Serge Quadruppani

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L’anomalie anticapitaliste et ses ennemis

(sur quelques développements récents dans la vie des idées en France)

mardi 11 décembre 2007, par Serge Quadruppani

Ce texte a été publié en italien sur Il Manifesto du 22 novembre 2007, dans une version qui subi un "editing", comme on dit en italien, sauvage. Le voici dans sa version intégrale d’origine et en français.

Il n’est sans doute pas indifférent qu’à l’approche d’une semaine de grèves et de mouvements sociaux qui devait décider des chances de réussite de la restauration sarkozienne, au moment où resurgissait le spectre de la grande grève des transports de 1995 dont Pierre Bourdieu s’était fait le porte-voix , et qui vit une bonne part de la population française redécouvrir le plaisir de l’assemblée générale et du slogan “tous ensemble”, les médias dominants de ce côté des Alpes aient d’abord soutenu avec une insistance et une unanimité nord-coréennes la campagne de promotion du dernier “livre” d’un “penseur” de la jet-set , avant de donner abondamment la parole à une auteure qui a pris Bourdieu pour cible .

La mode anti-Bourdieu

Faire feu sur le sociologue de la domination est d’ailleurs devenu un raccourci très fréquenté vers la consécration médiatique. Voilà trois ans, la presse dominante s’était déjà pris d’amour pour un autre livre dénonçant les attaques bourdieusiennes contre… la presse dominante. A cette occasion, un journaliste du Monde, rendant compte de l’ouvrage , avait poussé le procès d’intention un peu loin : “Sous couvert de déverser des tombereaux d’injures sur les journalistes, accusés d’être les serviteurs des puissants, il se pourrait bien que ce soit donc l’ordre même de la liberté qui soit remis en question dans ces critiques.” Et de conclure par un étrange rapprochement entre les critiques actuelles contre les médias dominants (émanant de Bourdieu, de Serge Halimi du Monde diplomatique, ou du philosophe Jacques Bouveresse), et les critiques du XIXe siècle et du début du XXe contre la presse qui “épousent un autre phénomène : l’antisémitisme” .

Là, l’accusation était restée indirecte et au conditionnel. Elle ne le fut pas dans une émission-phare de France Culture où Jean-Claude Milner, linguiste, assura que l’un des ouvrages les plus célèbres de Bourdieu, Les héritiers, (I delfini, Guaraldi) était antisémite - car, en fait, quand Bourdieu s’en prenait aux “héritiers” (les fils des classes dirigeantes disposant de par leurs origines d’un capital culturel et relationnel leur permettant d’accéder beaucoup plus aisément à des positions de pouvoir), c’était aux juifs qu’il pensait ! Comme le disait, en réaction à ces déclarations, une pétition signée par de grands noms de l’université : « Ces propos ne mériteraient pas qu’on les relève tant ils sont absurdes et ridicules. Mais, à force de manier l’injure n’importe comment, ce sont les actes et les paroles réellement antisémites ou racistes que l’on banalise. » L’avertissement pourrait être utilement étendu à Bernard-Henri Lévy : à en croire notre starlette nationale, c’est l’extrême-gauche et tous les auteurs ou hommes politiques qu’il lui rattache qui peuvent être taxés d’anti-américanisme et d’anti-sémitisme. Le ridicule et l’absurdité de ses accusations n’ont pas empêché l’automatique concert de louanges. En outre, le dit concert a reçu cette fois le renfort des ténors de la tendance du Parti socialiste décidée à l’engager sur une voie blairiste-veltronienne, qui y ont vu une occasion de s’attaquer à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une critique du capitalisme comme tel. Qu’il s’agisse du bombardement en tapis d’un BHL sur tout ce qui lui paraît d’extrême-gauche ou des tirs concentrés contre Bourdieu présenté en icône de la radicalité , on perçoit, chez les tenants d’un néo-libéralisme pourtant en position hégémonique, comme une pointe de malaise. Les idéologues dominants s’agacent de cet incroyable “retard” français : la persistance, malgré le triomphe sarkozien, de mentalités et d’idées, d’auteurs et de militants anticapitalistes.

