Serge Quadruppani

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L’empire en guerre contre lui-même

dimanche 12 septembre 2010, par Wu Ming 1

Tout le monde est d’accord : avec la globalisation s’affirme un nouveau type de guerre. Le « premier conflit du XXIe siècle » ne se fera pas entre Etats-Nations. Mais cela signifie beaucoup plus que ce qu’on imagine.

1-« Occidental » toi-même !

Dans ce fabuleux « Occident » dont personne ne sait ce qu’il est mais que tous les bourreaux veulent défendre, d’un moment à l’autre peut se déchaîner un pogrom anti-arabe et anti-islamique. L’urgence anti-terrorisme permet de gérer d’autorité la crise de l’Empire. Crise économique, de surproduction, de légitimité. La « main invisible du marché » a l’arthrite, et la main de fer intervient à son tour.`

Il n’y a pas d’affrontement entre Civilisations armées l’une contre l’autre, mais bien la crise d’un modèle impérial. (…)

Aujourd’hui, personne ne sait clairement ce que signifie « Occident ». L’expression ne coïncide pas avec un hémisphère précis de la planète, mais voudrait se référer à un ensemble de caractéristiques religieuses, juridiques, politiques, culturelles, esthétiques.

Et pourtant, il est difficile de dire ce qu’est la « culture occidentale ». Aucun aspect de « notre » culture n’est resté à l’abri des contaminations et des transformations. Un des innombrables exemples possibles : existe-t-il encore une « musique occidentale » ? Non. Dans le cours du XXe siècle, la musique euro-américaine a été irréversiblement changée sous la poussée du blues et du jazz, avec leurs « blues notes » et les gammes non-pentatoniques d’origine africaine.

Avec la « globalisation » néo-libérale, « Orient » et « Occident » se re-localisent comme les taches sur la peau du léopard, sur la planète et à l’intérieur des villes. La même chose advient pour le « Nord » et le « Sud » du monde : où chercher l’étoile polaire ou la croix du Sud quand nous confrontons l’existence d’une très riche élite d’un pays asiatique avec celle des clandestins chinois réduits en esclavage dans une « sweatshop » de maroquinerie du Nord-Est italien ? Ou celle des « hommes-taupes » des égouts de New York avec celle d’un courtisan du Brunei ? (…)

2-Now you kow how it feels like.

A chaud, Henry Kissinger dit que la riposte à l’acte de guerre contre le World Trade Center et le Pentagone sera « proportionnée », qu’il ne s’agira pas de simples « représailles ».

Kissinger a été le cerveau et le commanditaire d’assassinats politiques et de coups d’Etat. Le plus célèbre, curieusement, eut lieu le 11 septembre. Ce jour-là, c’était le 28e anniversaire de la prise du pouvoir par Pinochet. Entre temps, le général n’a pas reçu de riposte « proportionnée », il a même obtenu de pouvoir mourir dans son lit.

Deux jours plus tard, Edward Luttwak dit qu’il faut reconsidérer une fois pour toute les « priorités » et que dans la réponse à l’attaque, on ne doit pas trop se préoccuper des « dommages collatéraux » et des victimes civiles. Luttwak a été le théoricien et l’instigateur de divers coups d’Etat. Il a écrit là-dessus un véritable « guide », Coup d’etat : A Practical Handbook (London 1979.

C’est aussi grâce aux « priorités » de l’Empire (et aux « dommages collatéraux » provoqués un peu partout dans le monde) qu’aujourd’hui des forces obscures, mafias dé-territorialisées, banques et services secrets, milliardaires exotiques qui mettent leurs mains dans la pâte un peu partout peuvent compter sur une véritable armée de désespérés et de fanatiques disposés à faire les kamikazes.

Quelques « banalités de base »

En 1978 et en 1982, Israël, avec l’appui inconditionnel des Etats Unis, envahit d’abord le Sud du Liban puis le pays tout entier, bombarde Beyrouth, tue vingt mille personnes dont 80% de civils, détruit les hôpitaux, pratique systématiquement la torture, and so on. On a démontré les responsabilités israéliennes (en particulier du premier ministre Menahem Begin et du ministre de la Défense Ariel Sharon) dans les hécatombes des camps palestiniens de Sabra et Chatiila, 15-18 septembre 1982 : les miliciens phalangistes contrôlés par Israël massacrèrent méthodiquement plus de deux mille civils, femmes, vieillards et enfants compris. Sharon se justifia en parlant de « deux mille terroristes ». Aujourd’hui, nous voyons à l’œuvre la même logique de pogrom, mais sur une échelle globale.

