Serge Quadruppani

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Un article de Fabienne Messica et Serge Quadruppani

L’impasse du tiers-mondisme appliqué aux banlieues

A propos de l’Appel "Nous sommes les indigènes de la République"

mercredi 16 mars 2005, par Serge Quadruppani

La démarche des initiateurs de l’appel « Nous sommes les indigènes de la République « et de leurs soutiens présente cette originalité de se situer à l’intérieur d’une succession d’impasses historiques, et de vouloir les prolonger. Or, on n’insistera jamais assez sur le fait que prolonger une impasse n’est pas le meilleur moyen d’aboutir quelque part. Bien sûr, nous parlerons ici du point de vue de l’émancipation humaine, c’est-à-dire de la lutte contre l’exploitation, les discriminations et toutes les oppressions. Pour cela, nous nous appuierons principalement sur le texte de l’Appel et sur les « réponses à quelques objections « rédigées par trois auteurs en réaction aux critiques essuyées par l’appel qui nous paraissent symptomatiques(1).

TIERS-MONDISME ET RELATIVISME CULTUREL

Le combat anti-colonial des années cinquante et soixante s’imposait comme une exigence universelle : « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre » . Comment s’affirmer ici les ennemis de l’exploitation et fermer les yeux sur la sur - exploitation dans les pays colonisés ? Au prétexte qu’il n’avaient qu’à attendre l’émancipation ici ? Devant ce défi, les grandes organisations syndicales et politiques furent pour l’essentiel en faillite : participation de la SFIO (Mitterrand compris) aux pires crimes coloniaux, ambiguïtés et réticences du PC et des syndicats (au début seulement s’agissant de l’Indochine, presque jusqu’au bout s’agissant de l’Algérie). Ce fut l’honneur de petits groupes aux marges de la gauche d’avoir manifesté, en parole et en actes, et parfois au péril de leur vie, leur solidarité avec les colonisés rebelles.

Mais les plus lucides des soutiens étaient conscients que l’ambiguïté se trouvait aussi du côté des organisations qui encadraient la rébellion : « Nous nous battons pour mettre au pouvoir des gens que nous dénoncerons aussitôt après « , disait Morin. Parmi ceux qui criaient « Ho, Ho - chin-minh » dans les manifs contre la guerre au Viêt-Nam, il y avait des trotskistes qui savaient, ou auraient dû savoir, que le lettré barbichu avait exterminé leurs semblables pour asseoir l’hégémonie de son parti sur les masses et étendre la dictature stalinienne sur tout le Vietnam. De même, les soutiens à la lutte de libération nationale algérienne ont bien vu que, sur le terrain, l’appareil du FLN avait été écrasé à grand renfort de terreur, de torture et de crimes de guerre et que, face aux manifestations de masse du peuple algérien et aux pressions internationales, c’est à une junte rapace de généraux, appuyée sur des armées de l’extérieur que De Gaulle a livré l’Algérie.

En l’absence de changements profonds dans les sociétés dominantes, les sociétés des pays libérées sont restées doublement dominées, par les ex-puissances coloniales et par leur propre classe dominante dont la cruauté et l’avidité prédatrice n’avaient rien à envier aux anciens colons. Cela ne retire rien à la légitimité des luttes menées en France, en Indochine, à Madagascar, en Algérie et ailleurs contre l’exploitation coloniale, la torture et les crimes de guerre. Mais force est de constater que la lutte anticolonialiste, si elle a été porteuse d’une leçon qui n’a pas été perdue (« quand on se révolte, on peut vaincre « ), n’a pas suffi, comme quelques-uns l’avaient espéré (la révolte des colonisés étant censée « réveiller le prolétariat français »...) à faire progresser la cause de l’émancipation universelle. Dans son soutien aux luttes de libération nationale, l’anticolonialisme a souvent renouvelé l’impasse intellectuelle et pratique où se sont enfermés dans les années cinquante les compagnons de route du stalinisme : on connaissait les procès de Moscou, on reconnaissait l’incroyable obscurantisme culturel des dirigeants staliniens russes et français mais on finissait toujours par avaler les plus énormes couleuvres au nom du fait que ces gens-là représentaient quand même l’ouvrier et le peuple. De même qu’aucun intellectuel français n’aurait accroché une horreur réaliste - socialiste dans son salon mais que tous acceptaient que le cher peuple soit encouragé dans la voie du réalisme socialiste censé incarnant un art « populaire » , les anticolonialistes qui n’auraient pas supporté qu’on leur impose les aspects oppressifs des mœurs traditionnelles, refusaient de les mettre en question chez les peuples colonisés au nom du « respect des différences « . Cette impasse intellectuelle et pratique est ensuite passée de l’anticolonialisme au tiers-mondisme. Il n’est certes pas équivalent d’être dominé et exploité par sa propre bourgeoisie (fût-elle alliée aux anciennes puissances coloniales) et d’être un colonisé, privé des attributs de la citoyenneté et de son identité. Mais quand les auteurs des « Réponses à quelques objections « parlent de la « nullité dramatique de certains régimes post-indépendance » , leur clémence se doit d’être soulignée. S’agissant d’un FLN massacreur de la révolte des jeunes de 1988 ou des régimes dictatoriaux de l’Afrique noire, pourquoi ne pas parler plutôt de « dictatures sanglantes » ? Et pourquoi seulement « certains » ? Existerait-il des anciennes colonies où ne règnerait aucune sorte d’oppression de classe, d’ethnie, de clan ? Vite, des noms !

