Serge Quadruppani

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Entre Mordicus et les Billets de la Quinzaine (1)

lundi 7 juin 2004, par Serge Quadruppani


Les billets de la Quinzaine qui vont suivre (entre 1990 et 1993 : datation précise en cours) ont été publiés contemporainement aux articles de Mordicus suivant, qui seront mis en ligne ultérieurement : “ De la difficulté d’insulter ”, numéro ? “ L’homme blanc ne sera jamais seul ”, numéro un, décembre 1990 “ Les massacres du moindre mal ”, numéro trois, mars 1991 “ Vive l’a-mur ”, numéro cinq, juillet 1991 “ Placébopathie ”, idem “ A sec avec du sable ”, idem “ Le travail contre l’activité humaine ”, numéro quatre, avril-mai 1991 “ Un monde sans chiens de prairie ”, numéro sept, janvier 1992

Billets de la Quinzaine Littéraire

Si je disais que Jean-Marie Le Pen est un démagogue raciste, Charles Pasqua un politicien tendance mafioso, François Mitterrand un politicien politicien et Duras, son interviouveuse attitrée, une niaise pédante dès qu’elle sort de sa spécialité ... si je disais cela, à combien de procès nous exposerais-je ? Il y a quelques années un brillant carriérriste s’étant proclamé un peu trop vite philosophe recut une volée de bois vert de la revue Critique. Il assigna la critique en justice. Les défenseurs de Minerve eurent beau appeler à la rescousse des grands noms de l’université, Jankélévitch eut beau expliquer à la barre que comme philosophe M. Jean-Marie Benoist ne valait pas tripette, la revue fut condamnée. Affaire exemplaire d’une époque ou tous ceux qui en ont la maîtrise s’efforcent de réduire le débat public à un clapotis d’eau tiède. Où sont les revigorantes imprécations du Père Peinard ou des revues surréalistes ? Elles se sont tues... mais avec elles, me direz-vous, se sont éteintes les éructations de Gringoire ou de l’Action Française. Justement, qu’avons-nous gagné a ce que la xénophobie et l’antisémitisme ne puissent plus s’exprimer avec la virulence du passé ? L’ordure mijote, refoulée dans les bistrots, et ceux qui prospèrent sur elle ont droit à la déférence journalistique. Pour qualifier ce qui sort de la bouche de Le Pen au sujet du sida, les termes « vomissures puantes » étant interdits, on parle gravement de ses thèses . Il est vrai que si les noms cités au premier paragraphe échauffent encore la bile, ce sont peut-être les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition. Produits de la civilisation du jetable, les nouveaux politiciens et les starlettes de l’écrit ne sauraient exciter des passions d’un autre âge. S’en prendre à l’inconsistant Fabius, au chouingommeux BHL, au réversible Sollers ? S’il y avait encore de la grandeur à attaquer des moulins à vent, il n’y a plus que du ridicule à boxer des édredons. L’euphémisme obligé dans l’expression va de pair avec un définitif conformisme sur tout ce qui concerne la forme de la société. Désormais la démocratie définit la démocratie et tout le reste est totalitaire. Au jeune homme découvrant la vie et désireux de la changer, s’impose ce choix : un Mitterand ou un Barre, pour l’éternité. Avec défense d’être malpoli. Et interdiction de sortir par la porte de derrière : les poursuites contre les auteurs de Suicide mode d’emploi sont là pour le rappeler. Au secours !