La Résolution 425 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (mars 1978) enjoignait Israël de se retirait du Liban immédiatement et sans conditions. Israël l’ignora, comme elle ignora les deux résolutions suivantes au contenu identique.

L’occupation du Sud du Liban a duré vingt-deux ans, jusqu’à ce que les difficultés du gouvernement Barak et - surtout - la résistance du Hezbollah entraîne le retrait des troupes israéliennes. Après, on s’étonne de la facilité avec laquelle les extrémistes islamiques font des prosélytes. S’il existe des « Etats criminels » (rogue states), Israël est sans aucun doute parmi les premiers de la liste pour le nombre des invasions militaires, attentats exécutés dans d’autres pays, violations du droit international et des droits humains.

Mais dans la liste « officielle » des rogue states figurent seulement les ennemis qui arrangent l’Empire, souvent d’ex-disciples, créatures de la CIA « apparemment » échappées à leur contrôle.

La logique du « deux poids, deux mesures » est grotesquement évidente : en 1990, quelques mois après l’invasion USA de Panama (2000 civils morts dans les bombardements), l’occupation du Koweit par le filleul renié Saddam Hussein fut considérée comme un acte très grave contre la « démocratie », bien qu’au Koweit, de cette dernière, il n’y eût pas trace. En revanche, il y avait un beau paquet de pétrole.

Contre l’Irak fut déchaînée une grande offensive militaire qui coûta la vie à 200 000 civils. Durant cette « opération de police internationale », on a expérimenté des projectiles à uranium appauvri, utilisés par la suite en Yougoslavie. Des centaines de générations futures continueront à subir les conséquences de cette folie.

Depuis la fin de la guerre, l’embargo imposé par les USA, les bombardements anglo-américains continus dans les no-fly zones et la pollution de l’environnement ont provoqué un nombre incalculable de décès. En mars 1999, une délégation de sept prix Nobel pour la Paix visita l’Irak. Voici un extrait de leur compte-rendu :

« L’existence de vingt-trois millions de citoyens irakiens a été dévastée par la guerre du golfe, par les sanctions économiques des USA et de l’ONU et par les bombardements USA-GB continus dans les « no-fly zones » septentrionales et méridionales. Tout part en ruine (…)Selon l’UNICEF, plus d’un million de civils irakiens sont morts depuis qu’ont été imposées les sanctions d’août 1990, et chaque mois meurent 6000 enfants (…) » Voilà quelques mois (en mars 2001), la destruction par les talibans des deux statues antiques des Bouddha de Bamiyan (IIIe-Ve siècle av. J.-C.) a fait sensation. On a parlé d’un attentat contre l’histoire et la culture mais quand les USA bombardent les vestiges d’une civilisation millénaire, il n’y a qu’une poignée d’archéologues qui se lamentent.(…)

Et comment ne pas tenir compte de tous les morts provoqués par l’Accord de l’OMC sur les Barrières techniques au commerce, par les politiques du FMI, par l’idéologie néo-libérale qui se montre aujourd’hui usée jusqu’à la corde ?

Il n’y a pas à s’étonner si plus de trois milliards de personnes sont aujourd’hui les ennemis potentiels des Etats Unis et deviennent un océanique « bouillon de culture » pour le nihilisme et le terrorisme. Il n’y a pas non plus de quoi s’étonner si quelques-uns se sont réjouis de l’attaque contre le Pentagone et contre les Twin Towers. « C’est faisable ! » : tel est le lugubre message dont ils sont les destinataires. Après tant de « civils de catégorie Z » anéantis par des technologies de mort sophistiquées, c’est le tour des « civils de catégorie A » d’être tués par des bombes ready-made, par leurs propres avions de ligne.