Quand les rédacteurs de l’Appel soutiennent sans rire : « Comme aux heures glorieuses de la colonisation, on tente d’opposer les berbères aux Arabes « , le « on » recouvrant leur unique ennemi : les néo-colonialistes de la république française, on constate que le tiers-mondisme tardif qui les inspire aboutit à un aveuglement volontaire particulièrement obtus. On sait pourtant, grâce aux luttes des principaux intéressés (les Berbères et les femmes) que, quelques années à peine après l’Indépendance, le nouveau pouvoir algérien pratiqua une politique d’arabisation totale et mit un terme brutalement à tout processus d’égalisation des droits entre hommes et femmes. L’opposition tantôt sourde tantôt violente de la Kabylie au pouvoir arabe (et par conséquent, à l’ « analphabétisme trilingue » , comme on dit là-bas, à propos du système éducatif), fait massif dont les manifestations sont encore dans toutes les mémoires, est effacée d’un trait par l’Appel : tout ça, c’est la faute aux néo-colonialistes. Il n’est pas très étonnant que, sauf erreur de notre part (toutes les aberrations sont toujours possibles), les associations de berbères et de kabyles se soient abstenues de signer un tel appel. Il est bien vrai que la colonisation a laissé dans les sociétés indigènes des bombes à retardement (les personnels, les structures, les frontières, l’exaltation d’oppositions ethniques, etc...) et que le néo-colonialisme qui a suivi a soutenu les régimes les plus oppresseurs. Mais ce n’est quand même pas la faute des Boers ou des Anglais si le président de l’Union sud-africaine, à l’image d’autres dirigeants africains, prétend que le HIV est une invention colonialiste ! Le soutien des tiers - mondistes aux nationalismes des colonisés pouvait se comprendre, quand ils pariaient sur une évolution de ces régimes. Mais nous savons aujourd’hui que le pari a été perdu et que les discours anti-coloniaux sont désormais, pour l’essentiel, l’habillage idéologique de luttes de pouvoirs entre clans dont les couches supérieures n’aspirent qu’à s’intégrer à l’hyper -bourgeoisie de l’empire. Et qu’ils n’hésitent pas, comme tant de politiciens occidentaux du passé et du présent, à manipuler les passions xénophobes et racistes. D’un pays comme la Côte d’Ivoire, où les gouvernants ont inventé le concept meurtrièrement ségrégationniste d’ « ivoirité « , les auto-proclamés Indigènes de la République, savent seulement dire que, dans ce pays, l’armée française se comporterait « en pays conquis « . Sur le plan militaire, la conquête paraît pour le moins limitée. Sur le plan économique, le pays est en réalité un terrain de rivalités entre intérêts américains, français et transnationaux, et on a beau être antimilitariste et antipatriote, on doit constater que, en l’absence de gendarmes français ou onusiens, la rhétorique de nettoyage ethnique que continue de répandre le clan de N’Gabo se traduirait par une tragédie d’ampleur rwandaise. Le tiers-mondisme tardif qui inspire l’Appel refuse ainsi de voir à quel point la notion de néo-colonialisme, qui pouvait convenir pour parler, par exemple, de la « Françafrique « , est aujourd’hui peu adaptée pour traiter de l’exploitation mondialisée du Sud par le Nord, un Nord auquel sont parfaitement intégrées les classes dirigeantes du Sud (3). Jusques et y compris les chefs de milice qui, au Sierra Leone ou au Congo traitent par téléphone satellitaire avec les représentants de grandes compagnies, avant d’intervenir, à grand renfort de massacres locaux, dans le commerce international du diamant ou d’autres matières premières. L’incapacité de la rhétorique anti-colonialiste à rendre compte de la réalité est flagrante aussi s’agissant des dernières colonies de la France dont parle l’Appel. Dans ces sociétés dépendantes et assistées, si le racisme sévit (dans toutes les communautés, d’ailleurs), s’il y règne bel et bien des discriminations qu’il faut dénoncer et combattre, la grande majorité de la population rejette tout projet d’indépendance. Que suggèrent les anti-colonialistes ? Que la « métropole » se retire, et donc retire, de manière unilatérale, la citoyenneté française, à des gens qui voudraient la garder ? Et cela, en se basant sur une forme de citoyenneté fondée sur le droit du sang ? Triste impasse d’un vieux discours.