Un Etat qui, comme tous les autres Etats, trouve dans le rappel des malheurs du passé la justification de ses exactions présentes et à venir, traite par la terreur la révolte d’une population de citoyens de seconde zone et de réfugiés contre ses honteuses conditions d’existence. Mais comme Israël autorise les médias à filmer les mains cassées des enfants lanceurs de pierres, comme cet Etat à la différence de ses voisins tue non pas en gros mais au détail, il faudrait se taire et laisser les spécialistes régler l’affaire. De fait, on constate qu’en France, à quelques exceptions près, ceux qui savent si bien parler dans un micro, savent aussi quand il le faut, se taire. Des prisonniers politiques sont en grève de la faim contre des conditions de détention qui naguère avaient poussé Sartre à rendre visite à Baader dans sa prison de Stammheim. D’autres ont été condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement pour un délit de presse. Le procès pour association de malfaiteurs intenté à des membres d’Action directe et à leurs amis, illustre le précepte selon lequel il ne faudrait pas respecter le Droit quand on traite des ennemis présumés du Droit-principe qui sape les fondements mêmes de la démocratie. Il y a dix ou quinze ans, des milliers de manifestants n’auraient pas manqué de commettre le délit de critiquer une décision de justice. Aujourd’hui, les présumés assassinats des uns, les indiscutables écrits des autres auraient, paraît-il, menacé notre société. Or, notre époque a vu le triomphe quasi-absolu de l’idée selon laquelle notre société est la forme sociale idéale, pour l’éternité - car indéfiniment amendable. La preuve sans cesse ressassée : les autres formes existantes, à l’Est, au Sud et dans le passé, sont -étaient-effectivement peu ragoûtantes et inamendables. Dans plusieurs villes françaises, le sordide débit de boissons vis-à-vis de la prison locale s’appelle : « Ici, c’est mieux qu’en face. » Voilà une enseigne qui pourrait résumer la philosophie politique qui domine notre temps.

Jamais sans doute, dans l’histoire humaine, les dirigeants mondiaux n’avaient tenu un discours aussi unanimiste. Les deux grands, le ploutocrate Bush et le bureaucrate Gorbatchev sont démocrates. Mais aussi le Chilien Pinochet qui vient d’être interviewé par le Monde pour avoir organisé des élections, et l’Argentin Alfonsin, qui ne tolère les menées factieuses que quand elles sont le fait de son armée de tortionnaires, et l’Algérien Chadli tout à coup démocratisé grâce aux tortures de sa police. Une briseuse de grève britannique va apprendre les bienfaits de la liberté à un briseur de grève polonais, un milliardaire va défendre l’égalité des chances à Marseille et les fournisseurs d’armes français prêchent la fraternité à la planète entière. Les lobbies de producteur d’œufs anglais qui empoisonnent de salmonelles leurs compatriotes, les groupes de pression pro-nucléaire, les initiés de la Bourse et les grands patrons de presse, les restructurateurs d’industrie et les technocrates du FMI, Jean-Paul II et Isabelle Adjani, Yves Montand et Georges Marchais, tous démocrates. Qu’en pensent les restructurés, les nucléarisés, les dévalués, les gouvernés ? Qu’en pensent les mineurs gallois, les paysans maliens, les gamins de Gaza et d’Oran, de Haïti et de Bombay ? De braves vieilles notions qui avaient rendu tant de service aux hommes ont été si souvent mises au service de leurs pires ennemis qu’il y a fort à parier que les amateurs de liberté, d’égalité et de fraternité vont un jour ou l’autre se trouver d’autres mots. L’heure viendra où l’on parlera de la démocratie réelle comme on parle du socialisme réel.