3-Le croquemitaine et la mafia islamique

La globalisation de l’exploitation implique la globalisation des représailles et de l’influence de ceux qui canalisent le désespoir. Cette accumulation d’humeurs et d’intérêts, section du capital trans-légal et déterritorialisé qui vit en conflit et en symbiose avec l’Empire et ses services de renseignement, exprime une avant-garde. L’avant-garde de ceux qui - pour diverses raisons, certaines « nobles », d’autres abjectes - s’opposent à l’Empire et rêvent que les trois Rome (Washington, New York et Los Angeles) subissent ce que subirent Bagdad, Beyrouth, etc. (…) L’ennemi (de l’Empire, N.D.T.) est quelque chose de plus qu’une « Internationale de la Terreur ». C’est une sorte de mafia islamique (attention : je dis « islamique » comme je dirais que Toto Riina [Big Boss de la mafia, N.D.T.] est catholique). Elle entretient avec l’Empire un rapport très comparable à celui de Cosa Nostra avec l’Etat italien : concurrence et collaboration, représailles et accords, Préfets de Fer [préfets chargés, sous le fascisme, d’en finir avec la mafia par une répression féroce – NDT] et services secrets « déviés ». Quelques membres des différents camps se tirent dessus et se font sauter en l’air, tandis que d’autres se baisent sur le front.

C’est une articulation de rapports compliqués difficiles à décrire. Il suffit d’un mot inapproprié pour sortir de la route, glisser dans les habituelles « théories du complot » où il semble que tout, mais vraiment tout, se décide sur le papier. Ça aussi, c’est une réduction consolatrice de la complexité du réel : si l’ennemi est omnipotent au point de prévoir le cours entier des événements, je ne dois pas me sentir coupable de ne pas réussir à m’y opposer. (Il y a des gens comme Guy Debord et les situationnistes qui, de cette approche paranoïaque et préventivement défaitiste, firent un art véritable. La description extasiée des manœuvres ennemies touchait des sommets de sublime poésie).

Aussitôt après les attaques du 11, j’ai entendu diverses personnes hasarder que « les Américains se sont attaqués tous seuls » et autres facéties. Nous ne devons pas être grossiers et imprécis, ce n’est pas le moment. Il est sûr que l’empire cherchait, attendait le « casus belli ». Comme le soutenait Sbancor le 25 août 2001 :

« Pour l’establishment impérial, il s’agit de restituer au capitalisme international la clé ultime pour pouvoir sortir du cycle récessif qui s’annonce long. Cette clé s’appelle le « Warfare ». Le Warfare n’est pas nécessairement la guerre, même si de temps en temps, quelques guerres sont aussi nécessaires pour digérer les réserves d’armes et justifier les nouveaux investissements. Le Warfare est un complexe militaro-industriel et de renseignement en même temps qu’une politique économique. La possibilité d’injecter des liquidités dans le système dans le but direct d’investir dans des technologies qui puissent perpétuer la suprématie impériale. D’un point de vue économique, le warfare est beaucoup plus efficace que le Welfare. Et, plus sélectif, il permet de distribuer l’argent aux amis, stimule l’innovation technologique, évite des politiques sociales embarrassantes, a un moindre impact sur l’inflation et dirige la demande du Tiers Monde vers un produit, comme les armes, qui assure la survie des wasp (white anglo-saxon protestant), démontrant en outre l’inutilité des politiques d’aide à un Tiers Monde barbare et cruel. Le warfare est continuellement alimenté de visions géopolitiques. L’Amérique, au moins depuis l’époque de Bush senior, s’efforce de surmonter un obstacle psychologique : le syndrome du Viet Nam qui l’empêche de faire fonctionner sérieusement le Warfare. Elle a presque réussi avec la guerre du Golfe et le Kosovo. Où pourra-t-elle essayer une prochaine guerre ? La Palestine est la mèche. Toujours allumée. Quiconque a essayé de l’éteindre a mal fini, comme Rabin. De quelle longueur est la mèche et jusqu’où peut-elle brûler ? La poudrière n’est pas le Moyen Orient. Le Moyen Orient au maximum est la deuxième partie de la mèche. La poudrière est un point imprécis des frontières de ce qu’on appelle l’aire « touranique » (Iran, Afghanistan, Tadjikistan, Khirghizistan, Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Pakistan). » http://www.wumingfoundation.com/italiano/Giap/SbancorGiap.html (…)

4-We are the world

Comme l’écrivent Negri et Hardt, cet empire a trois Rome : Washington pour la politique, New York pour l’économie et Los Angeles (Hollywood) pour le spectacle. Les deux premières ont été frappées physiquement, la troisième a été déstabilisée, ses prophéties « réalisées » et un tout un filon hyperprofitable (le film catastrophe) « nécrosé ». (…)

Ce qui m’avait le plus frappé, c’est Armageddon et le chauvinisme devenu universalisme. L’Amérique coïncide avec la planète entière et vice-versa. Tandis que les Américains se préparent à arrêter l’astéroïde, les autres peuples (c’est-à-dire nous) écoutent la radio, attendent et prient. Sur la planète, nous ne sommes que des figurants.