Depuis longtemps déjà, la résistance réelle à l’exploitation des populations pauvres du Sud par les économies du Nord et par les compagnies transnationales ne passe plus par une rhétorique nationaliste qui a perdu toute valeur libératrice. Quand des paysans du Larzac, de l’Inde, du Brésil et du Mali se rencontrent et luttent ensemble contre la destruction des cultures vivrières, les OGM et la disparition programmée de l’agriculture paysanne ; quand des écologistes de toutes nations s’allient pour lutter contre une destruction industrielle de la nature dont le Sud est souvent la première victime ; quand des ouvriers d’un côté de la frontière nord-américaine viennent prêter main forte à leurs camarades de l’autre côté pour obtenir de meilleurs salaires, ils construisent dans les faits une résistance internationale à l’ordre capitaliste qui transcende toutes les frontières, nationales, ethniques ou communautaires. Ils construisent dans les faits un nouvel universalisme libérateur.

UN MATCH COMPLÈTEMENT NUL : « REPUBLICAINS » CONTRE RELATIVISTES CULTURELS,

Avec de gros sabots polémiques qui ne sont pas sans rappeler les procédés les plus grossiers des staliniens, les auteurs de la « Réponse » énoncent ainsi une des objections qu’on leur aurait faites : « Comment peut-on oser critiquer la République et l’or de ses attributs, les Lumières, l’Universalisme, l’Égalité ». Prêter des propos ridicules à l’adversaire est évidemment un moyen facile d’en triompher ! Nous n’avons jamais défendu « l’or des attributs de la république ». Mais sans appartenir à la tendance des adorateurs d’une République fétichisée, comme ceux qui se répandent en excommunications, calomnies et amalgames dans « Respublica », il y a bien des penseurs des Lumières que nous revendiquons sans vergogne (comme les matérialistes).

Si l’on examine la thématique de la République qui est le vrai leitmotiv du texte, on lira dans les objections que la cible visée est la III ème République en tant que construction étatique et, son entreprise coloniale. Cette leçon d’histoire vaut bien un camembert et on voit clairement que sous la notion vague de « construction étatique », ce qui est visé c’est tout simplement l’état laïque, la séparation de la sphère du pouvoir politique de celle du pouvoir religieux comme si c’était cette séparation qui portait en elle - même la logique colonialiste. Sans se soucier du fait que l’ensemble des puissances européennes, qu’elles soient sous régime monarchique ou républicain se sont toutes lancées dès le XVIe siècle dans des entreprises de conquêtes et de colonisation, c’est dans sa seule forme républicaine que le texte dénonce le colonialisme. Le colonialisme serait consubstantiel à la République et ce colonialisme-là, républicain, « assimilationniste » donc serait pire que les autres parce que...républicain. La conclusion qui s’impose c’est que tout anti-colonialiste se devrait d’être anti-républicain, tout républicain serait par essence un colonialiste et un raciste. C’est par cet enchaînement que les auteurs réduisent l’anti-colonialisme à un anti-républicanisme français . Il nous faut aujourd’hui dénoncer cette entreprise d’enfermement de la question sociale et de celle des discriminations ethniques dans le débat manichéen sur la laïcité, débat de diversion par rapport aux enjeux sociaux et de la mondialisation Outre le fait qu’un tel argumentaire est tout à fait identique à l’anti-colonialisme de la nouvelle droite, que dire d’une telle sacralisation de la République sinon qu’elle se tire dans le pied ? Car si c’est la construction étatique qui hier était principalement responsable du colonialisme et aujourd’hui des discriminations et des inégalités, est - ce à dire que la solution est dans une dérégulation encore plus poussée et que le marché réussira là où le politique a échoué ? Est-ce à dire qu’il y a de bons colonialismes, par exemple le colonialisme britannique qui n’est pas assimilationiste ?