Le correspondant du Monde en Espagne nous apprend que, cinquante ans après la fin de la Guerre Civile en ce pays, ce que chacun là-bas aurait à en dire tiendrait désormais en trois mots : « plus jamais ça ! » Si l’on en croit le journaliste, qui paraît s’en réjouir, le vœu pieux s’accompagnerait d’une crise d’amnésie et les Espagnols, le regard tourné vers l’Europe et la modernité, se demanderaient aujourd’hui, toutes générations confondues, quelle folie a bien pu les saisir vers 1936-1939 pour se jeter ainsi les uns sur les autres en une lutte "fratricide", Quand on lui parle de ce qui a rendu possible son confort présent et sa bonne conscience retrouvée, l’esprit public change de chaîne, Le zapping historique est devenu l’exercice obligé des sociétés droguées de consensus. Si Hitler avait eu l’intelligence de se contenter des Sudètes, on peut parier qu’un observateur bien intentionné nous expliquerait aujourd’hui qu’après la transition démocratique opérée par son successeur, et MM. Himmler et Goebbels étant à la retraite, les vieux fonctionnaires de la Gestapo cédant peu à peu la place à des jeunes policiers aux méthodes approuvées par Amnesty International, l’amnistie enfin ayant effacé les péchés des résistants comme des directeurs de camp de concentration, il est bien normal qu’outre-Rhin, on préfère songer à 1992 plutôt qu’à ressasser les vieilles querelles. Pour terminer sur une note à l’intention de ceux que lasse le pessimisme récurrent de la présente rubrique, et qui ne sera pas sans rapport avec ce qui précède, disons que le billettiste a eu bien du plaisir à regarder, mais oui, la télévision. Oh, c’était seulement durant quelques minutes : quand Paul Bowles, dans une séquence finement filmée d’« Ex Libris », a raconté en riant les extases de Sartre devant la vraie nature de Genet, a mimé avec une douloureuse incrédulité le geste du postier marocain qui a refusé de lui remettre les Versets sataniques qu’on lui envoyait. Apres quoi, quand l’écrivain a expliqué qu’il ne saurait vivre en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique, alors, bon, pourquoi pas Tanger ? Quand, sur cet écran, il nous disait que la terre est inhabitable mais nous faisait sentir que la vie est belle, on a eu le sentiment d’avoir affaire, non seulement à un écrivain qui méritait d’être lu, mais encore, et surtout, à un homme qui méritait d’être cru.

Notre époque est cruelle pour le vieux mouvement ouvrier. Voir d’anciens métallurgistes réduits à se déguiser en Schtroumpfs pour continuer à exercer un emploi a quelque chose de pathétique. L’humiliation de la mythologie du travail et du fier travailleur, l’une et l’autre, fondements des idéologies stalinienne et social-démocrate était déjà perceptible dans un épisode passé inaperçu en pleine bataille de Longwy. Pour attirer l’attention sur leur lutte, des ouvriers avaient brièvement enlevé une vedette de la chanson au modeste QI et l’avaient entraînée dans une visite forcée des fonderies. Johnny Halliday, impressionné par la vue du métal en fusion, ahuri de chaleur et de bruit, avait tout de même eu le bon sens de poser une question à laquelle ses interlocuteurs furent bien en peine de répondre : « mais pourquoi vous battez-vous pour continuer à travailler là-dedans ? » Faute d’avoir pu répondre, ou poser d’autres questions, les travailleurs lorrains ont été réduits au chômage par milliers ou, pour quelques centaines, condamnés à porter un gros nez bleu et un bonnet de nuit blanc. Le parc de loisirs qui singe une bande dessinée, elle-même pâle reflet de l’univers des contes enfantins du XIX siècle, qui efface les dernières traces de poésie conservées par la BD, cette entreprise destinée à parquer les rêves en les concrétisant dans la vulgarité marchande, est bien digne de symboliser le type de richesse et le genre de pensée que notre époque sait le mieux produire. Depuis que l’Europe est entrée dans l’ère du tertiaire, la schtroumpfisation de la pensée n’a cessé de progresser. Dans la BD, la réapparition obsessionnelle de la seule invention réelle qu’elle contienne, le mot « schroumpf » est censé faire rire, Dans la réalité, le bombardement névrotique des mêmes idées et de quelques mots qui forment la trame du discours autorisé ne saurait plonger éternellement dans l’hébétude. Pour que les dirigeants français aient été surpris par la nouvelle explosion de violence à Ouvéa, il faut qu’ils aient été intoxiqués par leur propre discours. Pour croire qu’après avoir passé un coin de l’île et quelques-uns de ses habitants au lance-flammes, l’embrassade tiendrait lieu éternellement de politique, il fallait s’imaginer que l’agitation passée était l’œuvre de la méchante Gargamelle et du vilain Schtroumpf noir, Et quand, après l’assassinat de Djibaou, on lit encore dans un hebdomadaire, que la mort de ce dernier est l’œuvre du Mal, avec portrait de Belzébuth en couverture, on se dit que décidément, il y a des commentateurs professionnels qui ont de la schroumpf dans le cerveau.

