer une maison en province, tout le temps nécessaire à l’écriture de son roman Les Javanais. »

Il s’ensuivrait aussi une correspondance qui garderait toujours la trace du premier échange. Malaquais, face au Grand Ecrivain, se posait en ex-vagabond, qui se moquait des poses de son correspondant. Mais il restait fraternel, reconnaissant toujours, in fine, sa dette : « T’ai-je assez dit combien cette amitié a changé le sens de ma vie ; que, proprement, je lui dois le bonheur d’être vivant !… » Le bonheur d’être vivant, c’était celui d’avoir pu décrire cette « île » imaginaire, certes fortement inspirée de l’expérience de La Londe-les-Maures, mais ramassant aussi toute l’expérience de son errance dans les soutes du Vieux Continent : « Java », village des mineurs, habité par des « hommes qui se comprennent à l’aide d’un parler fait de toutes les langues et qui n’en est aucune ». Hans, l’Allemand qui a échappé au peloton d’exécution malgré sa participation aux soviets de marin, Kamo, l’Arménien échappé au génocide, Hilary le chanteur de Blues, Elisabeth, la Russe qui voit Staline dans la cheminée de l’usine, Daoud le musulman qui aime le vin et toute une humanité de réprouvée évoque irrésistiblement cette figure essentielle de notre modernité, avec ses richesses de civilisation : le sans-papier, qui, malgré la surexploitation patronale et la répression policière, peut toujours se mettre en grève (de l’Andalousie à la Région parisienne), foutre le feu à son centre de rétention (Vincennes) ou simplement sortir dans la rue (Lampedusa).

En 1939, Jean Malaquais, le « nouveau grand écrivain » selon Trotski, avait beau être apatride, il se trouvait au front, dans les troupes françaises, quand un sous-off, m’a-t-il raconté, est venu lui annoncer la nouvelle de son Prix Renaudot. En eût-il eu le goût, qu’il n’aurait guère eu le temps de jouir des succès mondains que garantit ce genre de récompense. Ses Carnets de Guerre racontent la bêtise des chefs et la soumission des subordonnés. Plus tard, Planète sans visa racontera la suite de la défaite française, l’attente des réprouvés politiques près de Marseille, dans l’Europe sous la botte nazie, l’espoir d’un visa pour le Nouveau Monde. Ensuite, ce sera l’exil au Mexique, où il se liera d’amitié avec Victor Serge puis New York, puis, la guerre finie, le retour en France, la rencontre de Norman Mailer dont il traduira Les nus et les morts, et le début d’une amitié que raconte un autre volume de Correspondances. Et toujours l’activité dans ces groupes que la ministre française de l’Intérieur qualifierait aujourd’hui d’ « ultra-gauche anarcho-autonome », car bien sûr Malaquais sera en France en 68 et en Pologne quand naîtra Solidarnosc.

Traducteur de Mailer, spécialiste de Kierkegaard, participant à l’aventure de l’édition de Marx dans la Pléiade, admis à la table des Rotschild, il eût pu devenir un de ces singes savants du spectacle culturel qu’il abhorrait. Mais sa détestation du nommé Louis Aragon tenait aussi au fait que ce dernier incarnait à ses yeux l’opportunisme, l’aptitude à virer de bord suivant les vents dominants : « ex-dadaïste, ex-surréaliste, ex-auteur du Con d’Irène(…) ex-lui-même ». Lorsque Jean Malaquais meurt le 22 décembre 1998 à 90 ans, citoyen américain en Suisse, il ne sera pas salué par tous les journaux comme son œuvre, puissante et profonde l’aurait mérité (il faudra que le temps fasse son œuvre et que ses livres soient réédités), mais il aura su rester, jusqu’au bout, profondément, lui-même : le gamin chassé du carrousel par les flics, enragé par l’injustice et affamé d’humanité.


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