La dénégation ou le passage sous silence de tout ce qui gêne est la principale ressource du néo-post - tiersmondisme. De même qu’elle permet d’oublier la répression anti-berbère exercée par les Etats maghrébins, l’invocation des « heures glorieuses de la colonisation sert à évacuer comme pur fantasme colonial les manifestations d’antisémitisme qui ont pu émaner de certaines franges des « quartiers » . Autant il serait intolérablement faux d’induire de celles-ci que les habiatants de quartiers défavorisés, principalement d’origine étrangère sont antisémites ou bien « judéophobes » , pour reprendre l’expression lancée par un auteur qui fut autrefois rigoureux et qui n’est plus qu’un propagandiste (Taguieff), autant il est ridicule de nier que, dans ces quartiers , on identifie souvent et un peu vite (avec l’aide empressée du CRIF) les juifs et Sharon. Il est certes difficile de saisir la profondeur du phénomène, étant donné d’une part, l’éthnicisation rampante des rapports sociaux qui touche tout le monde et pas qu’en banlieue, et d’autre part l’hyperbolisation médiatique du phénomène et ses effets pervers (les fausses agressions antisémites). Mais il est tout aussi difficile de nier des gestes et des discours d’autant plus dangereux que des organisations, notamment islamistes, n’hésitent pas à renforcer les sentiments antijuifs en puisant dans l’arsenal du vieil antisémitisme européen. (2) Et ce n’est pas un méchant manipulateur post-colonial qui tient le plus ouvertement un discours opposant les juifs aux Noirs, mais un anti-colonialiste patenté, le sieur Dieudonné. Que ces dérives soient instrumentalisées par les politiciens de droite et de gauche et par les rackets communautaristes ne les fait pas disparaître. Nier leur existence ne les empêchera sûrement pas de continuer à naître et se développer au cœur de la fausse conscience de populations prolétariennes travaillées par le spectacle télévisuel qui occupe tout le champ délaissé par la dépolitisation. Le tiers-mondisme, aux confins de sa logique relativiste, rencontrait un différencialisme culturel que la nouvelle droite a repris à son compte. La même impasse attend le néo-anticolonialisme. Comment peut-on prétendre œuvrer dans le sens de la solidarité et de l’universalisme si l’on accepte pour l’autre ce que l’on n’accepterait jamais pour soi ? Comment peut-on prétendre mettre en œuvre une solidarité si l’on n’admet pas que ceux à qui on la témoigne sont des sujets responsables - et pas seulement des victimes- sujets envers lesquelles la critique est la forme supérieure du respect ?