L’attaque contre les trois Rome a rendu très difficile de poursuivre sur cette route. L’avant-garde dinguoïde et nihiliste des « figurants » a démontré qu’elle pouvait tuer dix mille personnes en moins d’une heure, en utilisant un brevet de pilote et un couteau en céramique. Jusqu’à présent, dans les films d’Hollywood, cet art de la débrouille était le patrimoine exclusif du John Wayne du jour. Maintenant, tout change.

Cette guérilla aérienne était à la guerre « chirurgicale » des cieux de Bagdad et de Belgrade ce que la guérilla terrestre est à la guerre classique. Budget réduit, impact maximum, media conciousness, les 18 minutes de délai entre un avion et un autre servent à faire allumer les télécaméras. Certes, il faut Dieu, ou un faisant fonction. Il faut l’attente de la vie ultraterrestre. De ce point de vue, Independance Day était une métaphore réussie : les USA sont attaqués par de véritables extraterrestres.

5-Le mouvement doit défendre son espace vital

Le mouvement global a été une des co-causes de la crise de légitimité du turbocapitalisme. De Seattle à aujourd’hui, la « Pensée unique » ne l’est plus. Avec notre irruption, ont disparu de l’agora les divers Chicago Boys, Friedman (aussi bien Milton qu’Alan), les tardifs émules des Reaganomics et du thatcherisme, les libéraux cyber-freaks de Wired qui vaticinaient sur un « long boom » (trentennal) basé sur la Toile et sur les titres NASDAQ… Ces derniers mois, ils ont été substitués par Naomi Klein, Jeremy Rifkin, José Bové, Susan George, Vandana Shiva, Walden Bello, etc. Certains l’avaient écrit et dit dans les assemblées :

« La prochaine étape de la crise c’est la guerre »

« Une tempête de merde approche »

Le mouvement est soutenu par l’opinion et par la sensation qu’un « autre monde est possible ». Cependant, je crois pouvoir repérer dans le mouvement deux approches diverses ou « macro-composantes ». La première a confiance dans la linéarité du processus, pense qu’avec l’exercice de la « bonne volonté », allez, en étendant les réseaux de solidarité déjà existants à coup de bénévolat et de consommation critique, on pourra substituer l’autre monde au vieux. La seconde voit le même procès mais le pense en terme de crises, de débâcles, de sursauts, d’écarts de la norme, de « catastrophes » au sens de René Thom (espaces créés de discontinuité).

Durant la nouvelle, étrange guerre qui va éclater, nous devons continuer à travailler, nous ne devons pas nous déculotter, nous devons être à la hauteur du défi. La guerre ne couvre pas tout l’horizon. Avec le Warfare, ils vont boucher les failles, mais d’autres s’ouvriront. Nous devons chasser la libéralisme aux poubelles de l’histoire, avec d’autres superstitions du même genre (tu vas devenir aveugle si tu te branles, etc.) Mon ami Leo Mantovani a résumé de manière efficace (quoique lourdingue) la différence entre l’avant-garde nihiliste et le mouvement solidaire et libertaire des multitudes : « Ces gens-là, ils poignardent les hôtesses, nous au contraire, on veut les baiser ! » (1) Voilà le point : pour nous, les corps ne sont pas réduits à des vecteurs de sacrifice, mines prêtes à exploser, masses lancées contre un objectif. Les corps c’est nous, c’est moi, ce que nous mettons en jeu dans le contact, le projet, le désir. Notre être communauté n’a rien à voir avec les armées, les clans mafieux ou les gangs. C’est là notre force. Utilisons la.

Entre temps, ils ne me mettront pas le casque sur la tête, on ne m’enrôlera pas de force dans l’armée de l’Affrontement entre Civilisations. Je m’opposerai à la guerre et crierai contre les pogroms où qu’ils aient lieu. Nous sommes l’astéroïde. Après tout ce n’est pas si facile de nous arrêter.

Extraits d’un article de Roberto Bui (Wu Ming 1), 13-14 septembre 2001. (Traduction et coupes effectuées par S.Q.)

(1) : Amie féministe, ne t’arrête pas à cette blague douteuse, la suite vaut mieux.


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