Badiou

Non seulement ces gens et ces idées sont toujours là, mais ils sont bien vivants. En témoigne le succès d’édition d’un Alain Badiou. Quoiqu’ayant bénéficié d’un battage infiniment moindre que les oeuvrettes de la starlette, son livre, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, à peine sorti, a dû être réimprimé. Ecrit à partir de ses séminaires à l’Ecole normale supérieure, qui se déroulèrent pendant et après les élections présidentielles de mai 2007, il prend à contre-pied le “fétichisme parlementaire qui nous tient lieu de “démocratie”” et la dépression qui suivit l’élection de Sarkozy. Celui-ci, explique-t-il, incarne la réapparition d’un “transcendant français”, ainsi défini : “…on crée de toutes pièces chez les gens des pays privilégiés, la peur, interne et externe, de la guerre, parce que la guerre est à la fois là (au loin) et pas là (chez nous), dans une liaison problématique du local et du mondial.(…)Cette question a en France une histoire particulière. Le nom typique de cette alliance de la guerre et de la peur est chez nous : “pétainisme”” Un peu plus loin, il précise : “Le pétainisme présente les abominations subjectives du fascisme (peur, délation, mépris des autres) sans son élan vital.” : cette définition est intéressante dans la mesure où, au vu de ce qui s’est passé récemment autour de certaines catégories d’étrangers au Danemark ou en Italie, on pourrait dire que le pétainisme est devenu un phénomène international, ou pour le moins, européen.

Mais Badiou insiste sur sa spécificité française, allant jusqu’à dire qu’il y a en France, “une tradition nationale du pétainisme qui est bien antérieure à Pétain” qu’il voit réapparaître en trois moments de l’histoire : la Restauration de 1815, le pétainisme proprement dit en 1940, et l’ère Sarkozy. Cette tradition, il la définit selon cinq critères : “D’abord, dans ce type de situation, (…)la capitulation et la servilité se présentent comme invention, révolution, régénération.” Deuxièmement, “…le motif de la ‘crise’, de la ‘crise morale’ (…) justifie les mesures prises au nom de la régénération.” Troisièmement, “la fonction paradigmatique des expériences étrangères. (…) Dans les “bons” pays étrangers, on leur a fait leur fête aux démoralisateurs ! A nous enfin de faire de même.” Quatrièmement, “la propagande selon laquelle, cristallisant et aggravant la crise morale, il s’est passé, il y a peu de temps quelque chose de néfaste”. Cinquièmement, “les différentes variantes de la supériorité de notre civilisation sur des populations étrangères (les Africains, par exemple), mais aussi sur des “minorités” internes (les jeunes Arabes, par exemple).” On se permettra ici d’insister : ces critères-là semblent s’appliquer aussi bien à l’Italie d’aujourd’hui : il suffira de remplacer Arabes par Roumains et de resituer l’”élément néfaste” dans son contexte national (juin 36 pour Pétain, Mai 68 pour Sarkozy, les années 70 pour Veltroni-Berlusconi).

Difficile de ne pas être séduit par le style Badiou, cet heureux mélange d’une langue presque toujours limpide, de rigueur philosophique et d’inventivité polémique réjouissante (par exemple les passages où, définissant les ralliés récents comme des rats -en raison de leur rapidité à quitter le navire socialistes, il en vient à trouver pour le nouveau président un surnom qui lui va comme un gant : “l’homme aux rats”). Difficile aussi de ne pas être touché par sa réhabilitation de ce beau mot : communisme. Difficile, enfin, de ne pas trouver beaucoup de force à sa proposition d’une “alliance des sans-peurs” pour définir quelques “points à tenir”, dont celui-ci : “En ce qui concerne l’existence dans nos pays de milliers d’étrangers, il y a trois objectifs : s’opposer à l’intégration persécutoire ; limiter la fermeture communautaire et les tendances nihilistes qu’elle véhicule ; développer les virtualités universelles des identités. L’articulation concrète de ces trois objectifs définit ce qu’il y a de plus important aujourd’hui en politique”. Difficile enfin, quand même, de ne pas remarquer les trous noirs de sa pensée, et en particulier l’assimilation confondante de mai 68 et de la Révolution culturelle maoïste, cet apogée sanglant de la manipulation des masses par des fractions bureaucratiques. La souffrance infinie des millions de déportés et d’affamés, la régression intellectuelle et humaine, l’humiliation du rêve de milliards d’êtres humains, tous crimes dont se sont rendu coupables le stalinisme et sa variante chinoise rendent inacceptables les faiblesses de Badiou à leur endroit. On le préfère, et de loin, en prophète armé (des armes de la critique) de la fin de l’Occident :

“La masse des ouvriers étrangers et de leurs enfants témoigne, dans nos vieux pays fatigués, de la jeunesse du monde, de son étendue, de son infinie variété. C’est avec eux que s’invente la politique à venir. Sans eux, nous sombrerons dans la consommation nihiliste et l’ordre policier. Que les étrangers nous apprennent au moins à devenir étrangers à nous-mêmes, assez pour ne plus être captifs de cette longue histoire occidentale et blanche qui s’achève, et dont nous n’avons plus rien à attendre que la stérilité et la guerre. Contre cette attente catastrophique, sécuritaire et nihiliste, saluons l’étrangeté du matin”.


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