Les violences envers les femmes, les « tournantes » , l’aliénation des garçons à leur rôle de « grand frère « et de « dur « ne sont pas, contrairement à ce que sous-entendent les fétichiste de la République, réservées à la seule « communauté musulmane » ... Il est vrai, comme le remarque un sociologue, que les mêmes reproches étaient faits aux blousons noirs des années 60. De la même façon, rien ne prouve qu’il y a une augmentation du nombre de violences envers les enfants. Mais ce qui a changé, c’est la tolérance de la société envers ces violences et ces crimes. Et ce qui a diminué cette tolérance, c’est la lutte pour les droits des femmes et pour que soient reconnus des droits à l’enfant. Dans les années soixante, la société très conservatrice jugeait in fine que les femmes violées avaient provoqué leur violeur. Procédant d’une bonne volonté (refuser la discrimination morale qui frappe la jeunesse des banlieues) l’attitude actuelle qui consiste à relativiser ces violences au prétexte qu’elles auraient toujours existé n’a que l’apparence de l’objectivité. D’une part, parler de « ce qui a toujours existé », en particulier s’agissant des violences sexuelles, revient, selon une logique conservatrice sinon réactionnaire, à invoquer une éternelle « nature humaine «  ; d’autre part, même semblables à celles des années soixante, ces violences sont une régression par rapport à l’évolution générale du niveau de tolérance général de la société. Cette relativisation qui procède d’une bonne intention (ne pas stigmatiser les populations défavorisées, en particulier les jeunes garçons) n’est pas exempte d’un racisme à rebours car lorsque la société tolère moins le viol par exemple, prétendre que dans certains quartiers « ce n’est pas pire qu’avant donc en somme, c’est normal » , c’est postuler que l’évolution générale de la société n’atteint pas ces quartiers ou qu’au sous-développement économique correspond de facto « un sous-développement de la conscience morale » . C’est ce que les philanthropes du XIXe siècle pensaient de la société ouvrière. En réalité, on assiste aujourd’hui à la concurrence entre diverses morales dans l’ensemble de la société. Comment ces morales se lient-elles et se délient-elles et quels phénomènes favorisent-elles ou produisent-elles ? La réponse à cette question n’est pas manichéenne, mais elle ne réside pas non plus dans le déni. Ces morales sont là. Faut-il en choisir une ? Pour notre part, nous pensons que l’émancipation humaine passera par leur dépassement. Par exemple, à propos d’une affaire mineure, celle de l’interdiction d’une affiche sous pression de l’Eglise catholique, pourquoi devrions - nous choisir entre la récupération de l’art par la vulgarité publicitaire et la censure des bigots catholiques ? On peut refuser l’une et l’autre .

Cependant le relativisme culturel ne laisse pas d’inquiéter par sa prolongation directe : le relativisme des valeurs d’émancipation. Opposés à la loi sur les signes religieux à l’école à cause de son caractère discriminatoire, nous ne pouvons placer au sommet de la hiérarchie des horreurs à combattre cette disposition. Plus terrible nous paraît l’imposition par la coutume de l’excision des femmes par exemple. De même, dans la série des souffrances endurées par les femmes afghanes avec des suicides massifs dans les territoires contrôlés par les Talibans ,nous ne considérons pas forcément que c’est l’occupation américaine seule qu’il nous faut dénoncer.

Alors, assez de casuistique : oui ou non la diffusion du voile chez les femmes musulmanes reflète-t-elle l’extension d’une image réactionnaire du rôle de la femme et son imposition pratique ? Nous en avons assez d’entendre répondre que l’Occidentale est tout aussi aliénée, par la publicité, par la disparité des salaires, etc. C’est une esquive misérable. D’un côté l’oppression obscurantiste, de l’autre l’aliénation moderniste. Dénoncer l’une ne veut pas dire soutenir l’autre ! Que la diffusion du voile ait servi de prétexte à une entreprise de stigmatisation raciste ne doit pas nous dispenser de mesurer l’ampleur de la régression qu’elle représente, et de prendre parti contre elle. Pourquoi au prétexte de la stigmatisation des jeunes des quartiers, relativiser les souffrances endurées par les femmes, comment au nom de ces souffrances justifier l’odieuse politique sécuritaire ? C’est seulement nous semble t-il par le refus de ce genre de faux choix que pourra s’affirmer une critique émancipatrice.

POUR NOUS AUSSI, LES MOTS SONT IMPORTANTS...