Que le chien sanglant de la Commune de Pékin soit l’homme de 1’ « ouverture à l’Occident » n’étonnera que ceux qui confondent la liberté des hommes avec la liberté du commerce. Plus tard, on pourra décrire les luttes de clans bureaucratiques, les affrontements entre affairistes staliniens et seigneurs de la guerre ; comprendre le rôle des étudiants de l’école des cadres ; analyser l’intelligence tactique de la non-violence de masse, le saut qualitatif qu’apporta l’intervention ouvrière, les découvertes spontanées de la guerre des rues. Pour l’heure, nous laisserons les amateurs d’histoire policière chercher la provocation là où s’est exprimé le génie populaire et nous abandonnerons aux crocodiles des différents pouvoirs le soin de répandre des larmes, pour constater combien il est difficile, là où nous sommes, de tenir des propos à la hauteur de ces jeunes qui se jetaient sur les chars en criant : « Nous n’allons pas nous agenouiller devant ces chiens ! »

Avec un peu de lucidité on ne peut pas ne pas voir que s’est accompli l’un des trois ou quatre événements majeurs de la fin du millénaire dans les heures horribles et magnifiques que viennent de vivre les Pékinois. Horribles, on le sait et il y aurait quelque complaisance à s’étendre sur la monstruosité du massacre. Magnifiques, on ne l’a pas assez dit : à partir du 3 juin, ces moments de communication immédiate, c’est-à-dire débarrassés des médiations officielles et donc de la peur et des rôles sociaux, ces moments où des Chinois commençaient à vivre comme si les barrières de classes avaient été réellement abolies, ces moments ont été portés à l’incandescence par la répression au front de taureau . Ce que la rue chinoise est venue nous confirmer, après la Palestine, l’AIgérie, l’Arménie, l’Argentine, le Nigéria, après tant d’autres pays mais sur une échelle et avec une profondeur inégalée c’est que, contre la dictature socialiste ou celle du FMI, malgré le sang là-bas et la veulerie ici, l’initiative des masses a encore tout l’avenir pour elle.

Mardi 27 juin : la nouvelle du malaise de Jean-Edern Hallier à l’audience du tribunal qui le poursuit pour publication de Rushdie ne me fait même pas rire. Que ce personnage représente tout ce qui reste à la France comme polémiste en dit long sur la dégradation de la vie intellectuelle et même de la vie tout court dans notre pays. Entre les histrions sans pouvoir et les bouffons de cour, le choix, s’il faut en faire un, est vite fait. Jeudi 29 juin : avec mes amis du Comité « Pékins de tous les pays unissons-nous », je participe à l’occupation durant deux heures et demie des services de l’éducation de l’ambassade de Chine. Banderoles : « La commune de Pékin n’est pas morte », tract : « Pas de larmes pour la Chine », qui s’en prend à l’illusion-mortelle pour les rebelles - selon laquelle il suffit d’être télévisé pour être démocratisé et protégé contre la répression. Un Faurisson chinois m’explique qu’il ne s’est rien passé place Tien-An-Men, qu’il n’y a eu aucun mort et que tout est mensonge de la presse bourgeoise. Les bureaucrates occupés ne s’énervent que lorsqu’ils entendent des slogans contre leur Premier ministre. La police française utilise les mêmes techniques que son homologue pékinoise : nous sommes filmés en vidéo. Vendredi 30 : trois lignes dans Libération, trois lignes dans Le Monde. L’occupation ne passionne pas les médias français. Mercredi 5 juillet : on apprend que le ministère chinois des Affaires étrangères a protesté lundi auprès de l’ambassadeur de France à Pékin contre l’occupation. Il a demandé que des sanctions soient prises contre les coupables. Si je suis extradé, je compte sur la solidarité des lecteurs de la Quinzaine : qu’ils m’envoient des coupures de journaux pour que du fond de ma geôle je sache si le CDS a fusionné avec le PS et ou en sont les rénovateurs. Ia France me manquera.


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