Les violences exercées par des petites bandes contre les manifs de lycéens (accompagnées, semble-t-il de relents racistes anti-blancs) ont suscité deux types de réaction. La première, qu’on peut résumer (méchamment) à « Que fait la police ? « , s’étonnait de la passivité des flics. Le second type de réaction consistait, une fois encore, à nier le réel, et à trouver « puant » , l’appel à témoin diffusé sur internet et qui, pourtant, loin d’être dans une démarche sécuritaire, procédait d’une volonté de réflexion et d’action collectives d’élèves, de parents et de profs. Il est possible que la « passivité » des flics ait résulté d’une volonté délibérée de briser le mouvement lycéen en laissant agir ceux qu’on a appelé, bien improprement, des « casseurs ». Mais outre qu’il est quand même un peu gênant, pour des libertaires, de se plaindre de la passivité des flics, outre que la maison poulaga a beau jeu de répondre qu’une intervention de sa part aurait peut-être entraîné des conséquences encore pires, l’essentiel n’est pas là. Il est dans le constat de la cassure qui existe au sein même de la jeunesse, entre une partie d’entre elle, capable encore d’espérer qu’à travers une action collective, elle trouvera une place dans la société, au besoin (rêvons un peu) en la rendant plus juste, et une autre partie qui ne voit dans le corps social aucun autre débouché que des possibilités de razzias. Cassure tragiquement illustrée par ce lycée de Montreuil où la moitié des élèves est allée à la manif pour manifester et l’autre moitié y allée pour « dépouiller » et brandir ensuite triomphalement les fruit de ses rapines. Retourner à une passivité dégoûtée ou collaborer avec la police : voilà encore un faux choix auquel les lycéens auront tout intérêt à échapper. À eux d’apprendre les vertus de l’auto-organisation et de s’allier avec les parents et les profs qui pourront les aider à s’auto-organiser et à vaincre la peur. C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais le résultat de la manif du 15 est, à première vue, plutôt en courageant. Et puis, l’extrême difficulté est le lot commun de tout ce qui touche à ce trou noir du paysage social français : le développement de ghettos et de la mentalité qui va avec. Avec la marche des beurs, au début des années 80, on pouvait espérer un débouché social à la revendication d’égalité des fils d’émigrés. SOS-racisme et le PS se sont employés à dissoudre ce mouvement dans l’anti-racisme consensuel et moral en évacuant les mécanismes socio-économiques de l’exclusion et de la relégation des couches populaires. Dix ans plus tard, en 1990, avec les pillages, dans le cœur marchand de Paris, menés au cours des manifs étudiantes par des jeunes des banlieues, on pouvait encore rêver (par exemple avec Mordicus) que cette énergie pourrait trouver un débouché social et universel grâce à la rencontre critique avec des gens vivant hors ghetto (4). Mais ce que signifient de manière éclatante les cassages de gueule dans les manifs de lycéens, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus de place pour ce genre de rêve.

À nous d’en construire d’autres. Développer la solidarité et une communauté de lutte avec les populations ségréguées est plus que jamais essentiel. On n’y parviendra sûrement pas en s’enfermant dans des dénégations toujours moins soutenables, comme le font les partisans de l’Appel des Indigènes. On n’y parviendra pas davantage en invoquant les mânes d’une République qui nie le caractère de classes de la société. La construction d’une théorie et d’une pratique en opposition réelle à ce monde de ségrégation, d’exploitation et d’oppression passera sans aucun doute par la réappropriation de mots qui sont, et ce n’est sûrement pas par hasard, absents de l’Appel : capitalisme et anti-capitalisme.

Prochain article : Pour une critique radicale du républicanisme laïciste et de ses adversaires tiers-mondistes.

(1) Ces deux textes sont disponibles sur Ouma.com et touteségaux.com

(2) Qu’on ne nous dise pas que c’est un fantasme policier. En 1990, déjà, à l’époque de l’excellente revue Mordicus, nous étions allés, à quelques-uns, à la rencontre des émeutiers de Sartrouville (dont l’agitation était consécutive à un crime policier) et nous avions eu la surprise d’entendre, au milieu des émeutiers exprimant leur juste colère, quelques musulmans organisés défendre l’ « authenticité « du Protocole des sages de Sion.

(3) Cette année, la troisième fortune mondiale, selon la revue Forbes, est possédée par un magnat de l’acier indien et la quatrième par un Mexicain, milliardaire des télécommunications.

(4) Ce rêve n’était pas aussi totalement infondé qu’il n’y paraît aujourd’hui. La solidarité exprimée par pas mal de manifestants envers les casseurs montrait qu’une rencontre était encore possible, entre jeunes aux parcours divers, qui aurait pu donner d’intéressantes synthèses.


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